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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : La Revue des lettres modernes
    2021 – 2
    . La Littérature de voyage aujourd’hui. Héritages et reconfigurations
  • Auteur : Moussa (Sarga)
  • Résumé : Contre l’idée de la « fin » des Voyages, qu’on situe en général au moment de la publication de Tristes Tropiques (1955) de Lévi-Strauss, on veut montrer dans ce volume collectif que le genre viatique, dans ses manifestations les plus contemporaines, s’est renouvelé dans ses formes, dans ses supports, dans ses styles – tout en continuant à puiser dans l’arsenal rhétorique, les postures énonciatives et les thèmes du récit de voyage depuis l’époque romantique, tel qu’il est entré en littérature.
  • Pages : 13 à 22
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Voyages contemporains, n° 3
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406111023
  • ISBN : 978-2-406-11102-3
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11102-3.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/03/2021
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : littérature de voyage, décentrement, formes, crise, mauvaise conscience
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PrÉface

Pourquoi avoir choisi, dans notre titre, lexpression « littérature de voyage » plutôt que celle de « récit de voyage » ? Peut-être parce que cette dernière, qui est pourtant bien installée dans le paysage éditorial de langue française, paraît justement trop figée au regard de lévolution des pratiques décriture, qui sont elles-mêmes, parfois, liées à la porosité des genres et des registres décriture, une porosité que notre modernité na fait quaccroître. Le récit dit viatique ne se laisse plus réduire à sa dimension factuelle, même si celle-ci est prévalente dans son histoire. Du reste, le Voyage en Orient (1851) de Nerval, lun des plus lus jusquà aujourdhui, nest-il pas travaillé par la fiction, que ce soit à travers des « contes » qui scandent chacune des grandes parties du récit, ou même dans le journal de voyage proprement dit (le narrateur invente lépisode de Cérigo et sattribue lachat dune esclave acquise, dans la réalité, par son compagnon de voyage) ? Ce faisant, Nerval renouait avec une pratique ancienne, qui remonte aux historiens et géographes de lantiquité, lesquels navaient pas les moyens (ni lambition) de faire de manière rigoureuse le départ entre le « vrai » et le « faux » – doù le proverbe « A beau mentir qui vient de loin1 ».

On a souvent dit que le Voyage en Orient, paradigmatique du genre viatique au xixe siècle, se serait étiolé avec le Première guerre mondiale, cest-à-dire au moment de lécroulement de lempire ottoman2. En réalité, loin davoir disparu, il sest renouvelé, notamment avec la figure du grand reporter, que ce soit à travers des aires géographiques nouvelles ou dans 14ses visées politiques et esthétiques3. Le récit de voyage nest pas non plus mort à la suite de la Seconde guerre mondiale, malgré la première partie (« La fin des voyages ») de Tristes Tropiques (1955), preuve en soit le caractère volontairement paradoxal de sa première phrase : « Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je mapprête à raconter mes expéditions4. » Anthropologue, Lévi-Strauss voulait aussi faire œuvre décrivain5. Du même coup, il posait, avec plus dacuité que dautres, le problème de lénonciation viatique : certes, le narrateur raconte une expérience individuelle, et il emploie en général, dès le début de son récit, un « je » qui revendique son unicité ; mais il sait aussi quil est tributaire de la « bibliothèque » des voyageurs6, et que son désir de se dégager dune parole antérieure est lui-même une forme de déni.

Le récit viatique sest donc transformé en se diversifiant. Cest précisément de cela que veut rendre compte lexpression « littérature de voyage » pour indiquer louverture du récit de voyage traditionnel vers des formes nouvelles liées à dautres « genres » (le grand reportage, le carnet de route…), dont certains comportent une dimension orale (la poésie de voyage, lenquête ethnographique). Les supports se sont aussi multipliés, faisant toute leur place à limage – on peut penser à des récits de voyage photographiques de Raymond Depardon, à certains films de Chris Marker, ou encore à telle BD, comme les Carnets dOrient de Jacques Ferrandez, publiés à partir des années 1980 et qui commencent par une chronique historique fictive de la conquête de lAlgérie remplie dallusions intertextuelles à des écrivains voyageurs du xixe siècle comme Flaubert et Fromentin ; dautres sens que la vue peuvent aussi être mis en valeur, comme on le voit avec lapparition, grâce aux nouvelles technologies, des carnets de voyage sonores (carnets dethnomusicologues, carnets de voyage musical, etc.). Autrement dit, il faut penser la littérature de voyage à la fois en termes de transculturalité et de transmédialité. Elle constitue donc un champ ouvert sur son dehors (sur lhistoire, sur la 15géographie, ou encore sur lanthropologie culturelle) et sur des médias différents (qui incluent limage) – pour autant, bien sûr, que le voyage en soit une composante essentielle et que les productions de cette littérature de voyage renvoient à une expérience de lailleurs7.

