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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Phrase continuée. Variations sur un trope théorique
  • Pages : 7 à 17
  • Collection : Théorie de la littérature, n° 21
  • Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
  • EAN : 9782406080268
  • ISBN : 978-2-406-08026-8
  • ISSN : 2261-5717
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08026-8.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/06/2019
  • Langue : Français
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Avant-propos

Lobjet de ce livre nest pas la phrase mais la phrase continuée. Lexpression sinspire de Mallarmé qui évoque dans sa préface à Un Coup de dés jamais nabolira le hasard, inséparable de la page et de sa vision simultanée, « une phrase capitale introduite dès le titre et continuée », sorganisant autour d« arrêts fragmentaires » daprès « la mobilité de lécrit1 ». Si la syntaxe sy trouve entre autres mise en débat, cest dabord comme théorie en acte de la syntaxe, apte à déployer des relations nouvelles voire inédites, empiriquement décrites en termes de motifs, de directions, dintonation ou démission. Entre oralité et visualité, sous leffet de la ponctuation, spécialement des blancs, et du rythme, ce qui sappelle phrase y prend la dimension du poème et de lœuvre. Elle accomplit une identité – introduite dès le titre – en la continuant, cest-à-dire en linventant. Ainsi envisagée, il va sans dire que la phrase ne renvoie pas simplement à un problème de construction et dextension. Elle nobéit pas davantage comme énoncé à un ou des modèle(s) abstrait(s) quil lui faudrait actualiser. Elle est appelée à devenir la catégorie particulière dune poétique et non seulement une catégorie de la langue.

Dans tous les cas, la phrase continuée qualifie une expérience singulière, qui peut prendre les traits occasionnels dune expérimentation. Elle désigne cet événement de dire, la temporalité et même lhistoricité par lesquelles une identité dans lécriture apparaît radicalement autre, nadvient même à lécriture quà la condition dêtre autre. En régime littéraire, la phrase continuée ressortit de la sorte au phénomène artistique de lindividuation. Au lieu que le regard linguistique, de tradition, sattache à identifier des phrases, ce qui en est et ce qui nen est pas, et comment, den mesurer les rapports au signe (ou au mot) comme au texte, il sagit plutôt didentifier du sujet, des sujets. Cest pourquoi 8le point de vue emprunté ici ne saurait être celui, classiquement, de lenquête grammaticale, plus largement des sciences du langage, qui ont pu par ailleurs tenir en soupçon (en particulier ces trente dernières années) lidée de phrase jusquà nier parfois son existence, avançant les difficultés à produire une définition stable et satisfaisante sur la base de critères hétérogènes, – typographiques (la majuscule et le point), morphosyntaxiques (la séquence sujet-verbe-complément), sémantiques et logiques (la relation prédicative), – et empruntés pour lessentiel à des corpus écrits. Du reste, de telles incertitudes font valoir combien lhistoire de la phrase, dont lémergence comme notion est elle-même circonscrite, se confond avec lhistoire des théories du langage, de la Grammaire Générale Analytique de Domergue à lapproche distributionnelle ou générative, par exemple. En retour, lévénement de dire que désigne la phrase ne se résout pas absolument dans la logique de ses modèles, de ses définitions ou de ses représentations, même si à lévidence sa pratique est variablement indexée sur les savoirs du temps.

