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Classiques Garnier

Au sujet du sujet

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La problématique du sujet chez Montaigne
  • Auteur : Aulotte (Robert)
  • Pages : 3 à 8
  • Réimpression de l’édition de : 1995
  • Collection : Rencontres, n° 179
  • Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 4
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812453649
  • ISBN : 978-2-8124-5364-9
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5364-9.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/02/2007
  • Langue : Français
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AU SUJET DU SUJET La méditation sur la problématique du sujet n'est pas nouvelle, mais, au moins, méritait d'être renouvelée, dans la prise en compte des acquis les plus récents de la recherche et ce, en un temps où l'épistémologie moderne ainsi que certaines orientations en psychologie proclament la vacuité du sujet, la dissolution du moi dans une sorte d'abîme de non-être et d'insignifiance. Laissons, d'abord, de côté le sujet métaphysique dont l'historique de Platon à Parménide jusqu'à Kant resterait tâche trop malaisée. "Dieu mercy", avec Montaigne, il s'agit de l'homme concret, de l'homme singulier et social à la fois, pleinement inséré dans un temps tragiquement troublé ; il s'agit d'un homme désireux de s'appliquer ici bas, dans le ménagement parfois malaisé de sa volonté, au difficile métier de vivre "deuement" ; avec lui, il s'agit d'un individu réel soucieux de rester libre et humain en une époque d'inhumaine intolérance ; d'un individu passionément épris de parvenir à l'heureux contentement du coφs et de l'esprit : "Mon mestier et mon art c'est vivre", dit-il (II, 6, 372 C) et plus loin, mais plus tôt dans la couche de l'écriture : "C'est une absolue perfection et comme divine de sçavoir jouyr loiallement de son estre" (III, 13 1115 B). Pour vivre dans la jouissance loyale de tout son être, Montaigne s'appuie le plus qu'il peut sur un maniement autonome de soi, maniement qui le soutient devant les oppressions des pensées systématiques, devant les dérives malfaisantes de la société. Stratégie qui lui permet, dans son livre, d'affirmer par un je de plus en plus présent et pressant (à

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4 RobertAULOTTE l'occasion, il est vrai, englobé dans un nous, ou ils, ou on, ou encore déclaré de biais par un tu désignant le destinataire) la primauté de son expérience personnelle sur les leçons ou les pratiques des autres, de ces autres - anciens ou modernes - que, dans un acte langagier dialogique, il ne dit que pour mieux se dire, tout au long d'une quête inlassable de la connaissance et de la conscience de soi. "Me peignant pour autmy, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes que n'avoyent les miennes premieres" (II, 18, 665 C). Travail écrit, de longue et honnête haleine, nécessaire à qui - comme lui - veut sérieusement et solidement se rendre compte de soi dans la fixation sans cesse recherchée de sa pensée : "Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement et par langue quelque heure ne s'examinent pas si primement ny ne se penetrent comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foy, de toute sa force" {ibid.). Le moi constitue, dans les Essais, le premier et le dernier maillon de toute la réflexion, de toute la rumination de Montaigne. Encore faut-il ne pas oublier le caractère tout particulier de ce moi auquel Montaigne se trouve renvoyé par ses imaginations sur la mort - cet acte à un seul personnage, qui est la mesure même de sa vie - dans ce travail du deuil progressivement et lumineusement apaisé que sont les Essais. C'est parce qu'il a perdu le miroir de lui que lui offrait La Boétie, que Montaigne s'examine, se regarde vivre dans son livre, s'essaye à se trouver. Dans les Essais, le moi de Montaigne (moi du penseur, moi du rêveur, moi du scripteur) est en effet celui d'un homme qui s'échappe à lui-même à tout instant, d'un homme à qui tout échappe, à qui se dérobent vérité et réalité ; cette vérité à jamais inaccessible, sinon par

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Révélation ; cette réalité qu'il nous faut toujours, pense-t-il, considérer avec humilité. Particulièrement difficile donc, chez Montaigne, cette découverte de soi - qui n'est que redécouverte dans l'histoire de la philosophie - s'impose à lui pour que l'individu soit réellement, pour que son moi - avant et afin de s'exprimer en je - se révèle dans la volubilité, la discordance, l'infinie diversité des moments successifs qui s'inscrivent dans la durée et dont l'homme, s'il veut vivre à propos, doit saisir les opportunes occasions. On l'a dit souvent : le Que sais-Je ? de la balance emblématique est à la fois un Qui suis-Je ? et un Que suis-Je là en train d'écrire ? Montaigne en train d'écrire porte, sans cesse, un jugement réflexif sur ce qu'il écrit et sur lui, producteur d'un texte qui est aussi métatexte. Tout dans les Essais est échange entre ce qui du "sujet" (je mets provi¬ soirement ce mot entre de prudents guillemets) et le que de l'objet. N'entrons pas dans le débat - toujours ouvert - de savoir si le texte ainsi produit est porteur d'un sens voulu par l'auteur ou s'il n'est que fragment d'un texte auto-généré par l'écriture dans l'acte langagier, texte dans lequel le lecteur seul pourrait investir un sens grâce à une lecture erronée peut-être, mais créatrice. Ne revenons pas non plus sur l'idée un peu raide, émise par ViUey, d'un essai qui parti d'une impersonnalité tend vers l'épanouissement. Tenons-nous-en à l'individu Montaigne qui parle de lui en disant Je ou moi, je, d'une manière prosaïque, sans posture ostentatoire, mais dans une revendication permanente de l'entière liberté d'exercer son jugement par l'essai de ses facultés naturelles et toutes siennes. Liberté dans l'effort, sinon dans la conquête, qui lui donne carrière ouverte d'observer lui-même et de nous présenter à nous une bigarrée

