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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Prix de l’Académie française Monseigneur Marcel 2021
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Peste à la Renaissance. L’imaginaire d’un fléau dans la littérature au xvie siècle
  • Pages : 19 à 22
  • Collection : Géographies du monde, n° 27
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406089988
  • ISBN : 978-2-406-08998-8
  • ISSN : 1775-3503
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08998-8.p.0019
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/06/2020
  • Langue : Français
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Avant-propos

[] ecce manus mea erit super agros tuos et super equos et asinos et camelos et oves et boves pestis valde gravis []

Exodus IX 31.

La peste est la main de Dieu. Elle est la vengeance divine. Elle est envoyée à lhomme en réponse à ses péchés, à ses idolâtries, à ses superstitions. Elle est envoyée à lhomme par des flèches célestes, par la main, par lépée, par la parole, par le pied même de lange de Dieu, ou de Dieu Lui-même. Elle est un prodige de la nature : monstrueuse, merveilleuse, esmerveillable. Elle est visible à lœil nu, sur le sommet des montagnes, dans les éclairs, les nuages, le vent, sous forme dexhalations et de vapeurs. Elle est prévisible. Elle est la réalisation dun signe qui sest récemment produit. Elle signifie que quelque chose va bientôt se produire. Elle se manifeste physiquement, sortant de terre, sous forme de méchantes bestioles, à la suite dun tremblement de terre, à la suite dune inondation. Elle a une odeur puante, infecte, corrompue, charogneuse, putride. Elle se voit dans les éclairs. Elle sentend dans les coups de tonnerre. Elle sentend dans les échos des pleurs, des lamentations, des gémissements et des cris des hommes, morts à la guerre. Elle frappe tous les sens.

La peste est la main de Dieu. Elle se produit lors des sièges, chez les assiégés, chez les assiégeants. Elle coupe la faim ; elle entraîne la male rage de faim. Elle est indissociable de la guerre et de la famine, qui sans 20toujours laccompagner rappellent fort régulièrement le même discours. Elle est exécrable, vénéneuse, véhémente, imprévisible, intolérable, irraisonnable, détestable, abominable, traîtresse, fâcheuse, meurtrière, suffocante, furieuse, hâtive, épouvantable, contagieuse, terrible, sauvage, farouche, fort cruelle, « ennemie mortelle de la vie des hommes, & de plusieurs bestes, plantes, et arbres ». Elle est pestilente, pestilentielle, pestilentiale, pestilentieuse, pestifère, pestiférée, pesteuse, épidimiale, épidémique, endémique, mortelle. La peste aime les listes.

La peste est la main de Dieu. Elle vient, par bateau, dÉthiopie, par lÉgypte et la Libye, depuis lOrient, de loin. Elle sort des coffres et des puits, des creux et des cavernes, quand le soleil brûle la terre, quand la lune est pleine. Elle sort des abîmes. Elle remonte du ventre, sort de la bouche de lhomme. Elle est provoquée par un bouleversement des éléments planétaires, par le mauvais temps, par le mauvais air, par les mauvais vents, par une conjonction des sphères célestes. Elle est provoquée par une altération des humeurs corporelles, par une profusion de sang ou de mélancolie. Elle vient de la Chute quentraînèrent Adam et Ève. Elle vient des nobles, des Juifs, des pauvres manchets. Elle vient des empoisonneurs, des engraisseurs et des barbouilleurs de parois et des portes des bonnes maisons, avec la sanie tirée des charbons et des bosses, et dautres excréments des pestiférés. Elle vient des sortilèges des sorcières. Elle vient de lhaleine des ladres. Elle vient de lautre. Elle vient du Diable. Elle vient des charognes des hommes, morts de la peste. Elle est donc cyclique.

