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Classiques Garnier

Recensions

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : La Revue des lettres modernes
    2022 – 9
    . Le paysage
  • Auteur : Auraix-Jonchière (Pascale)
  • Pages : 225 à 228
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Jules Barbey d'Aurevilly, n° 25
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406132172
  • ISBN : 978-2-406-13217-2
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13217-2.p.0225
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/09/2022
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
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Maud Schmitt, Le Récit apologétique laïc. Barbey dAurevilly, Bloy, Bernanos, Paris, Classiques Garnier, 2019, 790 p.

Lobjectif de ce vaste ouvrage, qui réunit trois figures décrivains catholiques entre xixe et xxe siècles, est de montrer la puissance heuristique et persuasive de la fiction à visée exemplaire, fiction qui se fonde sur des formes pérennes comme celles de la rhétorique antique, du mythe, du récit biblique ou encore de lexemplum médiéval et qui exploite à nouveaux frais les ressorts des histoires tragiques de lâge classique.

Après une introduction sur la place de lécrivain catholique dans un monde où le « retour au religieux » seffectue « aux marges des dogmes et des appartenances confessionnelles » (p. 19) et rend nécessaire un renouvellement du discours apologétique, Maud Schmitt présente les prolégomènes de la réflexion dans un exposé théorique substantiel – « généalogie du récit exemplaire » – qui inscrit les œuvres dans une perspective diachronique, offrant ainsi à lensemble de louvrage de solides fondements historiques et théoriques. Ces pages soulèvent des questions de logique et dacceptabilité qui resurgiront au fil de louvrage (quel statut accorder à la scénarisation et à la promotion « des héros en mal » à partir des Histoires tragiques, par exemple). Enfin, ce propos liminaire met en lumière une typologie du récit exemplaire qui sert ensuite de fondement au déploiement de la pensée.

Lanalyse à proprement parler se déroule, quant à elle, en trois temps : « Faire croire. La forme théorique du récit exemplaire » (p. 123-311), « Faire voir. La forme heuristique du récit exemplaire » (p. 313-555), « Convertir. La forme morale du récit exemplaire » (p. 557-731). Ces trois étapes dynamiques permettent de montrer que la fiction fait preuve dune éloquence et dune efficace qui lui sont propres dans un domaine parfaitement circonscrit, celui de lapologétique, qui a pour visée la conversion et qui engage tout un ensemble de questions idéologiques, religieuses et métaphysiques.

La question soulevée par la première partie est dabord celle du caractère fictionnel du corpus et par conséquent, de son aptitude à 226lexemplarité, qui suppose de traverser ou de surmonter la frontière entre discours fictionnel et discours factuel. Cest avec brio et précision que Maud Schmitt met au jour les divers procédés à lœuvre pour « maquiller » (p. 133) la fiction, dans les deux sens du terme, sans pour autant être dupe du caractère topique de certains de ces procédés, qui jouent de limage de la fiction à lintérieur même de la fiction. Ce questionnement est loccasion, par exemple, dune subtile analyse narratologique entreprise à nouveaux frais chez Bloy, où la coexistence des première et troisième personnes du singulier est interprétée comme un désir de maintenir le point de vue subjectif et relatif de lhomme, dune part, et celui, objectif et global, de Dieu, dautre part. Ou encore loccasion dune réflexion sur le bougé des lignes de fractures génériques chez Barbey, qui oppose au « littérateur [] non catholique » (que celui-ci soit historien ou romancier) le « littérateur catholique » (p. 174) acquis au merveilleux et au romanesque, lun et lautre susceptibles dinduire une transcendance. Il en découle un questionnement nuancé du réalisme des œuvres quillustrent de convaincants développements sur le lien nécessaire du naturalisme et du surnaturalisme chez Bloy, ou sur la monstration nécessaire du corps et de la sexualité au service dun schème théologique (celui, maistrien, de la réversibilité des mérites) chez Barbey, par exemple. Ces analyses débouchent sur une redéfinition “littéraire” du naturalisme, condamné pour labsence de profondeur métaphysique dont témoignent les choix quil induit en matière de style : « la véritable différence [entre ces textes] tient à la position adoptée par rapport à la question du style » (p. 218) ; « le style est donc la condition de la moralité de louvrage » (p. 221). Il découle de ces considérations une redéfinition du fantastique comme révélateur du métaphysique, assortie de belles et probantes analyses qui illustrent le fonctionnement du « fantastique chrétien » chez Bernanos, ou celui du réel fantastique chez Barbey, par exemple. Lensemble de ces éléments participe de linterrogation de ce que Maud Schmitt nomme une apologétique « formaliste » (p. 262), dans laquelle le traitement de la temporalité est central. Si lon retrouve dans les pages qui lui sont consacrées (« Temporalité du surnaturel », p. 261 à 309) des idées connues – sur lennui (lié à litératif) ou sur lirruption de linstant à vocation épiphanique –, celles-ci sont réévaluées à laune dune réflexion sur le libre-arbitre et la transcendance chez Bernanos ou Bloy, réflexion qui relie les spécificités de la poétique à une philosophie 227et à une métaphysique (ainsi, les intervalles lemportent sur les fulgurances chez Bloy car lefficace de la Grâce ne dure pas).

