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Classiques Garnier

Avant-Propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La Personnification du Moyen Âge au xviiie siècle
  • Auteur : Demaules (Mireille)
  • Pages : 7 à 20
  • Collection : Rencontres, n° 91
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812420931
  • ISBN : 978-2-8124-2093-1
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2093-1.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 31/07/2014
  • Langue : Français
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Avant-Propos

Considérée comme artificielle, froide et bavarde, la personnification n’a pas bonne presse. Et pourtant, la littérature et les arts n’ont jamais cessé de faire appel à cette figure de style, sans doute parce qu’elle interroge avec acuité le rapport de la forme et du sens, d’une part en autorisant l’invention littéraire par la description et la mise en récit, et d’autre part en suscitant la quête du savoir et du sens par l’intermédiaire des prosopopées didactiques, dont elle est souvent le support. Choisir d’étudier la personnification impose une contrainte paradoxale : celle de travailler dans les limites imposées par la définition de la figure, qui ne se confond pas avec l’allégorie dont elle est un outil ou un effet, celle aussi d’explorer un champ d’enquête profond, vaste et multiple, en raison de la permanence de la figure dans la littérature et les arts plastiques depuis l’Antiquité. C’est à cet exercice complexe de la pensée qu’ont accepté de se prêter les dix-neuf chercheurs qui nous ont fait l’honneur de participer au colloque consacré à la Personnification du Moyen Âge au xviiie siècle, qui s’est tenu à l’université de Paris Ouest – Nanterre  – La Défense, les 4 et 5 novembre 2010. Qu’ils soient ici chaleureusement remerciés de nous avoir apporté leur savoir et le fruit de leur pensée sur cette figure de style si complexe.

Définitions

Dans son Dictionnaire de rhétorique, Georges Molinié définit la personnification comme « une figure macrostructurale. Elle consiste évidemment à personnifier des choses abstraites, des inanimés ou des animaux, ce qui apparaît dans la mesure où les termes qui réfèrent à ces réalités sont employés comme sujet ou objet de verbes impliquant une relation

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personnelle humaine, ou plus largement, en construction syntaxique avec des adjectifs, adverbes ou compléments quelconques impliquant aussi une relation personnelle humaine, ou encore dans une situation d’allocution qui en fait des interlocuteurs1. » Cette définition très riche de la figure envisage le procédé stylistique de la personnification, qui consiste à donner des traits humains (et principalement le trait sémique /parole/) à ce qui est non-humain. De plus elle met l’accent sur l’effet de personnification produit par les outils grammaticaux et l’usage des parties du discours. Dans les textes, la majuscule affectant la première lettre du mot la désignant est souvent la marque graphique de la personnification.

Dans son traité sur Les Figures du discours, Pierre Fontanier distingue et classe les diverses personnifications selon les figures microstructurales qui la composent. La personnification peut être fondée sur une métonymie comme dans cet exemple :

Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle ;

(Racine, Phèdre).

Le substantif « bras » suppose qu’Argos soit représentée comme un être humain dont il désigne la partie. De même le verbe « appelle » implique que le trait humain de langage identifie Sparte par métonymie à un habitant. Ainsi Argos comme Sparte sont prises l’une et l’autre pour leurs citoyens. La personnification peut se constituer sur une synecdoque :

Les vainqueurs ont parlé. L’esclavage en silence

Obéit à leur voix dans cette ville immense.

(Voltaire, Orphelin de la Chine.)

« L’esclavage en silence » est mis pour « les esclaves en silence », ce qui constitue une synecdoque par abstraction, puisque c’est la condition abstraite des hommes réduits à l’état d’esclaves qui est sujet du verbe « obéir ». Enfin, la personnification peut reposer sur une métaphore :

Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui…

(Boileau, Épître V.)

La mort vient de saisir le vieillard catarrheux…

(Ibid.)

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Le Chagrin, la Mort passent de la catégorie des non-animés à celle des animés : le chagrin est assimilé au cavalier qui ne l’oublie pas tandis qu’il galope, et la mort est ici représentée sous les traits traditionnels du squelette animé qui emporte le mourant. Pierre Fontanier termine son étude en dégageant un trait essentiel de la personnification, qui la distingue de l’allégorie : elle est courte et éphémère2.

