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Classiques Garnier

Foreword

  • Publication type: Journal article
  • Journal: La Revue des lettres modernes
    2024 – 1
    . Durtal dans tous ses états
  • Author: Solal (Jérôme)
  • Pages: 13 to 17
  • Journal: Journal of Modern Literature
  • Series: Joris-Karl Huysmans, n° 9
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406155775
  • ISBN: 978-2-406-15577-5
  • ISSN: 0035-2136
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15577-5.p.0013
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-24-2024
  • Periodicity: Monthly
  • Language: French
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Avant-propos

En 1928, dans un livre de souvenirs consacré à Huysmans, quil considérait comme un ami et un maître, Michel de Lézinier rapporte la discussion à lorigine du choix du nom de Durtal, finalement retenu alors que Huysmans avait dabord songé à Runan. Entre ces deux noms à la lointaine parenté phonétique, loption Durtal la finalement emporté, en cohérence avec une onomastique romanesque qui puise largement à la toponymie des communes françaises : à côté des Esseintes, Hermies, Carhaix, Marles ou Felletin, Durtal désigne une bourgade du Maine-et-Loire. Par ailleurs, en ses consonances nordiques, le nom évoque une vallée (Tal) de laridité ou de la porte (Dur) ainsi que le remarque vite Huysmans, amateur de symbolisme. Au cœur du patronyme hollandais de lauteur, la porte marque le point de bascule dun imaginaire spatial où prime lidée de seuil, avec ses connotations de féconde labilité.

De 1891 à 1903, Durtal apparaît dans plusieurs romans de Huysmans où il tient le rôle principal. Parisien, écrivain, célibataire, il est le héros peu héroïque de ce quon a coutume dappeler une trilogie catholique – si lon considère son aventure de la conversion à loblature – mais de ce qui en réalité sapparente plus largement à une tétralogie voire à une pentalogiespirituelles – si lon tient compte de lensemble dun cycle littéraire incluant aussi le roman du satanisme et celui, inachevé, de lexpérience salettienne. Dans sa recherche de laise le désir religieux opère divers réglages, il avance, cherche des lieux daccueil et hésite entre transgression et tradition, décryptage et recueillement, rutilance et silence.

À chaque fois la notion despace apparaît dès le titre, sous forme adverbiale ou nominale, pointant un domaine massif (Là-bas, Là-haut), un élan (En route), un monument (La Cathédrale) ou une façon dhabiter (LOblat : celui qui séjourne à la fois à lintérieur et à lextérieur dun monastère).

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Dans ces romans à la troisième personne, largement autobiographiques et autofictionnels, Durtal se distingue de son créateur, comme prototype il lui arrive de préparer la documentation pour des livres que dans un geste de relais métatextuel Huysmans se charge en définitive décrire. Il se pose comme la figuration retravaillée dun auteur tourmenté par une foi qui vient, hésite, provoque, se discute, se cabre, sapprofondit et simpose. Cette foi chrétienne commence à se manifester par son à rebours, dans la fréquentation du satanisme, qui la présuppose néanmoins, et elle se poursuit jusquà la virtuosité spatiale dune oblature qui voudrait la tenir dans la laisse de lécriture ou du moins laérer en facilitant la circulation entre lenceinte dun monastère et la délivrance littéraire, assurant ainsi une dialectique efficace et féconde entre le dedans et le dehors. Tout au long de cette pentalogie, Durtal obéit à une aimantation spirituelle qui loriente vers la mystique, objet à la fois dun savoir historique, dune documentation littéraire poussée et dun désir dexpérience personnelle qui confine au non-savoir le plus total.

Les textes qui composent la première partie de notre volume donnent à voir Durtal en général, circulant dun roman à lautre, dans la globalité heurtée de son itinéraire au long cours, fermement engagé dans ses choix en même temps quinquiété par les oscillations dun combat intérieur qui ne cesse dalimenter le murmure de la fiction.

