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Classiques Garnier

« J’aime de cet objet la saveur désolée » : goûts et dégoûts zutiques

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique
  • Auteur : Whidden (Seth)
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : Études rimbaldiennes, n° 7
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812445408
  • ISBN : 978-2-8124-4540-8
  • ISSN : 2258-4951
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4540-8.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/07/2010
  • Langue : Français
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« J’aime de cet objet la saveur désolée » : goûts et dégoûts zutiques1

« L’album est un chaos2 »

Depuis le célèbre « incident Carjat » lors d’un dîner des Vilains Bonshommes, on a tendance à insister sur la précocité de Rimbaud, « De Charleville s arrivé », au sein du groupe zutique et de leur Album. Certes, Léon Valade alla jusqu’à le décrire, dans une lettre à Jules Claretie du 11 octobre 1871, comme « le plus effrayant exemple de précocité mûre que nous ayons jamais vu3 ». Cependant, à trop mettre l’accent sur la contribution de Rimbaud, on a tendance à négliger l’atmosphère déjà bien zutique de l’époque ; en effet, en 1869, soit deux ans plus tôt, Verlaine constata dans une lettre à François Coppée que « le dîner […] des Vilains Bonshommes […] s’[était] enrichi d’un album où toutes les ignominies sont seules admises4 ».

Ces ignominies ne sont nullement le résultat du tout premier cénacle littéraire ; en ceci les Bonshommes et Zutistes ne firent que s’inscrire dans une longue tradition5. En fait, les manifestations de l’album aux

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xive et xve siècles annoncent déjà certains thèmes qui figureront au premier plan de l’Album zutique :

Autre modalité du geste assembleur, le recueil peut être le résultat, non d’une volonté unique et organisatrice visant l’œuvre, mais d’un jeu ouvert. Le manuscrit accueille autour d’une personnalité ou d’un texte poétiques forts, d’autres poètes, d’autres textes qui joutent, qui débattent. Assembler est alors proche d’un de ses sens premiers : Lutter. […] On touche ici à l’une des caractéristiques principales du lyrisme des xive et xve siècles : sa polyphonie. Ce lyrisme est fait de voix multiples, réelles ou fictives, dont l’écriture facilite les échanges, la transcription6.

De même, ce cercle zutique ne fut qu’un des nombreux exemples du fumisme qui se répandirent au fur et à mesure qu’approcha la fin du siècle7. En quoi ces zutistes furent-ils différents des autres groupes d’artistes et d’écrivains ? De quoi s’agit-il, au juste, dans l’Album zutique, et quelle place y occupa réellement le jeune carolopolitain ?

Cet Album se caractérisa en partie par son aspect fortement collaboratif. Si on a depuis longtemps traité avec peu de respect la littérature écrite en collaboration – dans Les Faux-monnayeurs, Olivier affirma qu’« aucun chef-d’œuvre n’est le résultat d’une collaboration8 » – ce choix d’écriture est davantage admis dans le théâtre et dans la prose, les lecteurs et la critique manifestant un certain attachement résolu au mythe du poète comme génie solitaire9.

L’étude de l’Album zutique se complique davantage à cause de la variété de ses textes. Certes, la nature disparate du recueil ajoute à son énorme richesse – Philippe Hamon constate justement qu’un album « peut réunir des images figuratives, ou réunir des échantillons d’autres systèmes sémiotiques, comme des notes de musique10 » – mais la richesse dans ce recueil si ludique, la saveur de cet objet considéré comme désolé

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par certains, n’a pas toujours amené la critique à oser aborder le projet zutique et ses textes hétéroclites. Certains, tels les « vieux Coppées », parodient des dizains de François Coppée : si l’analyse de l’aspect parodique dans le contexte socio-littéraire de l’époque s’est déjà montrée extrêmement fructueuse11, ce travail appliqué de manière approfondie à l’Album zutique reste à faire, et est l’un des objectifs du présent ouvrage. Une telle étude doit prendre en considération « Mais enfin, c…. » et les Bouts-rimés – morceaux de vers incomplets qui ont heurté la critique d’autrefois – et d’autres contributions zutiques qui ne figureraient assurément pas dans un bilan traditionnel d’une œuvre poétique. À cet égard il s’agit effectivement de ce que Steve Murphy a appelé, « faute de mieux, la “parapoésie” : [une poésie qui] peut être marginale dans le bonheur, mais aussi dans l’infortune ou le risque12 ».

