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Classiques Garnier

Avant-propos Pourquoi le théâtre ?

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AVANT-PROPOS
POURQUOI LE THÉÂTRE ?


La place du prince au théâtre fut l'objet de pratiques, non de théories. Mais l'ensemble de ces pratiques, expérimentées dans les cours italiennes de Florence, Ferrare, Rome ou Urbino, pendant la Renaissance, a déterminé le mode de représentation du pouvoir absolu à l'aube du xvlI° siècle. Le dispositif de représentation élaboré dans les théâtres de cours italiennes, et plus spécifiquement peut-être à Florence, fait l'objet, un siècle plus tard, en France, d'une relève par les théoriciens du pouvoir monarchique. Ce dispositif est connu, il articule le concept de puissance à celui de représentation, pour faire de celle-ci le véhicule idéal d'un pouvoir désormais conçu comme capacité àfaire-être. Cependant, les présupposés théoriques de son fonctionnement n'ont jamais été mis à jour. Sur quoi reposait au fond cette pratique de réserver au prince la meilleure place dans la salle ? Et « la meilleure place », qu'est-ce que cela voulait dire exactement?
L'interrogation asurgi de documents iconographiques et de textes confrontés ; de commentaires, nombreux et assez invariables, sur le théâtre de la Renaissance comme art politique, sur l'art de la fête comme instrumentum regni, sans que jamais pourtant ne soit explicitées, ni développées dans leur maximum de conséquences théoriques, les hypothèses qui pouvaient présider à cette association du théâtre et du pouvoir.
Lorsque Galilée, à la suite de nombreuses heures d'observation à la lunette, découvre que la surface de la lune est comme couverte de tâches noirâtres et semble présenter des zones d'ombre et de lumière différen- ciées, il s'en ouvre à son ami, le peintre Ludovico Cigoli. Le regard que Galilée porte sur la surface lunaire n'est pas celui d'un homme de science, mais un regard de peintre. Et c'est ce qui lui permet de voir. La technique picturale du chiaroscuro informe la vision de Galilée, et rend possible l'équation inédite : la surface de la lune est comme ces tableaux, où les peintres, pour rendre compte du relief sur un plan, choisissent de mettre
10 en lumière davantage certains éléments pour les faire ressortir, et en laissent d'autres dans l'ombre. La découverte du relief lunaire porte un coup fatal au cosmos d'Aristote et de Ptolémée. Quelques années plus tard, dans son traité sur les scènes, Pratica di fabricar scene et machine ne' teatri, publié à Pesaro en 1637, le scénographe Nicolas Sabbattini codifie les règles de son art —construction de la scène et des gradins, décors habitables, éclairages, placement des spectateurs, machines et effets spéciaux. Dans le chapitre qu'il consacre à la manière d'accommoder les spectateurs, il enjoint de placer toujours le prince au lieu du meilleur point de vue. Parce que c'est de là seulement que se donne à voir la machinerie en sa perfection. Dans un théâtre à perspective mono-focale, l'effet optique de l'illusion n'est véritablement perceptible qu'à proximité du point de vue. De manière explicite, Sabbattini désigne la place du prince c'est le lieu du point de vue. Mais Sabbattini ne va pas plus loin.
Dire ce que c'est que le lieu du point de vue, voilà l'objet de ce livre. Parce que le point de vue c'est à la fois le lieu où l'illusion perspective est la plus grande, et celui où se tient le prince, le lieu de la tromperie et celui du pouvoir. C'est de là que tout le dispositif est conçu, les décors et les machines à effets. Là où se tient le scénographe, là où se tiendra le prince. C'est le lieu du savoir mathématique, l'apex de la pyramide visuelle, et le lieu des croyances, où les allégories sur scène se réalisent. C'est le point de projection, et celui, par projection, des lignes qui, sur scène dans le décor, fuiront bientôt à l' infini.
Amplement pratiquée mais jamais théorisée, la place du prince est un objet complexe. En position de frontière, cet objet ne relève d'emblée d'aucune discipline, d'aucune méthodologie propre, et s'invente lui-même en même temps que le discours qui le porte. Ainsi, il n'y avait a priori aucune preuve formelle à apporter à l'hypothèse de départ : ni les faits historiques observés, par trop éloignés, ni les (trop rares) documents produits, qui pouvaient faire l'objet d'un forçage de lecture. Sur ce fonds, la méthodologie qui s'est imposée a été celle de la reconstruction :une reconstruction double, historique et phénoménologique. La seule preuve qui puisse authentifier en quelque sorte l'hypothèse de départ et la démarche méthodologique, est apparue comme la cohérence structurelle même de l'objet d'étude : sa capacité au fond à devenir un véritable « objet ». C'est en ce sens que s'est imposée la métaphore du « labora- toire florentin ».
Cette distinction fondamentale entre reconstruction historique et reconstruction phénoménologique sous-tend de part en part la conduite de
11 l'ouvrage et la démonstration. Là où l'investigation historique cherche à extraire d'une ou de plusieurs séries de faits établis un principe explicatif susceptible de déterminer a posteriori le sens de leur agencement, la saisie phénoménologique pose d'emblée un horizon d'intelligibilité, qui détermine, pour ainsi dire a priori, les séries de faits susceptibles d'en attester la valeur heuristique. Ces deux démarches, tout en s'effectuant dans des sens opposés, ne sont nullement antinomiques, et le travail de l'historien se doit d'emprunter à l'une et à l'autre, dans le but de réaliser la synthèse, «problématique » au sens kantien, du fait et du sens.