De Là-bas à LOblat, Durtal peut se présenter comme le porte-étendard des idées antimodernes de son créateur. Jocelyn Godiveau le montre naviguant entre un Moyen Âge sublimé et un monde contemporain détesté, nayant de cesse de sen prendre à la République bourgeoise, matérialiste, démocratique, américanisée et positiviste, et népargnant pas même le catholicisme moderne, honni pour sa pudibonderie et son manque dappétence esthétique. Pascaline Hamon suit le cheminement de Durtal, entre dialogue et soliloque, entre tradition et controverse, fuyant le monde, moins converti quaspirant à lêtre, tandis que la poétique romanesque de Huysmans vient saisir le flux de cette conscience brouillée au bord de sa nuit intérieure, en proie à un rêve où affleure lépouvante. Analysant lattrait de Huysmans pour la musique, Dominique Millet-Gérard évalue son degré de connaissance technique et historique de la science grégorienne, dont le cycle de Durtal fait un éloge passionné. Elle remarque quaux yeux de Durtal le plain-chant 15constitue le parangon de lart liturgique, dautant plus sublime que son dépouillement fait advenir le Verbe.

Alexandra Delattre souligne loriginalité, déconcertante pour ses contemporains, de litinéraire spirituel de Huysmans. Elle estime que si le récit de Durtal accorde une large place à la chair, à lincarnation triviale, parfois à lalimentation, il fait néanmoins voie à lart et montre un héros qui, en proie à la matérialité, seule dicible, attend et prépare, telle une coquille vidée, la visite dun Dieu informulable. Explorant aussi les complexités du parcours de conversion de Durtal, Émilie Sermadiras note son hypersensibilité et souligne le lien entre religion et maladie, lien ambigu car le dolorisme affiché, qui parfois ségare dans la crédulité vis-à-vis des phénomènes organiques extraordinaires, se nuance des prudences dun converti qui à titre personnel peine à endosser les vertus mystiques de la douleur. Posant Durtal comme incarnation du célibataire – écrivain esseulé censément désireux décrire mais nécrivant plus –, Marc Smeets sonde la teneur autobiographique du cycle romanesque dont Durtal est le héros gris, et remarque que le créateur en dépendance de sa créature prend peu à peu du recul pour finir par sen séparer et se reformuler dans Sainte Lydwine de Schiedam et LesFoules des Lourdes.

Les textes de la seconde partie saisissent Durtal en particulier, dans le moment spécifique de telle ou telle des stations qui jalonnent son parcours, chronologiquement ajusté au vécu de lauteur sans pour autant obéir à un aiguillage et à une logique strictement linéaires. Ils léclairent à partir du détail dun roman de la pentalogie romanesque que la présence continue du personnage a précisément pour effet dunifier. Attiré par dautres conversions que la sienne, par loption satanique (Là-bas, 1891), par les hauteurs de La Salette où se sont proférées de redoutables prophéties (Là-haut, écrit en 1892-1893), se convertissant enfin lui-même, péniblement (En route, 1895), osant une herméneutique monumentale (La Cathédrale, 1898), associant la prière du nous et lécriture de soi en un pari communautaire auquel met fin la raison dÉtat (LOblat, 1903), Huysmans élabore un chemin de foi où, lune après lautre, les stations se répondent, se rectifient, se complètent en échafaudant laborieusemet lidéal mystique porté par Durtal.

Vincent Petitjean décide de sarrêter à la première étape du parcours, Là-bas, et voit Durtal, qui ne porte pas encore de moustache, se tourner 16vers le Moyen Âge et trouver en Gilles de Rais et surtout Grünewald les guides dun parcours mystique qui passe par lexhibition fascinante de corps souffrants. La future foi en Dieu de Durtal trouve sa source dans la foi en lart quil énonce déjà ici. Marie Portier sintéresse aussi à Là-bas, dont elle retient la relation amoureuse entre Durtal et Mme Chantelouve : ce qui sapparente à une romance anecdotique minée par la dérision conduit cependant à la manifestation du surnaturel et vient structurer lintrigue même de ce roman agnostique qui pose la question du sens spirituel à donner au désir sexuel.