La deuxième partie, « heuristique », est particulièrement brillante en raison du degré dinvestigation du feuilletage et des mécanismes textuels dont elle fait preuve. On appréciera létude des mécanismes méta-énonciatifs qui servent les différents types de fonctionnement de la parabole, parfois elle-même mise en abyme, chez Bloy notamment ; ou de ceux qui mettent en fiction la « décision dinterpréter » (p. 360) au gré dindices structurants. Ces analyses mettent au jour les mécanismes les plus fins et les plus idiosyncrasiques de ces fictions narratives en sondant la spécificité de ce qui y fait signal : la section « Romans du signe » (p. 361-431), qui se nourrit des recherches les plus récentes sur la question (voir par exemple le concept de « corpographèse », p. 367), mène une remarquable investigation dans cet univers littéraire qui reproduit celui de la Chute et fonde en raison les analyses adoptées : « la condition post-lapsaire est fondamentalement herméneutique », écrit Maud Schmitt (p. 362). Lapport de ces pages très denses et très riches, qui sondent les notions de « signe » et de « figure » dans léventail complexe de leurs variations et qui débusquent entre les trois auteurs paradoxes, contradictions et limites, est considérable. Dans ce contexte, la notion de « défiguration », qui fait lobjet de la section suivante (p. 433-487), est particulièrement bienvenue : elle observe diverses formes de dérèglement des signes et de désaffection du langage, appréhendées comme autant de conséquences de la Chute, proposition étayée par de nombreuses microlectures de séquences clés chez les trois auteurs, quil sagisse des défigurations physiques – comme celle de labbé de la Croix-Jugan dans LEnsorcelée ou celle de Véronique chez Bloy –, des nombreuses figures schizoïdes qui hantent ces textes, ou des personnages à la dérive (les « figures folles », p. 483) que donnent à voir ces romans. Tous ces éléments témoignent de cette illisibilité. Les développements sur les figures insignifiantes qui incarnent « une monstrueuse altération de la Parole » (p. 540), comme le Bourgeois chez Léon Bloy, ou ceux qui portent sur la parole inversée quest le blasphème, ouvrent aussi des perspectives très stimulantes sur les différents modes daltération ou de glissement de la parole.

La troisième partie, « Convertir. La forme morale du récit exemplaire », est essentielle en ce quelle postule une pragmatique de la fiction. Un premier temps, qui porte sur les « modélisations narratives de la 228conversion » (p. 557) traite de la dimension métatextuelle des textes, des systèmes dinclusion de contre-modèles, des hypotextes de la fable ou de la parabole : senchaînent ici autant danalyses convaincantes qui confèrent une épaisseur nouvelle à lensemble du personnel romanesque et permettent de réévaluer certaines figures dites secondaires à laune dune réflexion qui sonde lensemble des interactions en présence dans le récit. Que lefficacité pragmatique des récits tienne à leur structure et aux canevas énonciatifs choisis plus quà leur contenu appelle et justifie une dernière étape, tout à fait passionnante, de la démonstration : à savoir, lhypothèse dune conversion « par le style ». Les analyses constitutives de cette poétique et de cette esthétique sont efficaces : là encore, des traits connus de lécriture des auteurs prennent une nouvelle vigueur à la lumière de la perspective adoptée : intensité, violence, concision, recours à lhypotypose, participent dune combinaison denergeïa et denargeïa, que Maud Schmitt estime commune aux trois auteurs. En ce sens, les pages consacrées à « lesthétique du tableau » (p. 677) et au sublime (« le sublime comme manifestation », p. 708) sont essentielles.

Dans la conclusion, Maud Schmitt entend souligner les « dissemblances » (p. 733) qui confèrent leur spécificité à chacun des trois écrivains : Bloy, le « prophète dune foi apocalyptique » (p. 735), Barbey, le romancier du mystère, Bernanos, qui écrit à hauteur dhomme sur un monde vidé de lidée même de Dieu. En pointant ces différences : différence entre les auteurs, différence dépoque (Bernanos est bien du xxe siècle), différences dans le traitement du romanesque, cette conclusion montre lampleur de la perspective et annonce un nouveau champ dexploration, transdisciplinaire, sur le lien entre éthique et émotions.

La grande clarté et lextrême fermeté conceptuelles, létendue des savoirs, la rigueur analytique, le caractère brillant des démonstrations, la finesse des analyses de détail font de cet ouvrage au sujet ardu, a priori aride mais absolument central, un livre passionnant, porté de bout en bout par une belle écriture, pointue sans être jargonnante. Il sagit là dun livre remarquable.

Pascale Auraix-Jonchière