La phrase est autant sinon plus une question des œuvres quun phénomène du discours prescrit au rang dentité logique ou syntaxique. Cette question tient au point de vue de lart qui la gouverne, et non au seul point de vue de la langue. Lart nest pas à prendre ici dans le sens restreint et technique des manuels et « arts décrire » du xixe siècle, ou même situé au plan unique de la forme, mais au sens dun champ problématique, centré sur un questionnement critique de la valeur. Aussi, loin de substituer un point de vue à lautre pour les opposer, comme sils étaient incompatibles ou inconciliables (ce qui naurait guère de pertinence), il sagit de faire apparaître quelques-uns des enjeux qui entourent la phrase comme expérience. Car cette expérience nest jamais la phrase même mais une phrase chaque fois particulière comme phrase continuée. Si lon veut : elle porte le nom dune unité à inventer pour lœuvre, lunité en devenir quelle se cherche, à laquelle elle se reconnaît, qui na que peu à voir pour finir avec sa clôture syntaxique. Les exemples retenus à lappui de la démonstration sont tous pris au domaine poétique : Laforgue, Corbière, Verlaine, Péguy, Saint-John Perse et Supervielle. Sil nest pas dû au hasard, le corpus retenu na pas le sens dune restriction ni dune exclusion. Et bien quil ne soit pas sans conséquence sur les conclusions qui sen dégagent, lexercice centré ici sur certaines formes poétiques pourrait naturellement se poursuivre du 9côté des proses narratives ou dramatiques comme du genre de lessai, eu égard chaque fois à leurs spécificités. Les cas considérés ici chevauchent deux siècles de création littéraire, des parnassiennes Fêtes galantes, pour le plus ancien, au cycle américain de Vents, au plus tard. Pour autant, les six œuvres étudiées, qui certes entretiennent entre elles des filiations plus ou moins étroites (comme Supervielle et Laforgue), nont pas pour fonction de construire un récit. Attachées à une expression distancée sinon polémique du lyrisme (Verlaine, Corbière) ou aux renouveaux de lépique (Péguy, Saint-John Perse), elles sont de surcroît, à une ou deux exceptions près, le fait dauteurs en marge sinon hérétiques, qui échappent à la dynamique des écoles comme au modernisme des avant-gardes, quand ceux-ci ne se sont pas délibérément maintenus dans une position dextranéité vis-à-vis du champ littéraire de leur temps ou ny ont pas été simplement contraints (Saint-John Perse2, Supervielle).

En revanche, ces œuvres sinscrivent toutes dans un temps démancipation et dautonomisation de la phrase comme unité syntaxique vis-à-vis de la période dont le souvenir persiste néanmoins à des degrés variables. Elles coïncideraient de surcroît avec ce que Gilles Philippe a appelé le moment grammatical de la littérature française, « changement global dépistémè littéraire3 » ou grammaticalisation des interrogations littéraires en cours depuis la deuxième moitié du xixe siècle, qui atteindrait son acmé véritable dans les années 1920 et 1930. Le phénomène est très sensible chez Péguy. En lutte avec le modèle oratoire, lauteur se cherche une « oralité non rhétorique », et dessinerait même les « traits dune curieuse “période” [], à la copia inattendue, faite dinterruptions et de relances, de silences écrits autant que de discours4 ». Et, certes, la phrase des mystères nest pas celle des Cahiers de la Quinzaine, elle répond à un emploi spécifique. Mais elle se dote dans tous les cas dun rythme qui manifeste bien « la porosité, autour de 1900, de la frontière entre prose et poésie5 ». La question se mesure encore autrement chez Saint-John Perse. Sa saisie tardive, alors 10que se clôt en toute hypothèse ce tournant grammatical dans lhistoire de la littérature française, ne doit pas masquer dune part les débuts dune œuvre marquée par la réaction classique de la NRF et dautre part son attachement durable à légard de léloquence et de la belle langue, dont le registre épique est plus que jamais inséparable. En regard, et par contrecoup adressé à la rhétorique, le dernier tiers du xixe siècle ne se distingue pas uniquement par lessor caractéristique de la phrase dite brève. Il se fonderait sur une utopie plus radicale à lendroit de la syntaxe, énoncée par exemple chez Remy de Gourmont : « [Albalat] appelle avec raison le style des Goncourt, un style désécrit ; cela est bien plus frappant encore sil sagit de M. Loti. Il ny a plus de phrases ; les pages sont un fouillis dincidentes. Larbre a été jeté par terre, ses branches taillées ; il ny a plus quà en faire des fagots6. » Le propos orienté par la catégorie individuante du style scande la démonstration elle-même par courts segments au gré des points-virgules. Il est remarquable quil articule la déliaison et lautonomie des propositions à une mise en crise de lordre des constituants et des règles de cohésion ; il est non moins significatif quil substitue au seuil syntaxique la perception typographique. Les pages ne désignent pas par défaut lespace imprimé mais un niveau probable dintellection en labsence supposée de phrases. Aussi lutopie ne réside-t-elle pas dans une action strictement anti-normative, concentrée dans la métaphore banale de larbre comme organicité de la syntaxe. Elle possède encore ce potentiel critique de fonder par-delà la déhiérarchisation et la fragmentation de la phrase de nouvelles composantes. Cest une tension analogue quaffichent la pratique du « morceau7 » selon Corbière, les pastiches de langue classique de Verlaine, ou le désir décrire pour Laforgue « sans syntaxe presque8 ».

