Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

9
PRÉFACE




Il y a quelquefois en histoire des ouvrages qui tranchent sur leur environne- ment par leur esprit de pénétration et leur originalité. Tel est le cas de celui que nous offie ici Sylvio De Franceschi : La Puissance et la Gloire. L'orthodoxie thomiste au péril du jansénisme (1663-1724) : le zénith français de la querelle de la grâce. Ce titre, qui commence avec un je ne sais quoi de Graham Greene, nous introduit en fait dans une forme d'étude et d'écriture de l'histoire suffisam- ment raze et précieuse pour mériter d'être présentée au lecteur. L'auteur a une réputation d'ores et déjà bien établie de spécialiste des controverses qui, au xv[[e siècle, ont agité, voire déchiré, la catholicité. Il a d'abord consacré un tra- vail décisif à la querelle autour du pouvoir indirect du pape au temporel, Raison d État et raison d Église. La France et 1 'Interdit vénitien (1606-1607) :aspects diplomatiques et doctrinaux, Paris, 2009, et La crise théologico politique du premier âge baroque. Antiromanisme doctrinal, pouvoir pastoral et raison du prince : le Saint-Siège face au prisme français (1607-1627), Rome, 2009. Puis il s'est tourné vers l'histoire du jansénisme, donnant un premier livre intitulé Entre saint Augustin et saint Thomas. Les jansénistes et le refuge thomiste (1653-1663) : à propos des 1~, 2e et 18e Provinciales, Pazis, 2009. Le présent ouvrage poursuit cette thématique sur une bien plus longue durée.
D'un livre à l'autre, le lecteur retrouve une même méthode, celle qui consis- te àdécrire sur un temps court l'évolution sensible d'idées qui, si elles apparais- sent statiques quand on se contente de les examiner de loin, n'ont pas pu ne pas bouger an cours de controverses qui s'étalent sur plusieurs décennies et où les enjeux de pouvoirs ont été très lourds. D'où l'importance cruciale que Sylvio De Franceschi reconnaît à la chronologie et aux événements politiques et diploma- tiques. Ainsi, dans le cas de la polémique sur le pouvoir pontifical au temporel, il n'y a pas eu l'affrontement unique de deux positions idéal-typiques, pour ou contre la potestas indirecta, mais bien plutôt, pour reprendre les termes de l'au- teur, « un fourmillement de voix innombrables qui, chacune, ont apporté leur contribution à un débat qui était public et qu'elles n'ont cessé de déplacer, peu à peu, au long de leur dialogue antagoniste ». L'essentiel est dit. L'objectif est de «retrouver la concaténation des faits politiques et diplomatiques et leurs réper- cussions dans les publications doctrinales concomitantes ». Il en résulte «une histoire événementielle des idées, voire, si possible, une histoire doctrinale des événements ».
Ce programme de travail, élaboré dès la thèse de l'École nationale des Chartes, perfectionné avec la thèse de doctorat, puis énoncé dans un mémoire d'habilitation à diriger des recherches hors du commun, s'est d'ores et déjà avéré d'une extrême fécondité. Tout d'abord, Sylvio De Franceschi n'a pas reculé devant une histoire doctrinale. Celle-ci n'est pas confessionnelle. La question n'est pas ou plus là. À la suite de son maître, le regretté Bruno Neveu, Sylvio De Franceschi a insisté sur les conséquences intellectuelles de la
10 8 Préface
laborieuse séparation survenue entre l'histoire du christianisme et la théologie. Traiter en connaissance de cause des idées théologiques quand on aborde des sujets religieux ou touchant à la religion semble relever de la prudence élémen- taire et ne devrait pas nécessiter que l'on se justifie. Il y a là matière à faire son métier d'historien, mais encore faut-il avoir acquis les connaissances indispen- sables pour ne pas ignorer les questions théologiques ou pour en parler avec compétence et modestie. Sylvio De Franceschi n'a pas hésité à consentir un effort considérable, et il a prouvé le mouvement en marchant, en se montrant capable d'apporter une réponse fouillée, argumentée, convaincante, à la ques- tion des marques permettant, à l'époque moderne, de reconnaître qu'un texte est thomiste, question qui l'a conduit à traiter des rapports entre thomisme et jan- sénisme. Pour cela, il fallait bien comprendre les choses de l'intérieur sans déro- ger àl'exigence d'impartialité.
