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Classiques Garnier

Préface de Jean Céard

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La réception de Rabelais en Europe du XVIe au XVIIIe siècle
  • Auteur : Céard (Jean)
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 83
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812457012
  • ISBN : 978-2-8124-5701-2
  • ISSN : 2114-1096
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5701-2.p.0002
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/02/2010
  • Langue : Français
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PRÉFACE

L'interprétation de Rabelais au XVIe siècle, de Marcel De Grève, est depuis longtemps un ouvrage de référence, tant pour les spécialistes de Rabelais que pour les chercheurs préoccupés des problèmes de réception. Dans son avant-propos, l'auteur distinguait fermement son travail des études antérieures de Jacques Boulenger et de Lazare Sainéan  : «  Le premier, écrivait-il, a fourni une série de textes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, qui se rapportent à Rabelais. Le second a présenté les lecteurs, les imitateurs et les continuateurs du Chinonais  » ;mais, ajoutait-il, « ces compilations [...] négligeaient l'essentiel  :Rabelais lui-même et son oeuvre tels qu'ils réapparaissent et se renouvellent à travers ses lecteurs, imitateurs et interprètes  ».
Avant et après ce travail fondamental, Marcel De Grève n'a cessé de poursuivre et de prolonger sa recherche. Il se promettait d'en réunir en partie les résultats puisqu'il projetait dès 1961 un ouvrage intitulé L'interprétation de Rabelais au XVIIe siècle. Si les hasards de la vie ne lui ont pas permis de le conduire à terme, du moins en a-t-il réalisé d'importants fragments, dont plusieurs, du reste, franchissaient les limites chronologiques de l'ouvrage annoncé. Mais ces études se trouvaient dispersées dans des revues et des publications très diverses, parfois difficiles d'accès  ; il nous a paru utile de les réunir, et d'y ajouter l'étude inédite intitulée « Rabelais sous les « lumières  » des philosophes du XVIIIe siècle  ». Si quelques références ont été précisées, nous nous sommes interdit de rien changer à ces études  : quelques rares mais inévitables redites n'enlèvent rien à la nouveauté et à la pertinence de chacune ;sans doute le lecteur sera-t-il même sensible à quelques marques d'oralité, qui nous restituent la voix de leur auteur.
L'interprétation de Rabelais au XVIe siècle ne se contentait pas d'étudier, comme il va de soi, la réception de Rabelais en France, mais l'examinait aussi «  en terre luthérienne et calviniste  », en Angleterre et accessoirement en Italie. Cette extension, que les travaux ultérieurs de Marcel De Grève devaient considérablement amplifier, répondait, dans l'ordre de l' érudition, à ce qui a été l'orientation de sa vie entière, ainsi
3 qu'en témoignent, dans leur diversité même, ses très nombreux engage- ments. On pourrait la résumer en une formule qui lui était chère  : le dialogue des cultures. Belge, né à Alost, en 1922, d'un père flamand et d'une mère française, il était parfaitement bilingue. En outre, attentif aux héritages qui modèlent les hommes, il ajoutait à la connaissance des langues et littératures françaises et néerlandaises celle des langues et littératures latines et grecques.
Il avait entrepris à l'Université de Gand des études de philologie romane, qui furent ralenties par la Seconde Guerre Mondiale ; il entra, en effet, dans la Résistance, engagement qui lui valurent la médaille de la Résistance 1940-1945, la médaille de Volontaire de Guerre et la Croix de Guerre. Il fut nommé, en 1947, professeur de français à l'École Royale des Cadets, puis, en 1954, à l'École Royale militaire, où il assura à la fois un enseignement de langue et de littérature françaises et un cours de logique. Il y fut aussi co-directeur du Centre de linguistique appliquée (1954-1968), en même temps qu'il était chargé de cours de littérature française à la Vrije Universiteit Brussel. Entre-temps, en 1954, il soutint sa thèse de doctorat sur l'interprétation de Rabelais, qui fut récompensée par le « prix Ernest Discailles, décerné par l'Académie Royale de Belgique, Classe de lettres, pour la meilleure étude publiée en Belgique les six dernières années dans le domaine des sciences humaines  » ;elle sera publiée en 1961. Cette expérience multiple décida de son parcours à la fois scientifique et pédagogique. Quand il fut, en 1969, nommé professeur à l'Université d'État de Gand, il y devint directeur des départements de « Littérature française  » et de « Méthodologie de l'enseignement du français, langue étrangère  »  ; et, s'il eut le plaisir d'y organiser et d'y promouvoir les études de littérature française, il continua à se préoccuper tout autant des problèmes de l'enseignement des langues, de l'alphabétisation, du bilinguisme, de l'identité culturelle, du dialogue des cultures.