Il reste que le véritable socle commun à ces œuvres tient peut-être davantage quau traitement de la syntaxe et à son évolution, ou de 11manière solidaire, à leur situation, anticipatrice, héritière ou critique, synchrone ou participative, dun bord à lautre de la « crise de vers » et de ce qui sera ensuite appelé la « poétique nouvelle9 », en phase avec le développement des phonétiques et de lingénierie acoustique : une analytique du sonore qui met au premier plan le rôle du souffle et des timbres, de laccent et de la prosodie. Le verset de Saint-John Perse sinscrit historiquement dans la poursuite du vers libre symboliste, quil renégocie fortement à partir dAnabase et du cycle dExil. À lépoque de Débarcadères, Supervielle mêle vers régulier, vers libre et verset. Mais dans leurs variétés et leurs irrégularités les métriques de Corbière, de Verlaine, de Laforgue demeurent incomparables. Ainsi est-ce dans cette période intense de mutation des formes que ces auteurs puisent les ressources dune décatégorisation de la phrase, sans toutefois lui donner la dimension spectaculaire qui caractérise la plupart des innovations du xxe siècle. Leurs œuvres combinent en loccurrence deux processus simultanés. Dune part, elles travaillent à convertir la phrase en phrasé10, cest-à-dire quelles la soustraient à lordre logique et syntaxique au profit dune oralité qui en redessine lunité et la dimension par ses agencements typographiques et mélodiques. Si loralité du phrasé ne se limite pas à une reproduction fictive de la langue parlée, elle senracine toutefois dans une tension entre loral et lécrit et trouve par exemple ses moyens dans les valeurs pausales ou disjonctives du rythme et de la ponctuation. Dautre part, ces œuvres rendent compte de cette conversion par lintermédiaire de catégories inséparables de lexpérience de langage qui les active à mesure que celle-ci saccomplit. Ce sont le plus souvent des mots à virtualité théorique – à létat de semi-concepts ou de non-concepts, – qui ne passeraient guère lépreuve de la logique. La sécheresse de Saint-John Perse, la sourdine de Verlaine ou la maigreur de Supervielle sont de cet ordre-là. Cest le point et plus particulièrement le point de « répondance », lequel statue sur le travail de lécho chez Péguy, qui permet encore de penser dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu 12lactivité prosodique, comme lidée de coup et de trait dans Les Amours jaunes la redécoupe graphique et syntaxique du poème.

Ces catégories de lexpérience nagissent pas si différemment des borborygmes dun Valery Larbaud, mêlant les grognements de lœsophage à la phrase infiniment modulée, du pli et des lignes selon Henri Michaux, des saccades de Jacques Dupin ou de la pâte mots de Christophe Tarkos11. Quand Artaud déclare quil « danse / par blocs de KHA, KHA12 » dans Pour en finir avec le jugement de dieu, cette chorégraphie vulgaire doit sinterpréter aussitôt en lien avec les « crottes glossolaliantes13 ». Au-delà du registre de lanalité, et des contrepoints parodiques à légard de la psychiatrie, ladjectif actualise pleinement sa valeur verbale : ces crottes, qui souillent et avortent le langage et lœuvre, ressembleraient à des glossolalies mais nen sont pas exactement. Au nom dune rythmique qui convoque la voix comme la théâtralité du corps (« danse »), lironie du poète récuse la notion à la fois clinique et linguistique. En retour, elle exige une théorie des blocs, qui ne se situe pas sur le même plan que le phonème et la syllabe, mais permet de penser à nouveaux frais la signifiance du texte. Ainsi existe-il une manière idéalement empirique de connaître qui tient à lemploi spécifique de ces non-concepts ou demi-concepts. Car ce sont dabord des mots, cest-à-dire les marques de discours qui en motivent les valeurs. Ce sont ensuite des mots « pour savoir14 » comme le dit Guillevic, porteurs en soi dinconnaissance. On ne parle pas ici dune absence ou dune négation de la connaissance mais tout au contraire dune connaissance en train de se faire, cest-à-dire des termes potentiels dune épistémologie. Ou si lon veut : un savoir du singulier sur lequel peut à rebours prendre appui une pensée du phrasé.