À rebours de Là-bas, première borne du cycle, roman du satanisme médiéval et contemporain, Là-haut, roman inachevé de la foi en Dieu tout juste naissante, met en son cœur le récit dun pèlerinage à La Salette et la puissance du secret confié par la Vierge Marie à la bergère Mélanie Calvat. François Gadeyne éclaire les enjeux du récit à la lueur des écrits de Joseph-Antoine Boullan, compagnon de Huysmans sur les pentes de La Salette et modèle de labbé Gévresin, linterlocuteur admiré de Durtal : par son souci militant de donner vie au symbolisme des apparitions mariales, labbé déchu a longtemps influencé Huysmans qui, à travers son garde-fou Durtal, tient toutefois à marquer quelque distance à légard de prophéties vertigineuses et porteuses dhétérodoxie. Jérôme Solal voit dans Là-haut la quête du Bon Lieu et du Bon Livre quon pouvait espérer trouver dans les hauteurs de La Salette, quête qui se révèle doublement décevante, marquée à la fois par le récit dun échec (celui de Durtal et de sa stratégie de la camera cachée) et léchec dun récit (celui de Huysmans, dont le roman avorte).

En route est souvent considéré comme le moment décisif de la pentalogie durtalienne, avec notamment la conversion de son héros à la trappe de Notre-Dame de lÂtre. Charles Brion relève ce qui fait dEn route un roman de formation : Huysmans y pratique une certaine géographie spirituelle où la liturgie fédère art et religion, il montre Durtal en quête de vie unitive suivre à la trappe un parcours initiatique jalonné dépreuves et de tentations qui le conduisent à une profonde crise intérieure avant de le faire renaître spirituellement et souvrir à un espace-temps remodelé. Édouard Garancher situe Durtal, à linstar du René de Chateaubriand, dans la lignée de lAugustin des Confessions. Il apparie les récits de conversion de Huysmans et du Père de lÉglise par le rôle quy jouent la contention puis la dilatation dune âme soutenue 17par la grâce, tout en notant la spécificité de Durtal, dont lexaltation esthétique éclipse quelque peu lattention exclusive due selon Augustin à la précellence de Dieu.

Quant à La Cathédrale, Nadia Fartas situe sa publication dans un contexte de sécularisation où surgissent dautres représentations de cathédrales proposées par Monet ou Proust. Chez Durtal, en partance pour Chartres puis tenté par Solesmes, elle discerne un être tiraillé par de multiples contradictions, partagé entre le désir daction, cest-à-dire décriture, et celui de contemplation, esthétique ou religieuse.

Les tensions qui valent pour La Cathédrale valent aussi pour lensemble du cycle durtalien. Dun récit lautre, Durtal avance avec de nouvelles certitudes toujours déjà menacées par les obstacles extérieurs et les contradictions intérieures. Où quil se rende pour trouver un abri et se colliger dans un culte de la solitude ou dans la recherche dune communauté particulière, à Saint-Sulpice, La Salette, Notre-Dame de lÂtre, Chartres, Solesmes ou au Val des Saints – destinations proches ou lointaines et toujours françaises –, ses séjours noffrent guère laise pérenne espérée et restent guettés par lindécision, la frilosité, les tentations, lennui, la déception, le sarcasme, la précarité, lusure. Le cycle de Durtal tourne dans le cercle maudit de cette infortune. Pour lultime pèlerinage de Huysmans, à Lourdes, le roman vire au simple récit. Ayant épuisé ses cartouches, Durtal nhésite enfin plus : il sest définitivement retiré de la scène, la troisième personne laissant la place au je dun auteur sans majesté.

Jérôme Solal