Mais voyons brièvement, pour commencer, en quoi le voyage lui-même a évolué, depuis plus dun siècle, avant de revenir sur sa mise en récit.

Pour ne prendre que lexemple du Voyage en Orient (considérons-le comme un « sous-genre » à lintérieur du genre viatique), il est évident que les parcours changent avec le temps : lidée du Grand Tour méditerranéen, tel quil était pratiqué par nombre décrivains au xixe siècle, nest plus à lordre du jour au xxe siècle. Pourtant, le poids de lHistoire, laquelle peut être très ancienne, reste parfois important chez certains écrivains voyageurs encore proches de nous – pensons à Nicolas Bouvier, nourri dHérodote, lorsquil part sur les routes de lOrient au début des années 19508. Les modes de déplacement se modifient également, et avec eux le rythme du voyage : la voiture, le train, lavion, tous ces nouveaux moyens de communication accélèrent le voyage, modifient la perception du monde, et mettent laccent sur la destination finale plutôt que sur lespace parcouru. Certains en avaient déjà pris acte, dès lentre-deux guerres, pour faire léloge de la vitesse – pensons à Paul Morand. Mais dautres, au contraire, réfléchissent aux avantages de la lenteur9, associée à une forme de sagesse. Cest à peu près ce que Sylvain Tesson explique, dans La Panthère des neiges (2019), où il raconte une expédition au Tibet avec le photographe Vincent Munier, les deux compagnons attendant des heures, aux aguets, de jour comme de nuit, par un froid glacial, que tel animal sauvage apparaisse dans le champ 16de lobjectif : apprentissage, donc, du regard, mais aussi de la patience, à lopposé du temps de la satisfaction immédiate des besoins pressants que génère notre société « connectée », où tout doit se transmettre et se savoir « en temps réel ».

Les transformations des moyens de communication ont donc eu des répercussions sur la nature même des voyages, à commencer par la mutation du déplacement individuel vers le tourisme de masse, qui lui-même fait maintenant lobjet dune mise à distance. On observe en effet des phénomènes de résistance, qui se manifestent souvent par un retour à la marche comme mode de déplacement privilégié, permettant les rencontres et limmersion dans un milieu étranger (ainsi Clara Arnaud parcourant en 2016 le Caucase avec un cheval, mais quelle nutilise le plus souvent que pour porter ses affaires10, ou Philippe Valéry refaisant à pied la route de la soie depuis Marseille, au début des années 200011, ou encore Bernard Ollivier, qui va également à pied jusquen Chine et relate son expérience dans Longue marche, qui paraît en quatre volumes de 2000 à 2016). Il y a, à lévidence, une recherche de leffort physique, du dépassement de ses propres limites, qui transparaît dans de telles entreprises, à travers lesquelles lhomme ou la femme se retrouve souvent face à soi-même, sans toutes les facilités que procurent les grandes infrastructures touristiques qui ne cessent de se développer. Le voyage moderne a au fond, parfois, quelque chose dun refus et dun défi : pensons à Travelling (2019), le récit de Christian Garcin et Tanguy Viel, sous-titré, « un tour du monde sans avion » – il y a là, outre le clin dœil vernien, une force de la négation, qui doit nous interroger sur les messages que véhicule, au-delà du récit dune expérience personnelle de déplacement, la littérature viatique : refuser lavion, ou limiter son usage, comme vont probablement le faire un certain nombre de gens dans les années à venir, cest aussi manifester, directement ou indirectement, un choix écologique, une manière de dire non à une forme de pollution qui met de plus en plus notre planète en danger.