Au cœur du propos, ces non-concepts ou demi-concepts pourraient, faute de mieux, être caractérisés de tropes théoriques (tant ils empruntent aux formes majeures de la métaphore, de la comparaison voire de la métonymie, etc.). Détours de la langue, assurément, figures dun sens 13pour lautre, ces tropes sont en même temps propres au poème et à lui seul. En chemin vers un concept dont, au final, ils nont peut-être pas besoin, du poème ils représentent la forme nécessaire, lexpression la plus adéquate, dans la mesure où ils énoncent ce qui ne pourrait se dire différemment. Dun côté, ils ne possèdent ni la clarté ni la rationalité dun concept. De lautre, ils mettent au jour les rapports de lécrivain à lexpérience de la phrase, et donnent tout son sens à son caractère dévénement. Insistants ou récurrents, ils créent un effet de cohérence, ils le portent à létat de système. Cela ne signifie pas quils sont ou font la théorie manquante de la phrase et de son expérience. Ces tropes à vocation théorique ne parviennent que rarement à la condition nouvelle de mots-concepts. Ils sont même paradoxalement inhibés par la poétique qui les accomplit. Car si elle ne les bloquait pas sur le chemin du concept, elle ne serait plus à elle-même que la théorie de ce quelle ne ferait plus ou de ce quelle aurait encore à faire. Si lon veut : elle dirait (décrirait : le point ou le bloc) sans (les) faire. De quoi ces tropes tiennent-ils lieu cependant ? Dune poétique en cours, qui est encore sans nom, autrement inqualifiée et inqualifiable, mais qui les rend aptes à désigner linvention de la phrase comme phrasé. Cest donc à la lumière de ce genre de tropes (plis, blocs, points, etc.), bien davantage quà celle de catégories a priori de la langue, que peut être envisagée la phrase continuée. Du moins révèlent-ils la tension inhérente à la valeur adjectivale de « continuée » et de ses origines verbales : entre lemploi absolu et de possibles compléments à joindre à la marque passive ; entre laspect accompli du mot et le sens lexical de ce qui a une suite, décrit une activité, sinstalle même dans le temps de sa durée.

En loccurrence, la continuation de la phrase en phrasé pose quatre problèmes dordre majeur. Le premier porte classiquement sur lanalyse des niveaux, le statut de la phrase et ce qui loppose spécialement au signe, mais aussi sur la logique des frontières. Ou comme lécrit Marc Wilmet, résumant ici un nœud on ne peut plus traditionnel : « Dans le continuum quest la langue et sur le plan horizontal, où commence et où finit la phrase15 ? » De telle limites sentendent au niveau supérieur comme au niveau inférieur. La phrase étant la dernière unité structuralement codée de la langue, lune des difficultés est ensuite de rendre compte 14de la composition de séquences linguistiques plus complexes que les unités morphosyntaxiques – récit, argumentation, dialogue, description, etc. Cest ce qui a occupé part de la réflexion linguistique des dernières décennies (grammaires de texte, analyses du discours, pragmatiques conversationnelles). Entre le « mot » et le « texte », postuler lexistence dun phrasé suppose aussi un changement déchelle mais dune autre nature. Le deuxième problème, étroitement articulé au premier, ressortit à lincessante dynamique entre le discontinu et le continu au sein du poème, reconnue de fait, explorée ou occasionnellement théorisée par les écrivains. Le narrateur des Ruines de Paris sen saisit à loccasion dune cantilène déroulant « un motif indéfiniment répété (croche, noire pointée, double croche, soupir, et encore la croche, etc.) à la fois monotone et fascinant comme le bourdonnement rythmique dun rouet ou dune machine à coudre16 ». Mais il nest que de songer généralement au rôle accordé par Jacques Réda au jazz. Dans Cent phrases pour éventails, la question prend plutôt la forme dune phrase débarrassée « du harnais de la syntaxe » mais « faite de rapports », substituant à la « vocalise continue17 » une analytique par blancs, sigles, lettres, colonnes et lignes. Le phrasé nest à ce point une histoire de mouvement, dintensité, dénergie, dallure ou de rythme que parce que son émergence dans un texte, le seuil de visibilité et daudibilité par lequel il se démarque, sont inévitablement soumis aux rapports du continu et du discontinu.

