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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Le terme abstraction revient de manière récurrente sous la plume des critiques beckettiens, étant devenu un lieu commun aux allures dune évidence qui nest pas toujours définie ou interrogée. Il est vrai, cependant, que de nombreuses caractéristiques de lœuvre semblent justifier ce qualificatif : autant dans le théâtre que dans la fiction, les personnages et les lieux paraissent progressivement délestés de toute fonction référentielle. Ainsi, le décor des films présente des lieux stéréotypés – selon la progression marquée dans Film, de la rue vers la chambre dénudée –, ou efface toute matérialité, comme dans Nacht und Träume. Les mots aussi perdent leur fonction référentielle – encore présente dans Molloy ou Malone meurt – pour mettre en évidence les brisures sous des formes aussi diverses que les phrases incomplètes de Winnie, ou la permutation des blocs phrastiques compacts dans « Sans », allant jusquà Worstward Ho où le travail intense sur léquivoque fait résonner la part du langage qui demeure hors sens.

Lobjectif du présent recueil consiste donc à interroger le vocable abstraction, afin den déceler la complexité. Les études successives offrent autant déclairages mettant à jour la portée de cette notion, en sorte quelle napparaisse pas simple ou univoque, mais foncièrement problématique : la pertinence de lidée dabstraction paraîtra, dans le contexte beckettien, comme étant à la fois confirmée et nuancée, processus au cours duquel elle aura gagné en précision.

La première partie de ce volume – intitulée « Continuité et rupture » – aborde labstraction à laune de son émergence dans le contexte des avant-gardes. Notre texte de présentation note que Beckett rejetait labstraction picturale, voyant en celle-ci laspiration à une harmonie destinée à apaiser et à effacer toute subjectivité, en occultant une disharmonie de fond. Labstraction comme représentative dune unité imaginaire se distingue alors dun autre sens qui engage une singularité liée à la solitude, et où laltérité marque sa fonction dempêchement : lélimination de laccidentel, pour accéder au hors sens.

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Deux figures de labstraction sont abordées. Les motifs géométriques présents dans certaines œuvres témoignent dun formalisme qui se veut sans reste. Les mathématiques, en revanche, révèlent une dimension infinie, porteuse dangoisse. Enfin, au lieu doccuper un statut surplombant, la géométrie et les mathématiques apparaissent comme des motifs parmi dautres, au sein de lœuvre de création. Cest dans leur pureté imaginaire que lartiste inscrit sa subjectivité comme tache.

Prenant lexemple du surréalisme, Bernard-Olivier Posse voit labstraction comme une démarche structurante de lécriture beckettienne, et qui consiste à détacher des formes de leur contexte pour les transformer, au point deffacer leur origine. Ainsi, dans « Le Concentrisme », Beckett prétend avoir inventé les poèmes quil avait empruntés. Dans Dream of Fair to middling Women, le jeu sur les mots womb et tomb traduit létat dactivité créatrice, idée que Beckett prolonge avec un énoncé emprunté au Grand Jeu, et quil détourne à son tour pour engendrer un nouveau réseau dimages. Le motif des « paupières fermées » revient avec une extrême fréquence, coupé de ses origines, pour devenir une image de la création artistique dénué de tout marqueur demprunt. Ainsi, Beckett fait perdre aux mots le sens quils doivent à leur origine, afin de les réinscrire et les remotiver, dans un sens qui peut paraître hermétique.

Si le registre du visuel semble rassurant dans sa représentation de la matérialité du monde, sa qualité problématique est explorée dans notre deuxième partie intitulée « LImage et le visuel ». Arka Chattopadhyay observe, dans Mal vu mal dit, que les objets pétrifiés – dont la condition minérale suggère le minimalisme et labstraction – se montrent affectés par lœil qui les regarde. Animé et inanimé sont saisis par un même mouvement qui témoigne dune oscillation entre apparition et disparition, concret et abstrait. Le processus dabstraction nest donc jamais achevé. Alors que le mouvement des chiffres – de zéro à linfini – conduit vers labstrait, linexistence totale demeure impossible à atteindre, et dès lors quils sont inscrits, les nombres montrent une matérialité qui résiste à leur mise en pièces.

Partant des liens de Beckett avec Georges Duthuit, Julie Bénard relie les tableaux de Bram van Velde aux pièces pour la télévision Eh Joe et Quad I, notant que lécrivain rejetait le consumérisme affectant lart. Mettant en cause le lien entre la peinture figurative et le discours destiné à en rendre compte, Beckett fait état dun reste non figuratif qui ne cesse déchapper, 17et qui le pousse à chercher un “langage-sensation” – que Duthuit nommait “hiéroglyphes” – pour traiter de lexpérience esthétique. Notamment, lart abstrait souligne lécart entre lobjet et son expression, effaçant la mise en perspective et limpression de profondeur. Tel est leffet produit dans Quad I, et dans Eh Joe, où le visage du protagoniste envahit le cadre – acquérant ainsi une qualité concrète –, mettant en tension lespace représenté et la position du spectateur qui est désormais regardé, de même que Joe est médusé par la voix.