La deuxième caractéristique de cette démarche est d'être une histoire authentiquement événementielle. La maxime énoncée par Jean Orcibal est ici comprise dans sa plénitude : « La chronologie est l'épine dorsale de l'histoire des idées. »L'étude d'une controverse, comme, dans un autre registre, celle d'une campagne militaire ou d'une bataille, fait apparaître combien le déroule- ment du temps est hétérogène. Soudain, un événement surgit qui bouleverse son contexte, qui fait que rien ne sera plus comme avant, même si tous les pro- tagonistes n'en ont pas immédiatement conscience. Sylvio De Franceschi rejoint sur ce point les pages que Péguy, dans son Dialogue de l'histoire avec l'âme païenne, avait consacrées à une interrogation sur l'événement. Et c'est ainsi que l'histoire des idées retrouve sa place dans l'histoire générale.
En croisant histoire doctrinale et histoire événementielle, Sylvio De Franceschi manifeste la fécondité de son approche. Elle va bien au-delà du simple établissement —pas nécessairement aisé — de la chronologie des faits. Elle suppose une grande attention au vocabulaire, au sens des mots, aux déplacements de celui-ci, autrement dit à la conscience de ce qui se joue, aux métamorphoses et aux blocages de la controverse et, en définitive, à son épuisement ou à son obsolescence. Cette approche implique aussi une évidente largeur de vues : il fal- lait tenir compte de Venise, de Rome, mais aussi de Paris et de Londres dans le cas de la querelle sur le pouvoir du pape ;dans la controverse autour du thomis- me et du jansénisme, même en concentrant le regard sur le prisme français, il était indispensable d'examiner tout ce qui fait que Rome est Rome et d'observer les diverses instances françaises sans se limiter à Paris. Signalons tout particu- lièrement les pages consacrées à Douai et à ses jésuites, à ce foyer religieux et universitaire récemment inclus dans la France gallicane. C'est là que fut concoc- té un des épisodes les plus facétieux et les plus inattendus de cette grave querel- le, la «fourberie de Douai », autrement dit la rédaction d'un faux texte d'Antoine Arnauld. Une autre des facettes du prisme, à cause du refuge janséniste, était aussi les Pays-Bas demeurés sous autorité Habsbourg, espagnole puis autri- chienne. Après les mots et les lieux de la controverse, il y a les acteurs, indivi- duels ou institutionnels. Les questions de juridiction prennent alors une impor- tance capitale. Qui a le droit de s'exprimer et comment? Qui délivre les autori- sations de publier? Qui régule une controverse? Jusqu'où s'étend une autorité et
11 La puissance et la gloire 9
sur qui ? De telles questions sont fondamentales pour comprendre l'histoire de la Réforme catholique, à la fois dans ses querelles internes comme dans ses rapports avec César.
Avec de telles curiosités et de semblables interrogations, Sylvio De Franceschi nous conduit dans les voies insoupçonnées de ce qu'il appelle à juste titre une «controverse théologique au long cours », la querelle de la grâce, dont c'est un des épisodes. Sans divulguer avant l'heure les conclusions auxquelles il saura mener son lecteur, signalons àcelui-ci, en guise de viatique, que l'ap- proche choisie, privilégiant le thomisme, le sortira de ce qu'il voyait comme un affrontement bipolaire entre molinistes et augustiniens. Il découvrira des domi- nicains qu'il avait peut-être oubliés, mais qui furent les premiers adversaires des molinistes en un temps où Jansénius n'était encore qu'un jeune homme. Il verra comment les augustiniens ont, avec un succès variable, multiplié les efforts pour se présenter comme les parfaits disciples de saint Thomas d'Aquin et laisser entendre que si on s'attaquait à eux, c'était en fait qu'on en avait au plus illustre des théologiens dominicains. Ainsi, en reprenant une histoire qu'il pouvait croi- re intégralement connue ou presque, le lecteur ira de surprise en surprise.

Olivier Chaline
Professeur d'histoire moderne Université Paris IV Sorbonne