L’étude des définitions de cette figure et l’examen des citations proposées à titre d’exemples révèlent la complexité de sa construction et son ambiguïté, car elle semble toujours située dans une sorte d’entre-deux, dans sa forme d’une part, dans la finalité de son emploi d’autre part.

Dans sa forme elle est humaine et non-humaine à la fois, car elle donne des caractéristiques anthropomorphiques à quelque chose de non-humain : une abstraction, une chose ou un animal. La Fontaine a joué de cette ambiguïté dans la fable qui a servi d’illustration à ce colloque : Le Loup devenu berger (III, 3). Ce loup, qui a la fourberie du renard, se déguise en berger pour mieux attaquer les brebis et pour pousser l’identification le plus loin possible, il se pique de parler, mais de sa gorge ne sortent que des hurlements de loup qui ont tôt fait de dénoncer sa vraie nature aux bergers endormis et aux brebis un temps trompées. Cette fable illustre à la fois le processus de la personnification, mais aussi ses limites et son échec qui résident dans la vraisemblance du récit. En effet, comme l’écrit Joëlle Gardes-Tamine, « les personnifications sont très souvent marquées comme fictives3. » Elles signalent donc la nature purement imaginaire du récit et, contrevenant à l’ordre naturel du monde, elles produisent du merveilleux. Mais si le narrateur souhaite souligner l’invraisemblance de ce processus merveilleux, il peut prendre un malin plaisir à mettre en évidence sa facticité. De là, l’étroite affinité que peut entretenir la personnification avec le masque et le déguisement, ce que met bien en évidence la communication d’Armand Strubel, dédiée aux avatars d’une personnification, Hypocrisie, nommée Faux-Semblant par Jean de Meun.

Son ambiguïté, la personnification la tient aussi de son statut de « parole imagée ». Comme la métaphore ou la comparaison, elle est une image qui crée une atmosphère hallucinatoire ou onirique dans les textes, où elle s’organise souvent en système d’oppositions. Dans

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les manuscrits médiévaux elle devient ainsi le support de véritables programmes iconographiques. De son usage dans les arts plastiques, Marianne Bournet et Stéphane Lojkine montrent la richesse formelle, la portée herméneutique et la valeur didactique pour la théorisation de l’art. Mais si elle est image, elle est aussi support de discours, et pour reprendre les termes d’Armand Strubel, elle est souvent « bavarde », voire éloquente parfois4. De là vient l’emploi privilégié de cette figure dans le théâtre, depuis le Moyen Âge jusqu’au xviiie siècle et dans les textes à visée didactique ou philosophique. Par l’image et le discours qui constituent sa nature duelle, la personnification témoigne donc du souci de représenter mais aussi d’expliquer ou d’interpréter.

Dans la finalité de son emploi, elle est également frappée d’ambiguïté. La personnification joue avec l’effet de réception chez le lecteur ou le spectateur : il s’identifie à elle, mais dans la distance, car si elle lui ressemble, elle s’écarte néanmoins de l’humanité en opérant sur une idée, un objet ou un animal. Dans les textes médiévaux, elle supplée à l’analyse psychologique défaillante et donne vie à des mouvements et des instances de la vie subjective, mais elle les rend objectifs par la représentation et le lecteur les contemple de loin comme un monde à part, auquel il ne peut s’identifier tout à fait. Elle frappe son imagination en donnant vie, parole et chair à une réalité non-humaine, mais elle l’intrigue et s’adresse tout autant à sa raison et à son esprit critique par l’herméneutique, à laquelle elle l’invite.

Afin de proposer une réflexion en diachronie sur la figure, les contributions à ce volume ont été ordonnées chronologiquement depuis la fin de l’Antiquité jusqu’au xviiie siècle. À l’intérieur de chaque période des regroupements ont pu être effectués selon un ordre systématique et non plus chronologique.

