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Classiques Garnier

[Introduction à la deuxième partie]

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Chez Hobbes, nous lavons vu, la représentation se présente à la fois comme un concept opératoire et comme un concept stratégique. Opératoire, parce quil permet darticuler le peuple et le souverain de sorte que le premier nexiste que par sa mise en représentation dans le second. Stratégique, parce que la passivité à laquelle il réduit le peuple lui permet de rendre contradictoire lidée de « souveraineté populaire ». Le xviiie reconduit cet usage opératoire et stratégique du concept de représentation. Mais le contexte politique et théorique a changé. Et sil sagit toujours dutiliser la représentation contre la possibilité dun peuple qui soit un acteur politique authentique, il devient difficile de naccorder aucune place au « peuple souverain ». Le modèle de Hobbes, ne serait-ce que parce quil soutient labsolutisme royal, nest donc pas directement mobilisable par les fondateurs des régimes représentatifs. Quant à la philosophie rousseauiste, en dépit des appropriations dont elle fera lobjet, elle ne saurait permettre de penser lassociation de la représentation et de la souveraineté du peuple, puisque cest précisément sur celle-ci que porte linterdit.

Dautres modèles se développent toutefois, qui permettent de penser conjointement la souveraineté du peuple comme consentement au pouvoir politique, et la mise en sommeil de tout pouvoir populaire réel par le recours au dispositif représentatif. Cette manière de concevoir le recours à la représentation politique, qui se diffuse largement au sein des écrits des fondateurs des régimes représentatifs, se rencontre dabord dans lœuvre de Montesquieu. Le premier en effet, il fait du gouvernement représentatif le régime des Modernes – renvoyant la démocratie à lAntiquité. Cest que la découverte enthousiaste de lAngleterre et de son modèle constitutionnel marque profondément son appréhension des questions politiques, alors même son séjour dans les Républiques italiennes le conduit à contredire la vertu quil leur prêtait dans les huit premiers livres de lEsprit des lois1. Sa pensée, en retour, agira de manière déterminante sur les acteurs de la Révolution américaine. La manière dont il articule représentation et démocratie dans lEsprit des 136lois possède par conséquent une postérité considérable. Aussi importe-t-il dabord de sarrêter sur la façon dont il a rendu pensable un régime de souveraineté du peuple tel que son articulation à la représentation exclut toute référence au gouvernement démocratique, comme toute référence à un peuple actif.

Conçu comme un mécanisme politique dune grande efficacité, le concept de représentation ne fait pourtant pas lobjet dune élaboration conceptuelle serrée chez Montesquieu. Il nen reste pas moins un concept opératoire, qui permet de désigner le peuple comme lorigine dun pouvoir quil nexerce pas. Cest son coup de maître : faire du peuple le fondement dun pouvoir quil ne lui appartient pas dexercer. Autrement dit, alors que Hobbes sattachait à rendre impossible jusquà lidée de « souveraineté du peuple », celle-ci devient possible chez Montesquieu, à condition que le pouvoir quelle désigne ait perdu toute effectivité – ce que rend possible le dispositif représentatif. Ainsi assiste-t-on à une nouvelle articulation des idées de souveraineté du peuple2, de démocratie et de représentation, qui isole la démocratie et lui oppose un pouvoir du peuple dont lexercice est médiatisé par la représentation. En outre, en normalisant le recours à la représentation, Montesquieu participe à linscription durable de lidée que ce nest pas le rôle du peuple que de participer au pouvoir politique. De la sorte, il contribue à enraciner le rejet du gouvernement démocratique comme impropre aux nations modernes. Cest dans ce vocabulaire que se déploiera ensuite la tradition du gouvernement représentatif. Comprendre le mouvement qui part du xviie siècle anglais et qui aboutit, au xixe siècle, à la stabilisation des gouvernements représentatifs, passe donc par lélucidation de ce moment charnière délaboration pratique et théorique des gouvernements représentatifs.

1 Joseph Dedieu, Montesquieu et la tradition politique anglaise en France : les sources anglaises de lEsprit des lois, op. cit.

2 Il serait toutefois plus correct de parler de « pouvoir du peuple », ou de « puissance souveraine », car Montesquieu, qui se méfie de lidée de souveraineté, limite par conséquent grandement lusage quil fait de la notion.