Anne-Cécile Guilbard poursuit ce fil dans son étude des œuvres télévisuelles, discernant la tension vers une abstraction qui nest jamais complètement réalisée. Elle note que dans le gros plan dEh Joe, la caméra “serre le kiki” de lespace visuel, pour faire taire les voix du dehors. Le film sarrête quand la limite de limage figurative est atteinte. Les yeux deviennent alors un espace autre que celui des images figuratives : lespace ultime, abstrait parce que sans image. Dans Was Wo et Not I, le surcadrage et le halo de lumière accompagnent leffacement de la profondeur pour engendrer la bi-dimensionnalité, la surface dun tableau. La figuration reste néanmoins dans la représentation des locuteurs. Puis, dans Nacht und Träume, les espaces de veille et de rêve sont contigus : la durée seule assure limpossible coprésence du rêveur et du rêve.

Dans …que nuages…, le personnage sur le plateau paraît ridicule, discréditant toute représentation réaliste, tandis que lénonciateur et le visage féminin composent deux images prises dans un regard extérieur, comme des apparitions lune dans le champ de lautre. Trio du fantôme part de lantériorité autoritaire des mots sur limage. Cependant, le regard de S dans le miroir fait passer à lintérieur de limage, échappant au contrechamp composé par la voix off. La caméra pourtant ne remplace jamais le regard de S : lintérieur de la “boîte crânienne” résiste à lintrusion. Quant aux objets, ils deviennent des simulacres échappant à la nomination. Beckett fait taire la voix pour laisser limage. Enfin, la musique apparaît comme le vrai lieu sans images.

Cet échec du spéculaire soulève la question de ce qui se soustrait au visible, conduisant à notre troisième partie intitulée « LObstacle non spéculaire ». Isabelle Ost affirme que loin de témoigner dune prédilection pour le conceptuel, labstraction beckettienne traduit la soustraction du superflu, et un art de “léchec” visant lépuisement. Cette perspective rejoint la psychanalyse, qui conçoit la lettre comme un objet vide de tout 18contenu, et qui manque à sa place. Le vide fonctionne alors comme un chaos originaire doù surgissent des objets-déchets, en sorte que le néant ne puisse jamais être atteint. Dans un dynamisme de “dénégation”, oui et non persistent simultanément, laissant le sujet délocalisé. Labstraction est donc ce qui réussit dans son ratage même, lieu où la négation de la forme sappuie nécessairement sur cette dernière.

Bruno Geneste aussi souligne la conception de labstraction comme une exclusion du sens qui, en extrayant des illusions de la beauté et la vérité, révèle le trou dans le savoir. Ainsi vient à jour le “sinthome”, qui témoigne dune singularité inextinguible ancrée dans le corps. Dans son élaboration des structures cliniques, Lacan déplace la fonction phallique, pour aboutir à linconscient réel, marqué par un signifiant hors chaîne et ancré dans le réel. Dans la clinique, cest le quatrième rond du nœud borroméen – représentant le dire – qui permet un arrimage, quels que soient les symptômes. On observe ce processus dans Watt, où létrange “glissement” révèle un “rien” indépassable et une existence hors toute échelle. Labstraction relève dune transcendance où nous rencontrons ce que Beckett appelle “lempêchement” : lobjet a ou la Chose qui pulvérise limage spéculaire figée. Le véritable trou est alors le radicalement autre, la jouissance impensable de “lAutre de lAutre qui nexiste pas” : lieu réel de “La Femme”, et avec lequel traite la création artistique.

Geneste oppose deux hypothèses cliniques. Dans lune, Beckett traiterait labattement mélancolique en introduisant un hiatus dans lécriture, et en restaurant léquivoque, comme on le voit dans Worstward Ho, préservant ainsi la possibilité dun dire. Lautre hypothèse pose un nouveau nœud borroméen ouvrant le trou du radicalement autre, écartant ainsi lidée dune mortification originelle par le langage. Apparaît ainsi une dimension de léquivoque parfaite, où le mot respire. Alors, le dire est alors labstraction radicale, un “savoir-défaire”, déclenchant la puissance de dissipation.

Loin dévacuer le corps, cette conception de labstraction fait appel à une autre modalité de vivre ce dernier, et qui est abordée dans notre quatrième partie. Pim Verhulst observe que la radio a pu jouer un rôle important dans la progression de Beckett dans labstraction et vers une pratique de lintermédialité. Le corps de Maddy Rooney est très présent dans All That Fall et proche de celui dun personnage de théâtre : seule Miss Fitt demeure entièrement éthérée. La qualité théâtrale est 19entièrement écartée, en revanche, dans Embers, où Ada apparaît comme un être spectral, mais dont la réalité est encore frappée dambiguïté.