La démonstration fait ainsi leur place à trois moments distincts. Le premier vise à retracer chronologiquement les principales étapes de la transformation radicale opérée sur le premier théâtre humaniste, croise- ment issu du théâtre médiéval et du théâtre antique, par l'introduction de la perspective des peintres dans la scénographie, et qui aboutira à la re- formulation complète, scène et textes, d'un dispositif théâtral pour le rendre davantage conforme aux aspirations d'une société de cour. Le troisième moment, remonte, en un mouvement inverse, proprement anachronique, de Machiavel à Nicolas de Cues, pour circonscrire la définition du pouvoir moderne comme puissance, dont l'analogie avec la vision créatrice de Dieu trouve, dans le théâtre de cour des Médicis, avant les fêtes du Roi Soleil, un lieu privilégié de représentation. Le moment central du raisonnement, lieu de convergence du dispositif, destiné à croiser et à intégrer les éléments d'analyse fournis par les deux développe- ments qui l'entourent, procède d'une ressemblance structurelle avec l'objet même de l'étude —c'est une mise en perspective de l'ensemble sur l'essentiel.
Ainsi, la symbolique de la place du prince est traitée selon sa triple dimension: scénique, rhétorique et politique. La réalisation sur le théâtre, à l'occasion des intermèdes, d'une véritable pensée par images fait converger vers l'actualité rhétorique du spectacle les problématiques respectives d'une politique de la scène et de la scène du politique. Cette convergence est théorisée du point de vue de celui qui, en dernière instance, la commande : le prince. Les intermèdes, tout comme les ballets de cour, absorbent et mobilisent toutes les formes d'expression artistique, afin de produire, selon l'analogie de la vision divine, une allégorie du pouvoir absolu. Le principe de fusion des arts accompagne l'expression d'un mystère, celui-là même qui est en train de se constituer. Recourant dans la fable à la présence des dieux, et dans la représentation à un langage unique, exceptionnel, créé par l'addition des différents langages
12 16 LA PLACE DU PRINCE
humains, le principe de fusion des arts sous-tend le processus intellectuel par lequel la nature même du pouvoir est redéfinie. Par un usage magico- hermétique des images et des symboles, l'allégorie potentialise le contenu des fables mises en scène, et provoque la transposition métaphorique du spectateur dans le lieu et l'action de la pièce représentée, l'assujettissant aux effets de réalité engendrés par et sur ce théâtre. Car l'artifice technique permet de réaliser, d'actualiser devant les yeux et dans le temps présent, une fable en quelque sorte et de toute éternité virtuelle. L'allégo- rie réalisée dépasse la fable. L'oeil du prince crée un monde plus réel que le réel, au sein d'un dispositif de vision projective et coercitive qui tend de plus en plus à se confondre avec la représentation même du pouvoir. Le dépassement de la fable par l'allégorie, puis la réalisation de celle-ci, accompagnent un mouvement par lequel le prince comme principe tend à s'identifier aux effets qu' il produit. La représentation du pouvoir ne vise plus à montrer la personne mais la puissance, et une puissance qui s'exprime en termes d'effets produits. C'est à terme l'ensemble du dispositif de la représentation qui se donne comme la métaphore du pouvoir : le prince réalisé dans ses effets.
La place du prince, préfigurée par la structure spéculative de l'omnivi- sion divine, est ainsi à la fois le lieu symbolique à partir duquel se met en place, grâce à la fusion des discours humains, l'allégorie du pouvoir terrestre, et le lieu géométrique au sein de l'architecture théâtrale d'où le regard du spectateur par excellence suscite, grâce à la superposition exacte du point de vue et du point de fuite, l'illusion parfaite de la réalité. Si dans le théâtre de Vitruve, le point générateur de tout l'édifice flottait quelque part au-dessus de l'orchestra sans pouvoir être occupé par quiconque, le théâtre de cour à perspective se fonde au contraire sur la superposition non formulée d'un point mathématique, générateur de l'ensemble de la structure, et d'un point de l'espace physique, destiné à être occupé par le prince, puis identifié à son oeil. Le champ de vision réservé au pouvoir s'ouvre ainsi sur la totalité des actions humaines, passées et à venir, dont il assure, à la manière d'une création seconde, directement dérivée de la première, l'émergence incessante. C'est bien pourquoi le dispositif perspectif apparais dès son moment inaugural, sans que la chose ne soit le moins du monde formulée ni même pensée, comme parfaitement à même de prendre en charge, au sein de l'immanen- ce, les visées transcendantes d'un pouvoir qui allait l'adopter comme son mode privilégié d'expression et de représentation.
13 AVANT-PROPOS 17
Si pour Heinz Wismann, la volonté de puissance, comme causalité infinie inscrite dans l'exercice politique, se manifeste à travers la représentation de la représentation, le prince au théâtre appazaît bien à la fois comme celui qui voit, celui qui fait voir, et celui qui fait être par son regard toutes les choses qui sont vues. Enfin, il constitue, en lui-même et avec son regard, un spectacle — le prince vu voyant.