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Antiquité et Moyen Âge :
l’outil de l’allégorie triomphante

La personnification existe dans l’Antiquité classique, mais elle se développe dans l’Antiquité tardive. Étienne Wolff montre l’influence de la Psychomachie (avant 405) de Prudence et des Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella (ve siècle) sur l’art et la pensée du Moyen Âge. Reprenant le schéma de l’épopée virgilienne, Prudence crée une épopée allégorique qui décrit la lutte des vertus contre les vices personnifiés. De son côté, Martianus Capella, qui représente les arts libéraux sous les traits de sept jeunes filles figurant parmi les cadeaux de noces de Philologie et de Mercure, a exercé une influence déterminante dans l’histoire des savoirs et dans leur iconographie. Avec Boèce et sa Consolation de Philosophie, ces deux auteurs ont contribué à la floraison de la personnification au Moyen Âge.

Durant l’époque médiévale, toutefois, la figure ne possède pas une dénomination propre. Danièle James-Raoul montre, à partir du dépouillement de six arts poétiques médio-latins, que la personnification est convoquée sous deux noms : prosopopeia, terme technique grec latinisé signifiant « masque de théâtre », et conformatio, ayant pour sens « la forme ». Si pour nous la prosopopée n’est qu’un des marqueurs de la personnification, il apparaît qu’au Moyen Âge, c’est par le discours que vaut surtout une personnification. Riche procédé de l’inventio, elle est une figure tangentielle, au confluent de l’apostrophe, de la prosopopée, de la métaphore dont elle est un effet, et de l’allégorie dont elle est un outil, en particulier pour représenter la vie intérieure.

En préambule, nous avons rappelé la typologie de la personnification qu’opère Pierre Fontanier en fonction de la figure (métonymie, synecdoque ou métaphore) qui permet la transformation d’une non-personne en personne. Mais Jean-Marie Fritz précise à juste titre qu’il est également permis de classer les personnifications selon la nature du personnifié. On peut ainsi personnifier un inanimé comme une ville ou un territoire par exemple. Dans la catégorie de l’animé, on peut personnifier un animal, comme dans la fable, et dans la sous-catégorie de l’humain, on peut personnifier une partie du corps ou de l’âme. Dans

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ce dernier type de personnification, on observe deux processus inverses : un processus d’incarnation ou d’incorporation, lorsqu’on personnifie les différentes instances de la psychê telles les facultés de l’âme, les affects, les vertus, ou bien un processus de « psychisation », lorsqu’à l’inverse on personnifie différentes parties du corps qui s’autonomisent et acquièrent des sentiments, des émotions, des pensées.

Dans l’allégorie courtoise et religieuse, on observe un processus de personnification que l’on pourrait appeler « descendant », les abstractions s’incorporant dans une personne. Étudiant le langage du récit de rêve, Mireille Demaules montre qu’au xiiie siècle il subit une mutation, passant du symbolisme zoomorphe à la mise en scène de personnifications parlantes. Cette mutation, dont l’origine serait peut-être la diffusion de Boèce dans les écrits de langue vulgaire, correspondrait plus profondément à l’émergence d’un intérêt avivé pour la vie intérieure et les mouvements de la subjectivité, préludant à la découverte de l’individu. De fait les personnifications parlantes permettent de donner une représentation imagée aux composantes du monde intérieur, ce qui transparaît dans la littérature profane comme dans la littérature religieuse de l’époque. Julia Drobinsky étudie par exemple deux personnifications voisines, l’une Espérance dans une œuvre profane : Le Remède de Fortune (1330) de Guillaume de Machaut, l’autre : Grâce de Dieu, dans une œuvre religieuse, Le Pèlerinage de vie Humaine (1340) de Guillaume de Digulleville. Appartenant à la sphère du surnaturel, elles se caractérisent par une présence intermittente dans le récit, laquelle symbolise l’instabilité intérieure de l’âme visitée. Dans le texte mystique de Margerite Porete, Le Miroër des Simples Ames, étudié par Jean-René Valette, la figure du « Loingprés », personnification de Dieu, permet de définir par le nom la relation personnelle de l’homme à Dieu, sur un mode proche de l’amour courtois, qui se vit dans une tension entre l’éloignement et la proximité. Par ses résonances courtoises, cette personnification opère la jonction entre une mystique de l’Amour et une mystique de l’Être. Prosopopée ou forme, la personnification présente une affinité intrinsèque avec l’allégorie, avec laquelle elle partage la question du double sens et du faux-semblant. On comprend dès lors qu’elle ait pu être utilisée dans la littérature satirique des xiiie et xive siècles pour figurer un vice en particulier, celui de l’hypocrisie, comme l’étudie Armand Strubel qui examine toutes les solutions esthétiques imaginées par les auteurs pour signaler le caractère trompeur d’une entité qui, par essence,

