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Classiques Garnier

[Dédicace]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Reflexion de la lune sur les hommes. 1654
  • Pages : 93 à 98
  • Réimpression de l’édition de : 2006
  • Collection : Textes de la Renaissance, n° 105
  • Série : L’Éducation des femmes à la Renaissance et à l’âge classique, n° 11
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812452345
  • ISBN : 978-2-8124-5234-5
  • ISSN : 2105-2360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5234-5.p.0088
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2007
  • Langue : Français
88 TEXTE1
[I] A tres-haut et tres-puissant Prince MONSEIGNEUR HENRY DE LORRAINE, DUC DE GUISE2,
Prince de Joinville, Seneschal hereditaire
de Champagne, Comte d'Eu, Pair de France, etc.3
MONSEIGNEUR,
Je n'entreprends pas de parler dans cette Epistre de la grandeur de vostre Altesse ; [II] c'est une matiere trop ample et trop sublime pour l'esprit d'une Femme qui n'a receu de la Nature que l'ignorance en partage ; et d'ailleurs le terme de ma vie seroit trop court pour une si haute entreprise. Et si Themistocles regrettoit de finir ses jours à cent
1 Les mots ou expressions dans le Glossaire sont suivis d'un astérisque.
2 Henry II de Lorraine, duc de Guise (Blois, 1614-1664), fils de Charles de Lorraine, duc de Guise. Exilé en 1641, suite à la conspiration du Comte de Soissons*, Henry II contesta à Philippe IV d'Espagne le droit de régner sur Naples dont il revendiqua le trône. Il resta prisonnier de Philippe IV jusqu'en 1648, puis, libéré, rejoignit temporairement la Fronde. En 1654 il réessaya la revendication de Naples, mais échoua. Il devint grand chambellan de Louis XIV.
*Louis de Bourbon, comte de Soissons (1604-1641), conspirateur invétéré, s'allia aux Espagnols et défit l'armée française en 1641, près du bois de Marfée. Il meurt accidentellement à la fin de la déroute française.
3 La sénéchaussée du Prince de Joinville - Henry de Lorraine - remonte à Jean de Joinville (1224-1317), Sénéchal de Champagne. Les Guise ont hérité au XVIe siècle du comté d'Eu (en Seine- Maritime, entre la Normandie et la Picardie).

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sept ans, ne commençant, se disoit-il, qu'à estre sage1, je dirois au bout d'un siecle comme luy, que je ne commencerois qu'à connoistre les merveilles* de Vostre Altesse.
Mon esprit a beaucoup d'ardeur, Mais il faut un plus fort Genie Pour parler de vostre valeur Et de vostre Philosophie.
[III] J'auray plutost fait connoistre à Vostre Altesse les vices et les defauts des Hommes qui luy sont inconnus, que je n'aurois commencé à décrire les moindres de ses vertus ; elles sont assez connues par toute la terre ; elles tournent avec le premier mobile* sur les deux pivots du monde', comme nos Philosophes ont nommé ces deux poincts imaginaires Poles Arctique et Antarctique sur lesquels les cieux roulent avec tant de justesse*3 ; de mesme l'on trouve dans Vostre Altesse deux poincts fixes qui sont la Raison et la Generosité*, [IV] c'est sur ces deux Poles qu'elle prend son mouvement ordinaire, sans que le cours en soit interrompu par la reflexion de la Lune4.
1 Thémistocle n'a pas vécu jusqu'à l'âge de 107 ans. Plutarque est formel  : il «  acheva ainsi ses jours (...) après avoir vécu jusqu'à l'âge de soixante-cinq ans  » (Les Vies des hommes illustres, traduction de Jacques Amyot, t. I, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1951, p. 281). Le passage auquel Madame de Brégy fait allusion, en se trompant d'âge, se trouve dans «  Thémistocle  » (Vies)  : «  Et à un Antipathe qui avait autrefois été beau jeune homme, et lors s'était déporté fièrement envers lui sans en faire compte, et depuis, quand il le vit parvenu en grande autorité, lui allait faire sa cour  : «  Jeune fils, mon ami, dit-il, nous sommes tous deux, mais bien tard, devenus sages tout à un coup  » (p. 266). On retrouve le même passage dans «  Les dits notables des anciens  » dans Les Œuvres morales de Plutarque (Moralia), trad. Jaques Amyot, Lyon, Estienne Michel, 1587 et 1588, p. 705. Pour mémoire disons que celui qui a vécu 107 ans, c'est Gorgias de Léontium, le maître d'Isocrate (voir Cicéron, Caton l'ancien, De la vieillesse, éd. Pierre Wuilleumier, Paris, Les belles lettres, 1961, p. 90).
2 «  Les Poles du monde sont les pivots sur lesquelles le ciel et la terre tournent  » (Furetière). Une même vue géocentrique se trouve déjà chez Madame de Brégy. Voir ci-après.
3 À son insu sans doute, Madame de Brégy souscrit au géocentrisme de Ptolémée (s'inspirant d'Hipparchos), battu en brèche par les théories héliocentriques de Copernic (1473-1543), de Galilée (1564-1642) et de Johan Kepler (1571-1630).
4 Dès l'Épître dédicatoire, nous touchons aux prémisses du traité de Madame de Brégy. Depuis des temps immémoriaux la lune a été associée aux humeurs des hommes. Héraclite, Aristote ou Paracelse ont réfléchi sur le rapport entre le cycle