Le troisième problème en découle, il ressortit à lidentité dune voix et dun sujet. Datée davril 1859, la première préface prévue par Hugo à La Légende des siècles, « La Vision doù est sorti ce livre », le montre bien : elle en fonde le récit sur une « phrase interrompue » qui « recommence toujours sans lachever jamais » mais forme « de poëme en poëme » le « livre18 » même. Il est manifeste que sous le terme de phrase qui lui sert danalogie, lauteur na pas en vue la seule expression syntaxique, bien que cette dernière sy trouve nécessairement impliquée. La notion articule plutôt lindividuation logique (lunité dune œuvre) et lindividuation anthropologique (lidentité dun sujet). Elle se réalise ici comme « épopée 15humaine19 », tendue entre la légende et lhistoire, capable de coordonner au moyen de la voix (epos) lindividuel et le collectif. À ce titre, elle exhausse aussi le poème à ses enjeux éthiques et politiques. Quoi quil en soit, la phrase continuée en phrasé produit et contient à la fois du reconnaissable et du méconnaissable. Dun côté, elle devient la caution dun discours inaliénable, singulier et personnel, dont les signaux ou les marques lus et traités isolément se chargent ensuite dun caractère typique (des « tours » ou des « tournures »), réduits parfois à la simple métonymie des noms (« baudelairiens », « éluardiens »). De lautre, cet effet de propre, de ce qui en elle nappartiendrait quà un seul, se pose comme radicalement autre, ayant ce pouvoir de ne ressembler à personne. Du moins est-ce entre le reconnaissable et le méconnaissable que sindique une spécificité à connaître.

Car le phrasé est le lieu dune signature en train de sinventer. Ce que pointe Mallarmé dans une lettre du 23 juillet 1895 à Verlaine, le remerciant de lenvoi de son autobiographie : « Cher grammairien, dirai-je ; vous tenez vraiment votre syntaxe… », déclaration quil explique plus haut : « Moi [] qui aime bien les phrases quand elles vont infiniment loin, de toute façon, en esprit et dans le texte, il y en a certaines, ici, que jai suivies avec angoisse et charme jusquà leur imperturbable conclusion20. » Au poète qui, dérogeant à ses habitudes, sessaie à la prose narrative, il est dabord répondu quil a su créer des phrases à sa mesure. Sans doute celles-ci mettent-elles à lépreuve une lecture cursive. Mais elles se placent moins finalement dans loptique de la longueur et du volume que dune distance empirique, lallure grammaticale leur affectant ampleur et profondeur. Lessentiel nest pas tant la maîtrise que le degré de singularisation de ces phrases (« certaines »), qui laisserait peu à peu apparaître des unités individuées et individuantes informant désormais une attitude. Or cette attitude comme lidentité du sujet, et cest le dernier problème, est toujours à risque. Elle nest pas donnée en une seule fois ; elle nest pas davantage acquise sur un mode définitif. La phrase continuée désigne pour finir le temps de lœuvre ou plus exactement : le potentiel daltérité – nécessaire, on la vu, à lémergence du propre – dont une œuvre est dotée ou non au cours du temps pour instaurer le temps qui est le sien. Le phrasé concentre ainsi très souvent 16les rapports entre invention et répétition. Soit que lœuvre se trouve aux prises avec une logique de limitation ; soit que lœuvre tende au contraire à se renouveler. Avant dêtre consacré le poète de Gravitations et dy tenir sa phrase, Supervielle aura agi par récidives successives de Brumes du passé à Débarcadères. Péguy, quant à lui, est lartisan dune œuvre en quelque sorte unique, Jeanne dArc, et sil peut projeter à sa suite « quatorze ou quinze mystères21 » cest que son phrasé pro-cède non en répétant mais en recommençant.