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déguise le vrai sous le faux. Ce vice peut s’incarner dans un type social, celui du religieux, que représentent Papelardie et Faux-Semblant dans le Roman de la Rose. Puis l’animal, sous l’allure de Renart ou de Fauvel, le cheval fauve, prend ensuite le relais de la personnification et, fonctionnant comme une figure allégorique complexe et plastique, en arrive à symboliser un conglomérat de vices, parmi lesquels figure Hypocrisie. La personnification finit par être englobée dans une figure métaphorique plus large. Par ces exemples, elle apparaît bien conformément à son étymologie, comme un masque, ce qui en fait un outil privilégié de la satire et de l’ironie. Littérature courtoise, religieuse ou satirique usent donc de la personnification pour incarner des abstractions et des composantes de la vie subjective ou morale.

À l’inverse de ces exemples, il existe un processus de personnification « ascendant » qu’étudie Jean-Marie Fritz dans deux dits à caractère pornographique, qui mettent en scène des obscaena personnifiés : Du vit et de la couille et Du con, du vit et de la souris. L’auteur montre comment les parties basses du corps sont autonomisées et pourvues d’une sorte de conscience qui les fait agir comme des êtres humains sur le plan du sens littéral. Quant au sens caché, il renvoie à l’acte sexuel. Ces textes peuvent se lire comme une revanche du bas corporel condamné au silence dans les textes courtois et comme un contrepoint parodique de l’allégorie courtoise.

Un autre genre très fécond au Moyen Âge présente des personnifications partielles de l’homme conçu comme un être divisé : il s’agit du débat, qui met aux prises deux parties de l’être dialoguant entre elles. Ainsi dans La Ballade de Villon à son cœur (1461), plus communément appelée « Débat du cœur et du corps », le Cœur se plaint à Villon de sa résignation et de l’abandon dans lequel il le laisse. Étudiant ce poème, Gérard Gros montre que la personnification permet la représentation d’un conflit intérieur entre la partie la plus énergique de lui-même (le Cœur), qui l’exhorte à se ressaisir et celle qui s’abandonne avec désinvolture au mauvais sort et à la mélancolie. Par la personnification restreinte et son discours, la poésie personnelle est ainsi dramatisée.

Dans le théâtre médiéval, et plus particulièrement dans le genre de la moralité, qui met en scène des allégories personnifiées qu’examine Jean-Pierre Bordier, les mots et les choses quittent le champ du discours pour s’incarner le temps de la performance dans le corps d’un acteur qui

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les anime. Le personnifié peut être n’importe quel lexème de la langue française ou latine, n’importe quelle locution ou expression figée. Le souci de la vérité, et partant le rejet de l’illusion théâtrale, exigeront que les personnages soient des personnes humaines et non plus des personnifications, ce qui, à partir de la Renaissance, condamnera le genre de la moralité.

La Renaissance :
entre tradition et esprit nouveau

Au xvie siècle, la personnification pourrait être une figure éclipsée et ceci pour deux raisons. Il n’existe pas dans les traités poétiques de marquage terminologique précis pour cette figure, ainsi que le rappelle Nadia Cernogora. Le mot n’existe tout simplement pas. En outre la condamnation des « épiceries » médiévales par les poètes de la Pléiade devrait entraîner la relégation de la personnification dans le magasin des accessoires périmés. Or, il n’en est rien comme le montrent les contributions de Marianne Bournet pour le domaine de la gravure allemande des xve-xvie siècles, de Bénédicte Boudou qui étudie la personnification de France chez Ronsard et de Marie-Christine Gomez-Géraud qui présente les personnifications de lieux, de cités, et de terres nouvellement découvertes.