Le voyage, en tant que phénomène sociologique, est en pleine expansion, même si certains voyagistes célèbres ont fait faillite, comme la vénérable compagnie Thomas Cook, tout récemment. (Dans La Mort 17de Philae, en 1908, on trouvait le portrait satirique des « cooks » et des « cookesses », autrement dit des touristes britanniques supposés aveugles et insensibles à lOrient quils parcouraient – cest dire que cette agence de voyage, à travers lhumour sarcastique de Loti, est déjà entrée dans la littérature française depuis plus dun siècle12.) Par ailleurs, le tourisme sest mondialisé : ce nest donc plus un phénomène essentiellement européen, ni même occidental : les Africains voyagent aussi, et peut-être même depuis plus longtemps quon ne croit – les récits dun certain nombre de lettrés égyptiens, tel Zaki Pacha, venus en Europe à la fin du xixe siècle, à lépoque de la Nahda, la « renaissance » arabe, sont aujourdhui traduits en français13. Quant à la littérature dite francophone – et pas seulement maghrébine–, qui a souvent permis, à travers une mise en cause des clichés exotiques14, un décentrement du point de vue eurocentrique, elle doit aussi être prise en compte dans ce renouvellement des études viatiques15. Enfin, comment ne pas évoquer les migrations importantes auxquelles nous assistons ces dernières années, quelles soient du Sud vers le Nord ou à lintérieur même du Sud (ce quon oublie trop souvent), migrations qui renvoient à une autre typologie, celle des déplacements forcés, ou faits en désespoir de cause, pour fuir la guerre, la persécution ou la pauvreté : il nest plus possible dignorer ces phénomènes, y compris dans les recherches en littérature, quil faut dès lors mettre en relation avec des domaines interdisciplinaires comme les migration studies ou les 18memory studies, de façon à mieux comprendre des phénomènes collectifs comme la question des identités multiples, fracturées ou recomposées, à la suite de tel ou tel traumatisme historique – pensons simplement à lexode de millions de Syriens hors de leur pays, depuis quelques années.

Venons-en donc aux récits, après avoir évoqué le voyage. On peut faire remonter, avec Friedrich Wolfzettel, le début du récit de voyage sous sa forme moderne, fondée sur la curiosité pour la découverte dun ailleurs, à la fin du Moyen Âge, avec Marco Polo16. Mais il faut attendre le début du xixe siècle pour quon puisse parler, avec Roland Le Huenen, de son « entrée en littérature17 », avec des récits publiés par des auteurs déjà réputés pour leur œuvre littéraire, et dont le voyage était lui-même conçu comme celui dun homme ou dune femme de lettres. On saccorde à voir en Chateaubriand, avec son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), un point de départ marquant tout à la fois le début des Voyages en Orient décrivains et plus largement une orientation autobiographique donnée au genre viatique18. Cest cet arrière-plan quil faut garder à lesprit lorsquon parle de la littérature de voyage du xxe ou même du xxie siècle. En effet, il existe toute une rhétorique du voyageur (celle, par exemple, de la « transparence » et de la « sincérité », que Philippe Antoine a mise en évidence, chez la génération des Lamartine, Dumas ou Nerval19), quon retrouve assez longtemps dans la littérature de voyage, mais qui est peut-être remise en cause, depuis une soixantaine dannées, cest-à-dire depuis « lère du soupçon20 ». En sommes-nous sortis ? On peut en tout cas noter que la littérature de voyage témoigne parfois, de manière compensatoire, dun besoin de plénitude, dimmersion, voire de fusion du sujet voyageur avec le monde quil parcourt, comme pour échapper à ce que lon pourrait appeler la malédiction des médiations (esthétiques, idéologiques, culturelles…) entre le moi et son objet. Car alors même que le genre viatique repose sur lidée dune perception et 19dune compréhension immédiates, on sait aujourdhui que tout voyageur – comme la figure de lethnologue moderne étudiée par James Clifford – véhicule avec soi des présupposés culturels, pour ne pas dire, parfois, des clichés ethnocentriques, qui déterminent tout à la fois sa vision, sa compréhension des peuples étrangers21.

Le récit de voyage est en crise au moins depuis Tristes Tropiques de Lévi-Strauss, contemporain de lessai de Nathalie Sarraute quon vient dévoquer. Cest pourquoi ladverbe « aujourdhui », dans le titre de ce volume, ne renvoie pas seulement aux premières années de notre siècle, mais plus largement à une période qui va à peu près des années 50 à nos jours22. Cela dit, la crise du Voyage a peut-être elle-même une origine plus ancienne. Adrien Pasquali, qui a publié lun des tout premiers ouvrages théoriques sur le récit de voyage, écrit très justement : « [] à chaque époque, à chaque transformation textuelle, lappellation générique conserve la mémoire de toutes ses réalisations antérieures23. » Cest pourquoi il faut essayer de penser les évolutions génériques plutôt que les ruptures radicales, les résonances plutôt que les cloisonnements – sachant que rien ne se répète jamais à lidentique : même la survivance des topoï est à chaque fois une réactualisation, donc une reconfiguration dans un contexte nouveau. Prenons ici un seul exemple, celui de la mauvaise conscience du voyageur.