Beckett réduit progressivement la présence du corps dans ses pièces radiophoniques, mettant en évidence les éléments non somatiques, et dissociant le corps de la voix dans That Time et Rockaby. Linfluence des média technologiques devient manifeste dans Footfalls, qui joue sur lambiguïté frappant la présence corporelle. En fin de parcours cependant, Beckett opère une “ré-incarnation”, où le physique et limmatériel entretiennent des rapports de métonymie : le corps sur scène nest donc jamais complètement abandonné.

Cette présence du corps vient au premier plan dans létude dÉvelyne Clavier, portant sur les mises en scène de Cap au pire. Maguy Marin renoue avec le premier théâtre de Beckett par la danse, pour retrouver lénergie que recèle cette œuvre. Linterprète devient non un protagoniste mais le support du texte écrit, et le spectacle déplace lenjeu du visuel à lauditif, dans un mouvement vers un “autre-là”, en labsence de tout ailleurs.

Dominique Dupuy mêle Acte sans paroles I à Cap au pire, dans un spectacle mettant en œuvre l“essayer voir” et l“essayer dire”, où lœil, actif derrière la paupière, cherche à “voir dans sa tête”. Le corps de lartiste âgé laisse une grande mobilité aux mains, qui “dansent” et exécutent des gestes abstraits.

Notre propre étude aborde le corps par le biais du souffle : une part insaisissable et pourtant vitale, située en deçà de limage corporelle. Initialement, emporté par le souffle, le sujet beckettien éprouve la difficulté de réaliser une inscription qui le doterait dun corps consistant. Cependant, le souffle traduit aussi une existence marquée par la toute première inscription dans le langage. Il se manifeste alors dans le spasme, dans linvasion incontrôlable et sans médiation de laltérité, qui constitue le “trauma de la naissance”. Le motif du halètement traduit ainsi lexpérience de langoisse qui cause la parole et la création. La notion chinoise du Vide médian – comparable au réel lacanien – montre comment le souffle permet le mouvement et les transformations.

Si labsence de souffle paraît comme un état ultime chez Beckett, la poussière trahit une existence impossible à résorber, une disharmonie fondamentale et irréductible. Le souffle gît au sein même des mots, permettant déprouver linstant de labolition subjective, tout en marquant un bord mouvant et inachevé.

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Dans lœuvre emblématique, Souffle, les fonctions corporelles sont disloquées et placées à lextérieur, dans un corps sans chair, laissant le sujet libre de respirer. Naissance et mort sont rapprochées, donnant lieu au sujet réel. Le corps nest alors plus quun souffle, qui ne laisse pas de trace.

À ce parcours thématique, deux études ouvrent une autre perspective sur lœuvre de Samuel Beckett. La publication des lettres de lauteur représente un événement majeur, et Éric Wessler se penche sur le quatrième et dernier volume de la série1, qui révèle lunité profonde reliant lhomme et lécrivain, à ce stade de la vie où lauteur est libre de sadonner entièrement à lécriture. Désormais célèbre, Beckett refuse de devenir un professionnel de lécriture, et les conseils quil donne aux autres concernent le travail de réduction. Pour lui, répéter quil na “rien à dire” ne revient pas à adopter une pose, mais à témoigner de son expérience de limpuissance.

En labsence de discours politique construit, son sentiment de fraternité à légard dautres créateurs donnait un certain sens à la vie. Amitié et création littéraire se nourrissent réciproquement, de manière systématique, et quand Beckett lit le texte dun autre, le langage seul requiert son attention.

Enfin, Florence Bernard explore les liens entre Beckett et Jean-Philippe Toussaint, dont les premiers romans sinspiraient de la “Trilogie”. Sur le plan de la forme, on note la recherche de la sobriété du style et du “mal dit”, tandis que les thèmes manifestent aussi une parenté avec Beckett : le parcours erratique dun personnage masculin, le corps en déshérence et une virilité défaillante. Si Toussaint séloigne de linfluence beckettienne dans les années Quatre-vingts, certains traits persistent.

À la fin de ce volume, un riche carnet critique témoigne de lextrême dynamisme des études beckettiennes, offrant un premier accès à nombre douvrages publiés en langue anglaise. À loccasion aussi, ces comptes rendus ouvrent un débat sur les orientations proposées par les auteurs.

Llewellyn Brown

1 Voir les études publiées dans nos précédents volumes : Garin Dowd, « Beckett lépistolier, ou “lhomme-à-la-bèche” » (SB4, 349-370) ; Edward Bizub, « The Letters of Samuel Beckett (1957-1965) : la griffe de Beckett : cloué à jamais, toujours entre… » (SB6, 363-388).