Dans son étude consacrée à la personnification dans les arts poétiques de la Renaissance, principalement ceux de Fabri (1521), de Peletier du Mans (1555) et d’Antoine Fouquelin (1555), qu’elle compare aux traités antiques de Quintilien, d’Aristote et de Démétrius de Phalère, Nadia Cernogora montre qu’il n’existe pas encore de synthèse sur cette figure, mais qu’elle est impliquée dans un spectre très large de procédés stylistiques destinés à donner voix à des abstractions et à animer l’inanimé. Les théoriciens insistent sur la licence poétique que constitue la prosopopée, sa capacité à faire croire à l’incroyable et à indiquer clairement le sens par son nom. La personnification mythologique, qui est sans doute l’espèce sous laquelle la figure est la plus présente dans la poésie du xvie siècle, est fondée sur l’usage de la métonymie de la cause pour l’effet (Mars pour la guerre). Révélatrice d’un idéal poétique fait

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d’érudition et de connaissance de l’Antiquité, elle est considérée par les théoriciens comme une dénomination détournée, intrinsèquement liée à la fable et au merveilleux. Quant à la métaphore, elle peut produire à elle seule un effet de personnification, par sa tendance naturelle à l’anthropomorphisation et sa capacité à animer l’inanimé. En ce sens, la personnification révèle sans doute en creux un imaginaire du corps, et plus spécialement du corps sexué.

Cet imaginaire du corps sexué guide la composition et la signification des images de couples dans les gravures allemandes des xve et xvie siècles qu’étudie Marianne Bournet. Dans ces images, le couple est représenté pour symboliser une entité : l’humanité, qui est ainsi personnifiée. Selon ses attributs, selon aussi la dynamique narrative dans laquelle il s’insère, le couple peut personnifier une humanité idéale, proche de la pureté originelle, ou à l’inverse le vice de la luxure. Didactique, l’usage de la personnification induit un enseignement moral pessimiste, qui rompt avec la courtoisie médiévale, pour lier la sexualité et au-delà la condition humaine à la Mort et à la Folie.

En ces temps de bouleversements religieux, la valeur didactique de cette figure est illustrée par la personnification de France dans la Continuation du discours des Misères de ce temps, composée par Ronsard (entre 1562 et 1563). Dans ce texte, commenté par Bénédicte Boudou, le poète évoque la France sous les dehors d’une princesse affligée, qui, après s’être lamentée sur ses misères engendrées par la sédition protestante, l’incurie du peuple et des rois de France, l’exhorte à prendre la plume pour transmettre son discours à ses contemporains. Grâce à la fiction de la personnification, Ronsard affirme les pouvoirs de l’image poétique, sur laquelle il transfère la valeur heuristique du mythe. Par la bouche de France, il s’investit aussi d’une mission : interpréter l’Histoire pour guider les autres hommes vers la vérité.

Si grâce à la description allégorique et à la prosopopée, la poésie personnifie un pays sous les traits d’une femme, les arts visuels au tournant des xvie et xviie siècles symbolisent de même continents, pays et cités sous l’apparence de princesses diversement parées et (dé)vêtues, comme le montre l’étude que consacre Marie-Christine Gomez-Géraud à des gravures et frontispices d’ouvrages didactiques ou religieux. Toutes ces représentations, nées de l’élargissement des horizons géographiques révèlent un schéma de pensée humaniste qui donne à voir une humanité

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une et diverse, organisée selon une hiérarchie des civilisations et des religions au sommet de laquelle est placée l’Europe chrétienne.

Au moment de la Renaissance, l’art de la personnification évolue : la prosopopée n’est plus le marqueur prééminent de cette figure et la description/représentation du corps personnifié témoigne d’une fascination charnelle, qui peut sans doute être reliée à la constitution du nu comme thème iconographique ou pictural à la même époque.

xviie siècle :
les mouvances de la personnification

Au xviie siècle apparaît le verbe personnifier dans les Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin de Boileau qui en fait une variante de la métaphore et note qu’« il n’y a point de figure plus ordinaire dans la Poësie que de personifier les choses inanimées, et de leur donner du sentiment, de la vie, et des passions5 ». Ce verbe, encore peu employé, possède une entrée dans le Dictionnaire d’Antoine Furetière avec la signification de « Feindre une personne », mais le substantif personnification n’est pas encore attesté, ce qui semble indiquer que si le procédé est bien reconnu, la figure en elle-même ne bénéficie pas encore d’une théorisation propre. D’après les exemples donnés par le dictionnaire de Furetière, le procédé est défini comme un ornement poétique ou une croyance mythologique :

Les Poëtes ont personnifié toutes les passions et en ont fait des Divinitez que les Payens ont adorées, comme la Deesse de la Persuasion, le Dieu du Sommeil, la Vengeance et les Furies, la Mollesse, l’Envie, la Discorde, la Gloire, la Fortune, la Victoire etc.