Lauteur de lItinéraire écrivait, à laube du xixe siècle : « On a tant de relations de Constantinople, que ce serait folie à moi de prétendre encore en parler24. » Bien sûr, Chateaubriand ne voulait pas rester dans la capitale ottomane, qui était pour lui la « capitale des peuples barbares25 » – bonne raison pour ne la considérer que comme une étape rapide sur le chemin de la Terre sainte. Mais le voyageur érudit énonçait aussi un paradoxe qui deviendra insistant quelques décennies plus tard, et qui résonne jusque dans notre modernité, à savoir quil 20est tout à la fois nécessaire et difficile dêtre original, du moins si lon est conscient de tout ce qui nous précède – pensons au Dictionnaire des idées reçues, dont le titre, sous sa forme définitive, apparaît précisément dans une lettre envoyée par Flaubert à son ami Bouilhet, de Damas, en septembre 185026. De la difficulté déchapper aux lieux communs alors même quon est en train daccomplir un parcours ritualisé : cest sans doute cette conscience du déjà-vu et du déjà-dit, qui poussa le futur auteur de Madame Bovary à ne pas publier ses notes de voyage – tout en les recopiant soigneusement et en les conservant pour la postérité, dans un geste éminemment ambigu.

La mauvaise conscience du voyageur na fait que se renforcer et se complexifier au cours du xxe siècle. Dabord avec Segalen et sa critique de lexotisme, qui poursuivait au fond, autour des années 1910, la critique flaubertienne de la stéréotypie, mais qui y ajoutait une dimension philosophique, celle de la radicale méconnaissance de laltérité que le sujet voyageur européen était contraint de reconnaître, sous peine de se voir accuser de projeter son moi (et, avec lui, ses présupposés culturels) sur les peuples étrangers. Voyager, donc, mais en essayant de se mettre à la place de lautre, en pensant « chinois », par exemple, et en tentant de nouvelles formes décriture. Ce décentrement ne trouvera sa légitimité quavec un décalage historique, dautant que lEssai sur lexotisme est paru de manière posthume27, mais, à la suite de la décolonisation, il entrera en convergence avec la critique formulée par les études postcoloniales, celle dun ethnocentrisme toujours sous-jacent dans la représentation que les voyageurs européens se font de lailleurs, comme Edward Said la exprimé avec force.

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Peut-on en sortir ? Cest une autre question. Sil est vrai que les récits de voyage sont souvent précédés, dès le xixe siècle, dune préface ou dun texte liminaire témoignant dun malaise générique, comme si le narrateur ne pouvait saffirmer que de manière négative, en insistant sur le caractère supposément non littéraire (non apprêté, « donc » sincère) de sa relation viatique28, la mauvaise conscience du voyageur semble sêtre tout à la fois amplifiée et réorientée, au xxe siècle, vers des questions politiques, au sens large du terme, au point de mettre en question le voyage lui-même : comment peut-on encore voyager, en tant quEuropéen, dans des pays où la population est elle-même privée de cette facilité de circulation ? ou encore : comment peut-on se déplacer en touriste plus ou moins aisé, sachant pertinemment quon contribue, ce faisant, à renforcer un système inégalitaire ? Chacun peut trouver la réponse qui lui convient : voyager dans un espace proche, pratiquer lécotourisme, voyager quand même en refoulant ce type de question, voyager en se disant que le tourisme est aussi une ressource pour les pays en développement, etc. Un constat paradoxal simpose, en tous les cas : on continue à voyager, plus que jamais, et pas seulement depuis la France ni de lEurope ou de lOccident. Quant à la littérature de voyage, quelle que soit le flottement quant à sa définition générique, elle se porte elle-même très bien, son succès éditorial en témoigne.

