![La Reine de Saba. Des traditions au mythe littéraire - [Introduction à la troisième partie]](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/AheMS01.png)
[Introduction à la troisième partie]
- Prix Anna-Balakian 2013 de l'Association internationale de littérature comparée
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Reine de Saba. Des traditions au mythe littéraire
- Pages : 231 à 233
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 16
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- EAN : 9782812439339
- ISBN : 978-2-8124-3933-9
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-8124-3933-9.p.0231
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/06/2012
- Langue : Français
Les mots que j’emploie, ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes ! […]
Ces fleurs sont vos fleurs et vous dites que vous ne les reconnaissez pas1 !
La reine de Saba est une figure biblique, mais c’est aussi un personnage littéraire. Quel est le rapport entre ces deux identités ? Sont-elles superposables ? L’apparition de la reine de Saba dans un texte littéraire est-elle toujours tributaire de son passé religieux ? Fait-elle toujours émerger l’ensemble du mythe ? La reine de Saba est souvent citée comme un référent extra-textuel, ou intertextuel, mais qui aiderait le texte à fonctionner. C’est alors une image dont la convocation propose un élargissement du champ de l’imaginaire. La plupart de ces occurrences s’inscrivent dans des descriptions et aident le lecteur à se les représenter. Ce sont le plus souvent des comparaisons, qui irradient plus ou moins dans le texte, allant du lieu commun à l’indice dont il faut reconstituer le réseau. Ainsi, son irruption n’est parfois qu’une image, une « façon de parler », pourrait-on dire, une figure de style, citée au détour d’une phrase, une référence qui ne joue que sur un aspect de sa notoriété (sa beauté, sa sagesse…), sans influence sur l’ensemble du texte. Mais il arrive souvent, au contraire, qu’elle éclaire le texte de manière tout à fait significative, actualisant beaucoup plus de sèmes du mythe, bien que la reine ne soit qu’un comparant. On mesure alors l’exemplarité de la reine de Saba, figure de référence.
Mais dans quelle mesure la reine de Saba peut-elle être considérée comme un référent extra-textuel ? Si elle existe dans l’imaginaire comme figure de légende ou figure historique, elle est surtout un personnage livresque, puisqu’elle apparaît d’abord dans la Bible, ce que n’ignorent pas les écrivains qui la citent, même s’ils se servent d’un intermédiaire, comme un tableau ou une autre œuvre littéraire, qui jouent alors le rôle de relais. Malgré sa flexibilité dans l’imaginaire, la reine de Saba 232s’affranchit difficilement de son origine textuelle et religieuse et nous nous demanderons si cette dimension est toujours exploitée en littérature et si la mention d’une « reine de Saba » peut faire sens en-dehors de la référence biblique. En effet, elle éveille tout un imaginaire, même chez le lecteur qui ne connaît pas le détail des épisodes et qui peut même ignorer son origine biblique ou coranique.
Parfois, une simple mention de la reine suffit à suggérer toute son histoire et à l’enlacer au texte. Pierre Brunel explique dans la préface du Dictionnaire des mythes littéraires :
Il arrive, sans doute, que le récit soit élidé. Il ne reste plus alors qu’une image, celle qui est peinte sur un vase grec, celle qui affleure à la surface du texte littéraire (« Andromaque, je pense à vous »). Mais il me semble que l’ensemble du récit est sous-tendu par cette illustration ou par cette nomination2.
Le mythe peut donc se révéler de la manière la plus furtive, parce qu’il est présent dans la mémoire culturelle et qu’il ne colle pas aux textes qui le portent. Mais il est évident qu’en mentionnant la reine de Saba dans un trope, l’auteur invite à une complicité, à un sous-entendu que le lecteur doit être capable de comprendre3. « Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir […] Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner », écrit Umberto Eco. La mémoire littéraire est essentielle dans les rapports intertextuels. Michaël Riffaterre oppose l’intertextualité aléatoire et l’intertextualité obligatoire,
que le lecteur ne peut pas ne pas percevoir, parce que l’intertexte laisse dans le texte une trace indélébile, une constante formelle qui joue le rôle d’un impératif de lecture, et gouverne le déchiffrement du message dans ce qu’il a de littéraire, c’est-à-dire son décodage selon la double référence4.
En effet, la perception des rapports intertextuels
est une des composantes fondamentales de la littérarité d’une œuvre, car cette littérarité tient à la double fonction, cognitive et esthétique, du texte. Or la fonction esthétique dépend, dans une large mesure, de la possibilité d’intégrer l’œuvre à une tradition, ou à un genre, d’y reconnaître des formes déjà vues ailleurs. Quand à la fonction cognitive, elle dépend sans doute d’abord de la référence réelle ou illusoire des mots à une réalité extérieure, comme dans 233tout message linguistique, mais aussi et surtout d’une référence au déjà dit ou plutôt à un dire déjà monumentalisé – clichés, formules, stéréotypes, formes conventionnelles d’un style ou d’une rhétorique, bref des textes ou fragments de textes anonymes, ou au contraire, les textes signés qui forment le corpus d’une culture5.
Il faut donc commencer par s’interroger sur ce qui dans les textes littéraires suscite l’évocation de la reine de Saba et sur l’écho qu’elle produit à son tour.
1 P. Claudel, « La muse qui est la grâce », Quatrième ode, Cinq grandes odes, Gallimard, coll. « Poésie », 1966, p. 75.
2 Op. cit., p. 8.
3 C’est le principe de l’allusion qui, selon Fontanier, « consiste à faire sentir le rapport d’une chose qu’on dit avec une autre qu’on ne dit pas, et dont ce rapport même réveille l’idée », Figures du discours, Flammarion, 1977, p. 125.
4 « La trace de l’intertexte », La Pensée, no 215, octobre 1980, p. 5.
5 Ibid., p. 4.