Néanmoins, empiriquement, la personnification apparaît plus polymorphe que ne le laissent supposer ces exemples, dans les œuvres examinées par Liliane Picciola, Hélène Merlin et Frédéric Calas.

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Dans le théâtre de Corneille on retrouve la personnification du lieu, en particulier de Rome, présentée comme un être vivant. En s’appuyant sur deux tragédies, Cinna et Nicomède, Liliane Picciola montre que la cité antique est présentée comme un personnage absent et agissant, et que des personnages fictifs peuvent être l’incarnation de la Ville Éternelle, dont ils symbolisent un aspect tout en conservant leur statut de personnage. Ainsi dans Cinna, Émilie personnifie la Rome Républicaine, alors que dans Nicomède, l’ambassadeur Flaminius représente la politique asservissante de Rome. Par un procédé d’identification, ces personnages sont allégorisés pour incarner une idée, procédé qui traduit chez Corneille le souci de jouer sur l’intelligence du spectateur, invité à soupçonner un sens caché.

La définition proposée par Boileau conçoit la personnification comme un transfert de l’animé à l’inanimé, mais n’envisage pas le cas particulier de la personnification animale, qui, dans la fable, fait de l’animal le masque de l’homme. Hélène Merlin-Kajman montre que la personnification chez La Fontaine présuppose un homme divisé et questionne implicitement la notion de « personne », terme qui étymologiquement désigne « le rôle de l’individu dans la société », « la dignité », mais aussi « le masque ». L’homme est divisé en deux parties, l’une spirituelle et l’autre animale qu’il possède en commun avec tous les animaux. De ce fait la personnification animale met l’homme en contact avec cette zone animale de lui-même. Comme les enfants sont encore enfoncés dans cette partie animale, la fable a partie liée avec l’enfance et son charme opérant à la manière de l’hypnose fait appel à l’esprit d’un lecteur-enfant.

Se fondant sur la notion de « saillance » figurale au centre de la théorie de Marc Bonhomme6, Frédéric Calas examine les effets de sens de la personnification dans des exemples pris chez La Rochefoucauld, La Fontaine et Ponge. Chez La Rochefoucauld la personnification de figuralité étendue, aboutit à une cartographie du moi et à la peinture des agissements de l’homme dans la société. Chez La Fontaine, la personnification généralisée, grâce au trait sémique /parole/ accordé aux animaux, en vient à passer inaperçue : sa figuralité est restreinte, mais par l’insertion d’une prosopopée dans une fable, elle devient saillante. Dans Le Parti pris des choses, Francis Ponge recourt à la personnification

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pour décrire les choses, sans que ce transfert ait pour visée d’aller au-delà des choses vers une interprétation morale du monde humain. La figuralité de la personnification est mixte. Elle situe le poème entre le monde des choses et le poète qui se fait découvreur. Elle opère une fusion de l’objectif et du subjectif. Dans tous les cas elle donne vie.

xviiie siècle :
polémique au théâtre
et contestation dans l’esthétique

Au xviiie siècle, le substantif personnification est attesté sous la plume d’Alexis Piron et bien que cette figure commence à susciter réticences et critiques, notamment dans la réflexion esthétique, elle n’en continue pas moins d’être employée au théâtre comme en témoignent les œuvres présentées par Martial Poirson et Alain Sandrier.

L’étude que Martial Poirson consacre à la pièce de Riccoboni et Romagnési intitulée LÉcho du Public (1741) fait apparaître la fonction sociologique qui peut être dévolue à une personnification. Dans cette pièce en effet le public est représenté par la Critique, personnification qui permet de théoriser la place et la fonction du spectateur au sein du dispositif spectaculaire. Apparaissant sous d’autres noms dans le théâtre du dernier tiers du xviie siècle et jusqu’à la décennie révolutionnaire, tels que Opinion, le Bon Sens, Monsieur le Public, cette personnification révèle, figure et condense des formes de sociabilité liées à la pratique littéraire (salons, cafés, presse périodique). Bien que disparue, elle semble être à l’origine de l’Observatoire de la Satisfaction, institut d’études et de sondages, spécialisé dans l’audio-visuel et le cinéma.