Préparée par le xixe siècle, qui fut à la fois celui du triomphe de lorientalisme érotisant et celui de sa critique par un certain nombre de voyageuses (pensons aux visions démythifiantes du harem que livre la comtesse de Gasparin dans son Journal dun voyage au Levant, en 184829), la littérature de voyage est devenue aujourdhui un genre ouvert, pas seulement hybride (ce que le récit de voyage est depuis longtemps), mais plus libre quavant, que ce soit dans ses acteurs, dans ses destinations, dans ses représentations, dans ses styles et ses parlures, peut-être aussi dans ses formes narratives et dans ses supports médiatiques. Enfin et 22surtout, la littérature de voyage est désormais dotée dune forte conscience de soi, fût-ce pour contester ses propres usages, pour déjouer les attentes de ses lecteurs – mais cest peut-être cela même que certains dentre eux demandent : à un méta-niveau, la transgression des normes génériques, forme métaphorique du dépassement des frontières, est peut-être incluse dans lidentité actuelle de la littérature de voyage. Cédric Gras, dans Saisons du voyage (2018), ne cesse de se poser à lui-même la question de savoir pourquoi il voyage. Il ne renonce pas à raconter des aventures viatiques, mais il le fait en-dehors des circuits touristiques, et surtout il casse volontairement la linéarité du récit, mélange les lieux et les temps, et met en question sa propre démarche viatique. Son récit, signe des temps, a quelque chose dune intranquillité réflexive, comme si la littérature de voyage ne pouvait aujourdhui se dire quen se mettant elle-même en cause – tout en continuant à dire le monde dans sa beauté, mais aussi dans sa fragilité.

Sarga Moussa

CNRS, UMR THALIM

(CNRS – Université Sorbonne Nouvelle –ENS)

1 Le topos du voyageur menteur remonte à Strabon : voir à ce sujet lintroduction de Peter J. Brenner à son ouvrage Der Reisebericht, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, p. 14 et suiv. Voir également Percy G. Adams, Travellers and Travel Liars, 1680-1800, Los Angeles et Berkeley, University of California Press, 1962, et Anne-Gaëlle Weber, A beau mentir qui vient de loin. Savants, voyageurs et romanciers au xixe siècle, Paris, Champion, 2004.

2 Voir Jean-Claude Berchet, Le Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le Levant au xixe siècle, Paris, Laffont, « Bouquins », 1985.

3 Voir la thèse manuscrite de Maéva Bovio, Les Voyages en Orient des écrivains français de 1919 à 1952. LOrient romantique à lépreuve du nouveau siècle (2 vol.), sous la dir. de Daniel Lançon, Université de Grenoble Alpes, novembre 2016, et Sylvain Venayre, Panorama du voyage (1780-1920). Mots, figures, pratiques, Paris, Les Belles lettres, 2012.

4 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, « Terres humaines », rééd. 1984, p. 9.

5 Voir à ce propos Vincent Debaene, LAdieu au voyage. Lethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2010.

6 Voir Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, PUF, 1997.

7 Sur limportance de cette notion dexpérience, voir Frédéric Tinguely, « Forme et signification dans la littérature de voyage », Le Globe. Revue genevoise de géographie, 146, 2006, p. 53-65 ; lauteur propose la définition suivante : « Indépendamment de tout critère formel, on pourra par conséquent définir la littérature viatique comme lensemble des textes référentiels dun déplacement dans lespace » (p. 55 ; souligné par lauteur).

8 Voir Yves Baudelle, « Sur les pas dHérodote. Nicolas Bouvier et lusage du monde antique », in « Nicolas Bouvier. Lusage du monde », études réunies par Yves Baudelle et Christian Morzewski, Roman 20-50, hors-série no 8, mars 2018, p. 57-77. Sur limportance de LUsage du monde (1963), et plus largement de lœuvre de Nicolas Bouvier dans la littérature viatique contemporaine, voir le dossier « Bouvier, intermédiaire capital », dans Viatica, hors-série no 1, octobre 2017 : http://revues-msh.uca.fr/viatica/ (consulté le 10/06/2020).

9 Voir Philippe Antoine (dir.), Voyages de la lenteur, série « Voyages contemporains », vol. 1, Paris, Lettres modernes Minard, 2011.

10 Clara Arnaud, Au détour du Caucase. Conversation avec un cheval, Montfort-en-Chalosse, Gaïa Éditions, 2017.

11 Philippe Valéry, Par les sentiers de la soie : à pied jusquen Chine, Paris, Transboréal, 2014.

12 « [] ils se remettent tous en selle, les cooks, les cookesses, et déployant, non sans quelques intentions de majesté, des parasols en coton blanc, ils prennent la direction du Nil. Ils disparaissent ; la place nous appartient » (Pierre Loti, Voyages (1872-1913), éd. Claude Martin, Paris, Laffont, « Bouquins », 1991, p. 1291). Sur la façon dont certains écrivains ont tenté de se démarquer des touristes en se présentant comme de « bon » voyageurs, voir Jean-Didier Urbain, LIdiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Payot, 1991.