Ainsi la phrase nest pas tant ici un enjeu pour le grammairien ou lhistorien de la langue, révélateur des théories et des modèles descriptifs qui organisent le domaine, quune question posée aux œuvres, posée par les œuvres, dans la mesure où elle en dissimule dautres et engage notoirement lhistoricité de la valeur. Sous sa forme continuée en phrasé, elle désigne surtout une hypothèse de lecture, plutôt modeste sinon faible quand on la rapporte aux méthodes du linguiste. Elle serait même le dernier cas à envisager pour les sciences du langage. Mais elle représenterait en retour le premier trope théorique à considérer ici, celui auquel il conviendrait de donner la consistance dun concept de poétique. Les chapitres qui suivent dessinent trois ensembles et constituent autant de variations autour de ce trope. Le premier fait état de la phrase comme question, en la considérant à partir de son déclassement épistémologique dans certains courants linguistiques actuels. Le deuxième dégage le point de vue de lart de lapproche linguistique de la phrase. Il réactive pour ce faire les termes de létude dÉmile Benveniste (« Les niveaux de lanalyse linguistique22 ») reçue comme classique à ce sujet, et même résolument datée, en examinant certaines des critiques qui lui ont été opposées. Il les mesure dune part aux principes établis dans « Sémiologie de la langue » dune analyse « translinguistique » des « œuvres23 », et dautre part aux notes manuscrites de « lessai sur Baudelaire », à peu près contemporaines et demeurées longtemps inédites24. Sur cette base 17il recense plusieurs contributions en faveur dune poétique de la phrase, repensée comme phrasé, et en tire quelques propositions pertinentes. Trois séquences retraversent ensuite la logique des niveaux et des limites : lune consacrée au mot et spécialement au nom dans Les Complaintes fait valoir dans ses rapports à la phrase les tensions entre dire et nommer ; lautre sintéresse à la division graphique et rythmique qui, en vertu dune éthique du mal fait, elle-même fondée sur lexpression du dégoût, génère à rebours de la syntaxe de nouvelles unités de diction chez Corbière ; la dernière sarrête au cas des « Indolents » et « Sur lherbe », deux pièces dialoguées de Fêtes galantes, et montre comment le phrasé gouverne la conversation, laissant entendre non les voix de locuteurs distincts mais limpersonnel mouvement dun « ça parle ». Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Vents, Poèmes et Débarcadères illustrent pour finir chacun une sous-question, qui cible les composantes du phrasé. En même temps quil soustrait la prosodie et son système déchos au régime strict de la répétition, entendue comme retour du même, Péguy assimile le phrasé à un corps du dire réglé sur des présupposés théologiques. À linverse, lépopée américaine de Saint-John Perse, en accord avec lidée de grande manière, inscrit ensemble souffle et ponctuation au cœur de la page. Quant à Supervielle, le phrasé se tourne entièrement vers une parole posthume, forme usagée lui permettant de communiquer avec la mort, darticuler le moi présent au moi passé, forme naissante ou renaissante aussi : une phrase déclinée au pluriel, recherchée de recueil en recueil, qui a par conséquent la dimension de lœuvre, une phrase qui soit enfin la phrase juste et accomplisse lidentité du sujet.

Je remercie pour la lecture de quelques-uns des chapitres constituant ce livre Éric Bordas, Pauline Bruley, Nelson Charest, Bertrand Degott, Gérard Dessons, Benoît Houzé, Samuel Lair, Katherine Lunn-Rockliffe, Steve Murphy, Jérôme Roger et Patrick Thériault.