La peste est la main de Dieu. Elle rend obstinés les tyrans et les rois tyranniques. Elle est une conflagration, extérieure, qui consume les hommes. Elle est un feu, intérieur, qui consume lhomme. Elle provoque une effusion, une profusion, un torrent de sang. Elle provoque la fièvre, la nausée, les vomissements. Elle est « accompagnee de trescruels & pernicieux accidents » : taches, galles, rognes, grattelles, démangeaisons, ulcères, fistules, pustules, apostumes, apostèmes, exanthèmes, bosses, bubons, charbons, chancres, pourpre, anthrax (sous les aisselles, sur le ventre, derrière les oreilles, à laine, sur lépigastre), fièvre, douleurs destomac, flux de ventre et vomissements, flux de sang par le nez et par dautres parties du corps, puanteur des excréments, palpitations du cœur, tremblements universels, chaleur (imperceptible) à intérieur, froid (perceptible) à lextérieur, difficulté à respirer, appétit perdu, soif 21insatiable, langue sèche, noire et aride, crachement de sang, regard hâve et hideux, face pâle et plombée, rouge et enflammée, pesanteur et lassitude de tous les membres, sommeil profond, rêverie, désespoir, inquiétude, débilité de corps et desprit, cacochymie, hébétement, abrutissement, animalisation, délire, frénésie, folie. La peste est tout aussi physique que psychologique.

La peste est la main de Dieu. Elle tue indifféremment jeunes et vieux, frêles et robustes, fols et discrets, hommes et femmes, de toutes les classes de la société. Elle tue surtout les petits enfants. Elle tue les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bêtes des champs, et les bestioles sous terre. Elle infecte une ville, toute une ville, une ville et ses alentours, jusquà dix lieues à la ronde. Elle emporte la quatrième partie, la tierce partie, la moitié, lintégralité des gens. Elle ne laisse pas une seconde de repos à ses victimes qui souffrent deux ou trois jours, six jours, huit jours, neuf jours, avant quelles ne meurent. Et celles qui survivent perdent leurs yeux, pieds, mains ; parfois même, leurs parties honteuses.

La peste est la main de Dieu. Elle provoque une indifférence à la vie, une irrévérence religieuse, un schisme avec le passé, une envie de faire bonne chère, de samuser. Elle est source de désespoir. Elle force les gens à se dénuder, à se jeter dans les fleuves, dans les puits, par les fenêtres, de haut en bas, sur le pavé. Elle entraîne la fuite. Elle entraîne labandon, souvent de manière chiasmatique : le père abandonne le fils, le fils le père ; le mari la femme, la femme le mari. Elle provoque labandon de soi : lorsquon est atteint, on se prépare à la mort ; on se coud tout seul dans un linceul ; aucuns de la seule appréhension meurent. Elle na pas de remède : les médecins et la médecine sont inutiles. Elle englobe toutes les autres maladies. Elle ne contamine jamais deux fois la même personne. Ceux qui la décrivent sont souvent des rescapés. La peste présente est toujours la plus grande quon ait jamais vue, dont on ait jamais entendu parler.

La peste est la main de Dieu. Elle est un outil rhétorique. Elle est appelée beste et tempeste : elle frappe fort, parcourt lintérieur du corps, ainsi quune surface très étendue du globe. Du reste, elle est une vengeance céleste, qui sattaque à la teste. La peste fait des vers, à la fois dans les poèmes et sur les corps pourrissants.

La peste est la main de Dieu. Elle est féminine. Elle se confond avec la Mort. Elle est une beste sauvage, gigantesque, qui sort de la terre, 22qui surplombe la France, qui recouvre le globe. Elle est la bête de lApocalypse. Elle est un signe de lApocalypse : car la fin vient. La fin vient. La peste est une grâce divine.

Il ne sagit donc pas ici de traiter de la peste historique (de nombreuses maladies appartenant à de nombreuses époques, rassemblées sous un nom générique2), mais bien de limaginaire lié à un fléau unique, merveilleux : la main de Dieu.

1 Biblia Sacra. Iuxta vulgatam versionem, 5e éd. Robert Weber et Roger Gryson, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1997, p. 87. Voir aussi la Traduction œcuménique de la Bible (3 tomes), Paris, L. G. F., « Le Livre de Poche », 1979 (désormais : la ToB) : « [] la main du Seigneur sera sur les troupeaux qui sont dans tes champs, sur les chevaux, les ânes, les chameaux, les bœufs et les moutons : ce sera une peste très grave. »

2 Louvrage de référence en français sur ces maladies historiques dites peste est (toujours) celui de Jean-Noël Biraben, Les Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens. T. I : La Peste dans lhistoire. T. II : Les Hommes face à la peste, Paris, La Haye, Mouton, « Civilisations et Sociétés », no 35-36, 1975.