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multiplication du moi dans le déploiement des formes réflexives. J'entends bien, comme vous tous, que dans l'auto- observation Montaigne se livre à une auto-construction. S'il se référé toujours à ses sensations, à ses expériences, à ses activités sociales, à ses lectures, ici à son goût pour la conférence bien conduite qui l'éveille et l'exerce, là à la mélancolie qui le poind au souvenir de ses pouvoirs physiques en aUés avec l'âge, s'il dit moi ou je, ce Je et ce moi ne sont pas des catégories épistémolo- giques mais bien des constructions, des conventions pragmatiques, propres à l'exposé d'une philosophie en "action, en usage naturel et present" (III, 5, 842 Β), d'une philosophie de la praxis, de l'expérience. Lui-même le reconnaît : "Je ne puis asseurer mon object... Je ne peints pas l'estre. Je peints le passage... de jour en jour, de minute en minute... Je pourray tantost changer, non de fortune seulement mais aussi d'intention. C'est un contrerolle de divers et muables accidens et d'imaginations irresoluës et, quand il y eschet, contraires..." (III, 2, 805 B) Mais qu'est-ce qui dans ce livre du temps qui passe est plus persoimel, moins personnel ? S'agissant de personnalité, l'esquisse même maladroite est parfois plus révélatrice de l'encore personnel à travers la conquête de la personnalité que le chef d'œuvre de chevalet. Il va de soi que certaines pages du Troisième livre sont plus succulentes que tel exercice du Premier. Cette constatation de la non-identité de l'individu dans le temps et dans l'espace pose - outre le problème moral de la responsabilité - cet autre qui nous intéresse davantage hic et nunc, le problème du moi, du sujet et de la claire conscience de soi-même. Peut-on vraiment parler de "sujet" quand l'auteur sait

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pertinemment et déclare sans ambages que le moi qui parle n'existe que d'une identité précaire, passagère et toujours mêlée, quand l'auteur se reconnaît l'autre d'un autre, parle à propos de lui d'un "autre moy-mesme" (III, 2, 805 Β), pris dans l'étemelle instabilité du grand branle universel ? La question ne peut s'éluder. On peut cependant admettre, ce me semble, qu'avec ce Montaigne dont le regard est souvent toumé vers le passé et vers les autres nous avons affaire à une dispersion, à une dissémination du moi, à une sorte de liquidation du sujet traditionnel, cette fiction commode aux pratiques de l'humanisme classique. Mais dissémination ne veut pas dire dissolution. L'individu Montaigne n'a certes qu'une idée vague et mouvante de lui ; il ne dispose que d'une incertaine conscience de soi. Son âme ne peut jamais "prendre pied" (III, 2, 805 Β) mais c'est précisément ce qui lui peimet de s'essayer, dans un travail contraignant de pensée vivante, de pensée exacte et d'écriture créatrice, qui le constitue en sujet d'une identité douteuse, certes, mais d'une identité qui représente le maximiun de ce qui peut être atteint à l'échelle humaine. Rejet du sujet traditionnel et naissance du sujet réel, saisi dans sa variable complexité, dans le passage de la "personne" naissante à son mûrissement, à son épanouissement délivré de tout déclin. Alors qu'un Rimbaud ou un Mallarmé voudront briser souverainement le contrat entre le mot et le monde, entre le Je et le moi, le chatoyant Montaigne, dans son scepticisme éclairé qui ne doute pas de la légitimité de l'instrument linguistique lorsque celui-ci est utilisé pour mettre en évidence les incertitudes, pense que l'être est dicible à un degré suffisant et il s'applique - non sans mérite - à le dire, à se dire dans un livre attachant qu'il n'a pas plus fait que son livre lui-même ne l'a fait, dans "un livre

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consubstantiel à son autheur" (II, 18, 665 C), un auteur-sujet, qui va "trouble et chancelant, d'une yvresse naturelle" (III, 2, 805 B), sujet inquiet, sujet instable et balloté, comme nous le sommes nous-mêmes, à l'image de lui, notre frère Michel. AULOTTE, Robert Université Paris IV - Sorbonne

Note Les études qui suivent ont pour première version les communications faites au colloque "La problématique du sujet chez Montaigne" (20-21 octobre 1992, à Victoria University, Toronto). Nous tenons à remercier de leur appui le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, ainsi que le Centre for Reformation and Renaissance Studies de Victoria University.