1 Stéphane Mallarmé, « Observation relative au poème Un Coup de Dés jamais nabolira le Hasard par Stéphane Mallarmé », Œuvres complètes, t. I, édition de Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 391.

2 À ce sujet, voir Michel Murat, « Situation de Saint-John Perse », La Langue des dieux modernes, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 121-137.

3 Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française 1890-1940, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 2002, p. 65.

4 Christelle Reggiani, « Charles Péguy et la langue littéraire vers 1900 », dans Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, spécialement p. 383 et 397.

5 Ibid., p. 397.

6 Remy de Gourmont, « Du style ou de lécriture », La Culture des idées, Paris, Mercure de France, 1899, p. 37. Il sagit dune réponse en réaction à lArt décrire en vingt leçons dAntoine Albalat.

7 Tristan Corbière, « Le Poète & la Cigale », Les Amours jaunes suivi de Le Casino des trépassés et LAméricaine, édition de Christian Angelet, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Les Classiques de Poche », 2003, p. 37, v. 5.

8 « Les Complaintes de Jules Laforgue. Poésies », La République française, 31 août 1885, compte rendu de lauteur cité par Jean-Louis Debauve dans Laforgue en son temps, Neuchâtel, La Baconnière, 1972, p. 194.

9 Le terme circule aussi bien chez les détracteurs, tel René Doumic (« La poétique nouvelle », Revue des deux mondes, t. CXXX, 1895, p. 935-946, quauprès des défenseurs à linstar dÉmile Verhaeren en réponse à Marinetti dans lEnquête internationale sur le Vers libre en 1909 (cité par Guy Michaud, Le Symbolisme tel quen lui-même, Paris, Nizet, 1994, p. 465).

10 Sur cette proposition, un point de départ capital est notamment larticle de Gérard Dessons, commenté plus loin en détail : « La phrase comme phrasé », La Licorne, no 42, UFR Langues Littératures, Poitiers, 1997, p. 41-53.

11 « La phrase et sa pâte. Pâte mots. » (Christophe Tarkos, « oui », Écrits poétiques, Paris, P.O.L, 2008, p. 163).

12 Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. XIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 117.

13 Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. XVI, Paris, Gallimard, 1981, p. 32.

14 Eugène Guillevic, « Conscience », Exécutoire dans Terraqué suivi de Exécutoire, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1968 [1945-1947], p. 157. En contexte, le syntagme « pour savoir » doit sanalyser par létymon sapere, liant au mouvement dinconnaissance le dire et le goût.

15 Marc Wilmet, Grammaire critique du français, 2e édition, Paris/Bruxelles, 1998, p. 443, § 555.

16 Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1993 [1977], p. 23.

17 Paul Claudel, Œuvre poétique, édition de Jacques Petit, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 699-700.

18 Victor Hugo, La Légende des siècles, La Fin de Satan, Dieu, édition de Jacques Truchet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 13.

19 Ibid., p. 14.

20 Extrait cité par Lloyd James Austin, « Verlaine et Mallarmé » dans Philippe Hoch (dir.), Dédicaces à Paul Verlaine, Metz, Éditions Serpenoise, 1996, p. 76.

21 Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo dans Œuvres en prose complètes, t. III, édition établie par Robert Burac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 177.

22 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 119-131. Présentée en 1962, cette communication est publiée pour la première fois en 1964.

23 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 66. « Sémiologie de la langue » date de 1969.

24 Émile Benveniste, Baudelaire, édition de Chloé Laplantine, Limoges, Lambert-Lucas, 2011. Ce chantier remonte pour lessentiel à 1967. Le titre véritable en est probablement Le discours poétique. Sur ce point de discussion, voir Irène Fenoglio, « Benveniste auteur dune recherche inachevée sur “le discours poétique” et non dun “Baudelaire” » dans Chloé Laplantine (dir.), Les Notes manuscrites de Benveniste sur la langue de Baudelaire, Semen, no 33, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2012, p. 132. Larticle est consultable en ligne : https://semen.revues.org/9519.