13 Voir notamment Ahmad Zaki, LUnivers à Paris. Un lettré égyptien à lExposition universelle de 1900, sous la dir. de Mercedes Volait, trad. de larabe et annotation par Randa Sabry, Paris, Éditions Norma, 2015.

14 Pour une compréhension renouvelée du phénomène de lexotisme littéraire, voir Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains : histoire de lexotisme européen au xxe siècle, Paris, Champion, 1998. Sur la critique de lexotisme dans la littérature francophone, voir Charles Forsdick et David Murphy (dir.), Francophone Postcolonial Studies. A Critical Introduction, Londres, Routledge, 2003, et Romuald Fonkoua (dir.), Les Discours de voyage. Afrique – Antilles, Paris, Karthala, 2009.

15 Signalons ici un petit texte aux frontières du récit de voyage, publié par Édouard Glissant à la fin de sa vie, mais rédigé sur la base du témoignage de son épouse Sylvie Séma : La Terre magnétique. Les errances de Rapa Nui, lîle de Pâques (2007), rééd. avec une préface de Patrick Chamoiseau, Paris, Éditions du Seuil, « Points », 2019.

16 Friedrich Wolfzettel, Le Discours du voyageur : pour une histoire littéraire du récit de voyage en France, du Moyen Âge au xviiie siècle, Paris, PUF, 1996.

17 Roland Le Huenen, Le Récit de voyage au prisme de la littérature, Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2015, chap. vi (« Le récit de voyage : lentrée en littérature », p. 91-103).

18 Voir Jean-Claude Berchet, « Un voyage vers soi », Poétique, no 53, 1983, p. 91-108. Sur lItinéraire de Chateaubriand, voir le « Foliothèque » Philippe Antoine commente Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, Paris, Gallimard, « Folio », 2006.

19 Philippe Antoine, Quand le Voyage devient Promenade. Écritures du voyage au temps du romantisme, Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2011.

20 Nathalie Sarraute, LÈre du soupçon (1956), Paris, Gallimard, « idées », 1972.

21 Voir James Clifford, The Predicament of culture (1988), trad. de laméricain par Marie-Anne Sichère, Malaise dans la culture : lethnographie, la littérature et lart au xxe siècle, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1996.

22 Sur cette période, voir lessai de Guillaume Thouroude, La Pluralité des mondes. Le récit de voyage de 1945 à nos jours, Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2017.

23 Adrien Pasquali, Le Tour des horizons. Critique et récits de voyage, Paris, Klincksieck, « littérature des voyages », 1994, p. 101.

24 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, Gallimard, « Folio », 2005, p. 258.

25 Ibid., p. 256.

26 « Tu fais bien de songer au Dictionnaire des Idées Reçues. Ce livre complètement fait et précédé dune bonne préface où lon indiquerait comme quoi louvrage a été fait dans le but de rattacher le public à la tradition, à lordre, à la convention générale, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être une œuvre étrange, et capable de réussir, car elle serait toute dactualité » (lettre de Flaubert à Louis Bouilhet, de Damas, le 4 septembre 1850, in Gustave Flaubert, Correspondance, t. I, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 678-679 ; souligné par lauteur).

27 Cet ouvrage inachevé, composé de notes, parut pour la première fois en 1955 – on notera la coïncidence avec la publication de Tristes Tropiques de Lévi-Strauss. Mais cest lédition parue en 1978 chez Fata Morgana qui a véritablement relancé lintérêt pour lEssai sur lexotisme, et, à travers lui, pour la question de laltérité en littérature – autre coïncidence : le fameux essai dEdward Said, Orientalism, que lon considère comme lun des textes fondateurs des études postcoloniales, est paru à la même date aux États-Unis.

28 « Ceci nest pas un livre, ni un voyage », écrit Lamartine dans lAvertissement de son Voyage en Orient [1835], éd. Sarga Moussa, Paris, Champion, 2000, p. 43. Sur cette question, voir Jean-Claude Berchet, « La préface des récits de voyage au xixe siècle », dans György Tverdota (dir.), Écrire le voyage, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1994, p. 3-15.

29 Voir Sarga Moussa, La Relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (1811-1861), Paris, Klincksieck, 1995, p. 193 et suiv. Sur les voyageuses dexpression française aux xixe et au xxe siècles, voir Natascha Ueckmann, Genre et orientalisme, trad. de lall. par Kaja Antonowicz, Grenoble, UGA Éditions, 2020 (sous presse).