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Grand Prince rien ne vous égale, Que la Nature nous estale
Sous le vaste empire des Cieux. Ce qu'elle a de plus glorieux, Destruisant la machine ronde, Qu'elle bastisse un nouveau monde, Qu'en faisant de nobles efforts Elle épuise tous ses tresors, Et qu'elle r'anime les Cendres Des Cesars et des Alexandres, Ces Braves suivis de Caton, Seneque, Aristote et Platon
Rendront adveu de leur foiblesse Au merite de Vostre Altesse.
En effect on peut dire sans flatter Vostre Altesse, que ses vertus morales, et ses grandes [V] actions heroïques ont également merité des Couronnes de laurier, à l'ombre desquels si ce petit Traicté que je luy offre avec beaucoup de Zele et de respect y peut trouver place, je ne redouteray point la colere des foibles* que mon Livre pourroit exciter contre moy, puisque les plus superbes* mesmes n'auroient pas la hardiesse de m'attaquer dans un lieu si éminent. C'est la grace que je demande à Vostre Altesse,
Sa tres-humble,
et tres-obeissante servante DE B.***
*
lunaire et l'équilibre émotionnel, voire l'équilibre physique. Ainsi on a jugé que le métabolisme des animaux s'accélérait, que plus d'agressivité se manifestait, ou que l'activité sexuelle s'intensifiait. De là à étendre l'influence de la lune sur les humains, il n'y eut qu'un pas, d'où est né, entre autres, le mythe du loup-garou. C'est dire que l'influence de la lune n'est pas forcément bénéfique, comme il ressort amplement de la réflexion de Madame de Brégy. On retrouvera cette croyance en l'ascendant de la lune chez Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, article «  Influence  ». Pour le symbolisme lunaire, voir aussi «  De Isis et d' Osiris  », dans le Reste des oeuvres morales de Plutarque, la suite des Moralia de Plutarque, éd. cit., p. 40-105.

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[VI] A SON ALTESSE DE GUISE. RONDEAU.
Vous rendre honneur, grand Prince incomparable
Est un devoir tout à fait equitable, Vous attirez les coeurs avec raison Par vos vertus et par vostre maison, Dont la grandeur est si considerable  :
Mais grand Heros vostre coeur indomptable, Vostre personne et vostre humeur affable Forcent le monde à venir à foison
Vous rendre honneur. Vostre valeur qui vous rend adorable, Aux ennemis parfois si redoutable
Qu'ils sont contraints, comme un autre Jason, De vous laisser conquerir leur toison, Et de venir d'un zele veritable
Vous rendre honneur2.
1 Madame de Brégy suit la mode du rondeau, qui avait été relancée par Vincent Voiture. Petit poème de treize vers, coupés par une pause après le cinquième et le huitième (Mme de Brégy renverse l'ordre), dont huit sont sur une rime, et cinq sur une autre rime ; le premier, ou les premiers mots se répètent après le huitième vers et après le dernier. Boileau l'évoque dans son Art poétique, Chant II  : «  Le Rondeau, né gaulois, a la naïveté...  » (v. 140). Le rondeau remonte au Moyen-Âge, se retrouve chez les Grands Rhétoriqueurs et encore chez Clément Marot. Condamné par la Pléiade (Defense et Illustration, II. V), il sera réhabilité par les poètes dits précieux, dont Voiture.
2 Il suffirait de lire un rondeau de Voiture, plein d'inventivité et de grâce, pour se rendre compte de la banalité d'expression du rondeau de Madame de Brégy. La rime en -able est à la fois prévisible et disgracieuse ; la rime en -on possède une meilleure sonorité, mais est embarrassée par l'image de Jason, constituant un élément comparatif boiteux, se rapportant syntaxiquement aux «  ennemis  », mais reportée au destinataire du rondeau.

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[VII] A ELLE MESME1. SONNET.
Voulant parler à Vostre Altesse De sa haute perfection,
Une secrette émotion
Me fait connoistre ma foiblesse.
L'honneur qui pour moy s'interesse Me promet sa protection,
Et flattant mon ambition
Je l'entreprends sur sa promesse.
Pour exalter vostre vertu
Mars à vos genoux abatu
Fait voir tout ce que j'en puis dire  :
Il connoist vos actes guerriers, Et vous a cedé son empire
Pour se soumettre à vos lauriers.
1 Les deux sonnets, sans parler du rondeau, sont en octosyllables, respectant, certes, les règles du genre, mais ils sont tous deux d'un prosaïsme désespérant. On remarquera, par exemple, le dernier vers du premier tercet dans le premier sonnet, essentiellement composé de formes verbales (faire, voir, pouvoir, dire)  ! Dans le deuxième sonnet, on retrouve la flagornerie emphatique, le ton affecté et le recours maladroit à la mythologie, encore que ce procédé soit traditionnel  : allusion à Alcide (ou Héracles/Hercule), premier nom du fils d'Amphytrion et d'Alcmène. Pour ce qui est du «  liquide élement  », il s'agit, selon les Poètes, du nom de la mer (Furetière). Allusion aussi à Mars (ou Arès), le dieu de la guerre dans la mythologie romaine, mais dont le récit des exploits est souvent d'origine grecque (voir Homère) ; enfin, Poseïdon, le «  dieu de l'onde  », est également présent.

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[VIII] A ELLE MESME. SONNET.
Tout ce que l'on escrit d'Alcide Est foible auprez de vos efforts, Le Ciel employa ses tresors Pour faire une ame si solide.
Le Dieu de l'Element liquide Tremble vous voyant sur ses bords  : L'ennemy jusque dans ses forts Par vostre valeur s'intimide*.
Je puis dire avec verité
Que vostre generosité
Doit un jour vaincre tout le monde  :
Si l'on compte entre vos subjets
Les Dieux de la Guerre et de l'Onde Où pourront aller vos projets  ?