Cependant, comme en témoigne l’attention grandissante qu’attire l’Album zutique dans des études critiques récentes13, il ne s’agit pas d’une curiosité éphémère à prendre à la légère, mais d’un des premiers exemples de ce que Hamon appelle « le livre “moderne” par exemple qui “tue” la lecture suivie et linéaire classique14 » ; en ceci, l’Album zutique va au

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cœur même des notions fondamentales de ce que c’est qu’une œuvre, qu’un livre et l’acte même de lire.

La critique a également peu évoqué les audaces de versification dans l’Album zutique15 ; des poèmes à vers monosyllabiques, des sonnets complets, des poèmes en distiques, des « vieux Coppées » : comment regrouper des textes aussi divergents que ceux-ci ? Dans d’autres textes de l’Album, on note le conflit entre la forme et le fond, une tension très présente dans le recueil, à divers degrés16 ; déjà dans sa lettre à Coppée, Verlaine avait traité l’album des Vilains bonshommes, prédécesseurs du cercle zutique, de « monument gougnotto-merdo-pédérasto-lyrique ». L’édition et la critique, toutes deux continuellement en évolution, doivent se confronter à la question de prendre au sérieux ou non de tels monuments, bâtis sur des œuvres qui ont pour titre Conneries, pour n’en citer qu’un exemple : que faire de ce paradoxe ? Quelle place faut-il attribuer, dans la conception scientifique d’une œuvre poétique, du ludique, qui a la capacité, comme nous le rappelle Jean-Marc Defays, de « provoque[r] une décharge qui serait la source psycho-génétique du rire17 » ? De tels choix éditoriaux, du bruit ou du silence critique, ont déterminé la manière dont la critique littéraire a lu et compris ces poèmes depuis leur parution il y a plus de soixante ans, et les études réunies dans le présent ouvrage apportent chacune son propre grain de sel à cette discussion.

La matière de base de la poétique est également remise en question, directement, par d’autres textes zutiques qui relèvent du domaine social – ici on pense par exemple au poème Paris de la même série « Conneries », et son bilan : « Al. Godillot, Gambier, / Galopeau, Volf-Pleyel, / – Ô Robinets ! – Menier, / – Ô Christs ! – Leperdriel !18 ». Toute

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goutte d’encre tombant de la plume d’un poète zutiste relève-t-elle de la littérature, de la poésie19 ? Sera étudié tout au long de cet ouvrage le statut des contributions à l’Album zutique qui existent le plus souvent dans une sorte de « no man’s land », entre le sérieux et le ludique, tout à la fois à cheval sur ces ensembles et nulle part. Une pareille difficulté de catégoriser ces textes hante les projets éditoriaux ; dans le contexte de l’œuvre rimbaldienne, les textes zutiques se trouvent insérés à la suite des catégories (déjà factices et problématiques) de « Poésies », « Derniers vers », etc. Si, comme le constata Valade dans une lettre à Émile Blémont, « c’est un génie qui se lève20 », dans quelle mesure l’époque zutique a-t-elle aidé le génie rimbaldien à se lever, à devenir génie ? La période zutique constitue-t-elle vraiment chez Rimbaud « une étape pivot, un moment charnière dans son évolution poétique21 » ?

La situation de Rimbaud et Verlaine dans l’Album, celle des contributions zutiques au sein de leurs œuvres et celle du recueil dans le contexte de la poésie du dix-neuvième siècle : tels sont les axes des quinze études réunies dans cet ouvrage. L’étude du jeu collectif et des montages citationnels permet de mettre en relief la radicalité de l’Album et d’en retrouver toute la saveur jubilatoire.

Seth Whidden
Villanova University

[1] Nous tenons à exprimer notre gratitude envers Yann Frémy et Steve Murphy pour leurs lectures attentives d’une première version de cette préface, ainsi que pour leur soutien de ce projet d’études réunies sur l’Album zutique.

[2] Philippe Hamon, Imageries [2001], nouvelle éd., José Corti, 2007, p. 350.

[3] Cité dans Jean-Jacques Lefrère, « Quand Rimbaud comparaissait devant les Vilains Bonshommes », Parade sauvage, 14, 1997, p. 57.

[4]Correspondance générale, éd. Michael Pakenham, t. I, 1857-1885, Fayard, 2005, p. 158.

[5] Voir sur ceci les études d’Anthony Glinoer sur le petit cénacle et la poésie cénaculaire, dont « Collaboration and Solidarity : The Collective Strategies of the Romantic Cenacle » trad. Seth Whidden, in Models of Collaboration in Nineteenth-Century French Literature : Several Authors, One Pen, éd. Seth Whidden, Farnham, Ashgate, 2009, p. 37-54.