Président de l'AIMAV, alors « Association Internationale pour la recherche et la diffusion des Méthodes Audiovisuelles et structuro- globales  », il préféra la nommer « Association Internationale pour le développement de la communication interculturelle  ». C'est l'AIMAV qui édita les ouvrages de la collection « Études linguistiques  »dont il fut le fondateur, et où lui-même publia Problèmes linguistiques des travailleurs migrants (1977), avec la collaboration d'Eddy Rosseel, et Enquête sur l'enseignement des langues aux adultes en Europe (1978). Marcel De Grève travailla, du reste, à faire de cette Association une ONG de
4 l'Unesco, afin d'accroître son efficacité sur le terrain, de même qu'il assura de nombreuses missions à travers le monde, en qualité d'envoyé de l'Unesco, de l'ONU, de la CEE. C'est du 22e colloque de l'AIMAV au Brésil, organisé avec Francisco Gomez de Matos (1987), qu'émana la « Déclaration de Récife  », au titre significatif, Droits de l'homme et droits culturels, déclaration prise en compte par l'Assemblée Générale des Nations Unies. Marcel De Grève fut aussi un membre actif d'Expolan- gues, créé par Jean-Pierre van Deth pour promouvoir l'apprentissage des langues, défendre le plurilinguisme et encourager les échanges internatio- naux.
De tels engagements (il y en a d' autres encore) font de Marcel De Grève un passeur, au plein sens du terme. Rien ne lui importait plus que de nouer des liens, de jeter des ponts, comme le font voir aussi ses travaux littéraires. L'enseignant qu'il a été sa vie durant aimait, non seulement communiquer sa passion pour les grands textes, mais aussi, dispensant des cours sur la littérature française, de la Renaissance au XXe siècle, comparer et rapprocher les deux périodes.
Il avait un égal souci d'élargir les curiosités des lecteurs. On lui doit des éditions de textes d'auteurs du XXe siècle, comme Mac Orlan, Anouilh, Cendrars, à l'adresse de publics néerlandophones, et maints articles et essais, par exemple sur Cocteau, Saint-Exupéry, Gide. De même, il travailla à faire connaître les lettres françaises de Belgique, aussi bien en Belgique néerlandophone qu'en Belgique francophone, à travers diverses contributions, articles, comptes rendus, conférences, sur, par exemple, Georges Chastellain, le Siècle d'or anversois, Charles de Coster, Maurice des Ombiaux, Fonson, Wicheler, etc. Il assura la direction et la rédaction, en collaboration avec sa femme Claude, du troisième tome des Lettres françaises de Belgique (Louvain-la-Neuve, Duculot, 1989) et fut co-rédacteur en chef de la Moderne Encyclopedie van de Wereldliteratuur (Encyclopédie moderne de littérature mondiale) aux Pays-Bas. Son intérêt pour la théorie littéraire le conduisit, au cours de sa retraite, à se consacrer à la composition d'un Dictionnaire Encyclopédique de Terminologie littéraire, que la mort interrompit en 2002.
Mais la basse continue de travaux si divers, c'est l'intérêt constant de Marcel De Grève pour Rabelais. La première publication relative à Rabelais qu'on trouvera dans ce livre date de 1953, et la dernière de 1998. S'il abordait en historien l'analyse de l'interprétation de Rabelais à travers les âges et les pays, il ne cachait pas son admiration de simple lecteur. Dès 1953, il écrivait  : « Une certitude nous reste  :cette oeuvre géniale
5 s'impose à nous, elle nous enchante, nous transporte.  » Et, d'une certaine façon, c'est l'histoire d'une admiration constamment renouvelée qu'il s'est attaché à écrire. Car, même chez ceux qui s' acharnaient à le critiquer et à le rejeter, il décelait une sorte de reconnaissance implicite de la grandeur de Rabelais. Reconnaissance qui, en somme, était due à ce qu'il appelait l'actualité de Rabelais, une actualité dont il interrogeait le mystère. Sans doute, faisait-il observer, cette actualité était-elle due à la nouveauté anticipatrice de ses « idées  », mais elle était due bien plus encore à son écriture. Il se proposait de l'analyser un jour en détail  ; il n'en a pas eu le loisir ;mais çà et là il ouvre des pistes. Au lecteur de faire fructifier ces suggestions.

Jean CÉARD