[6] Jacqueline Cerquiglini, « Quand la voix s’est tue : la mise en recueil de la poésie lyrique aux xive et xve siècles », Der Ursprung von Literatur. Medien, Rollen, Kommunikationssituationen zwischen 1450 und 1650, éd. Gisela Smolka-Koerdt et alii, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1988, p. 142.

[7] Voir Daniel Grojnowski, Aux commencements du rire moderne : L’esprit fumiste, José Corti, 1997.

[8] André Gide, Les faux-monnayeurs, Gallimard, « Folio », 1925, p. 357.

[9] Voir notre « Introduction : On Collaboration » dans Models of Collaboration in Nineteenth-Century French Literature, op. cit., p. 1-16.

[10] Philippe Hamon, op. cit., p. 345. L’étude dans le présent ouvrage d’Alain Chevrier illustre la proposition de Hamon et lui donne raison sur ce point.

[11] Voir les études importantes de Daniel Sangsue, dont (entre autres) : La Relation parodique, José Corti, « Les Essais », 2007.

[12] Murphy en voit un exemplaire presque parfait dans l’Album zutique, qu’il qualifie de « résolument parapoétique » : « Il y a donc une part d’arbitraire dans cette catégorie du parapoétique : elle dépend non seulement des intentions de l’auteur (qui peuvent changer…) ou du cadre de transcription ou de publication d’un texte, mais tout aussi bien de l’évolution des mœurs et des canons esthétiques de la société… ou des critiques ». Steve Murphy, Marges du premier Verlaine, Champion, 2003, p. 160.

[13] Dont : David Ducoffre, « Belmontet, cible zutique », Histoires littéraires, 41, jan.-mars 2010, p. 59-78 ; Denis Saint-Amand, « La biographie dans l’étude des groupes littéraires. Les conduites de vie zutique et surréaliste », La question biographique en littérature, COnTEXTES, 3, http://contextes.revues.org/document2302.html) ; et notre « Les Transgressions de Rimbaud dans l’Album zutique », Parade sauvage, numéro spécial Hommage à Steve Murphy, éd. Yann Frémy et Seth Whidden, 2008, p. 404-413, ainsi que des études venant d’une nouvelle génération de chercheurs, y compris certains auteurs dans le présent ouvrage. Ces analyses s’inscrivent dans le champ de recherche ouvert par les études historico-littéraires de Michael Pakenham (dont un chapitre de la thèse est reproduit dans le présent ouvrage) et de Jean-Jacques Lefrère, ainsi que par l’article fondamental de Marc Ascione et Jean-Pierre Chambon, « Les “zolismes” de Rimbaud », Europe, 529-530, 1973, p. 114-132, et les travaux de Steve Murphy, depuis son Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, Paris/Lyon, CNRS/Presses universitaires de Lyon, 1990.

[14] Philippe Hamon, op. cit., p. 344. Ces remarques sur la notion de l’album viennent de l’étude fondamentale de l’album de Frédéric dans L’Éducation sentimentale, dans le chapitre que Hamon intitule « L’Album, ou la nouvelle lecture » (p. 327-362).

[15] Avec des exceptions notables dans des études de Jean-Louis Aroui, Jean-Pierre Bobillot, Alain Chevrier et Benoît de Cornulier, ainsi que celles dans le présent ouvrage de Jean-Louis Aroui et de Philippe Rocher.

[16] Voir Steve Murphy, Le Premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, op. cit., p. 252. Pour « la présence rimbaldienne […] on ne peut plus variée » dans l’Album, voir notre « Les Transgressions de Rimbaud dans l’Album zutique », op. cit., p. 404-413.

[17] « Jouer avec ce qui d’habitude est traité gravement par les discours sérieux […] a un effet cathartique évident, provoque une décharge qui serait la source psycho-génétique du rire ». Jean-Marc Defays, Jeux et enjeux du texte comique, Tubingen, Niemeyer, 1992, p. 231.

[18] Hamon nous rappelle que « Là où la “grande” littérature vise à l’éternité, [l’album] est un livre qui est volontiers du côté de l’actualité », op. cit., p. 345.

[19] On a posé cette même question, mais dans un autre contexte, dans « Réponse à une enquête : “L’homme à la grammaire espagnole” », Histoires littéraires, 22, avril-juin 2005, p. 64-66.

[20] Étiemble, Le Mythe de Rimbaud, t. 1, Gallimard, 1968, p. 36.

[21] Françoise Dragacci-Paulsen, « De l’Album zutique et du poème rimbaldien (fin septembre 1871-mars 1872) », Studi francesi, 125, 42, mai-août 1998, p. 245. Voir aussi Kristin Ross, The Emergence of Social Space : Rimbaud and the Paris Commune, University of Minnesota Press, 1988, p. 134-136.