De son côté Alain Sandrier nous présente un cas particulier d’utilisation polémique de la personnification dans une pièce manuscrite intitulée La Religion (1764). Conservée à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, composée en prose et organisée en cinq actes, cette pièce met en scène un affrontement entre le parti de la Religion et celui de la Philosophie se concluant par le triomphe du déisme philosophique sur l’imposture de la Religion. Sous la forme originale d’une parodie de la tragédie de

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complot, cette pièce présente l’argumentaire antireligieux du siècle des Lumières en délaissant les procédés plus convenus du débat d’idées. L’usage des personnifications permet d’unir réflexion esthétique sur l’illusion théâtrale et propos polémique voire utopique.

Ces usages didactiques ou critiques de la personnification sont aisés au théâtre, dans la mesure où le jeu de l’acteur sur scène peut se comprendre comme l’incarnation vivante d’une figure qui, elle-même, donne corps aux idées. On perçoit bien encore une lointaine filiation entre la moralité médiévale et ces pièces critiques, inscrites dans les débats qui leur sont contemporains. Mais la personnification semble moins goûtée à partir de l’idéal classique. C’est ce que montre l’article de Stéphane Lojkine qui se fonde sur l’ouvrage de l’abbé Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719-1755) et sur le Paradoxe sur le Comédien (1773-1777) de Denis Diderot. L’abbé Du Bos considère la personnification comme opaque, livresque et conventionnelle. Abstraite, elle heurte la vraisemblance, mais l’abbé Du Bos reconnaît bien son aptitude à la condensation et son pouvoir de frapper les imaginations. Pour sa part Diderot promeut à la place la notion de modèle, à la fois vivant et idéal, qui permet une saisie de l’intériorité et la représentation des symptômes de la passion. Le modèle est une personnification allégorique inversée.

Ce panorama de l’évolution des usages d’une figure dans une longue durée révèle que la personnification s’est progressivement définie dans son rapport aux autres figures : la métonymie, la métaphore, l’allégorie et la prosopopée. Nous avons constaté qu’elle a rencontré une faveur vive et persistante dans la poésie et dans l’art dramatique, mais d’autres genres, tels le roman allégorique ou l’aphorisme, ont recouru à cette figure dès lors qu’il s’agissait d’enseigner tout en frappant l’imagination. Au cours de l’histoire le sort de la personnification semble lié à celui de l’allégorie dont elle est l’outil privilégié7. Lorsque l’allégorie est dépréciée, en raison de sa facticité et en vertu d’un idéal de clarté et de vraisemblance, la personnification est dans le même mouvement reléguée au magasin des ornements rhétoriques démodés. Dans un monde sans transcendance, elle s’éloigne et s’efface ou ressurgit poétiquement dissoute dans l’animisme des formes et des signes. Liée au régime nocturne de la pensée et au

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langage de l’enfance, elle n’en demeure pas moins une figure cardinale de l’expression symbolique, imaginative et charnelle, largement usitée encore de nos jours dans la poésie, le langage des arts et de la publicité.

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Le présent ouvrage regroupe les communications faites lors du colloque La Personnification du Moyen Âge au xviiie siècle, qui a eu lieu à l’université de Paris Ouest – Nanterre – La Défense, les 4 et 5 novembre 2010.

Nous voudrions remercier toutes les personnes qui ont encouragé ce projet et aidé à sa réalisation, et en particulier Madame Jacqueline Cerquiglini-Toulet qui nous a fait l’honneur de bien vouloir présider la première session. Nous exprimons toute notre gratitude à Monsieur Thomas Gomez, Directeur de l’Ecole Doctorale Lettres, langues, spectacles, de l’université de Paris Ouest et à Monsieur Jean-François Balaudé, Directeur de l’UFR LLPhi qui ont généreusement aidé à son financement.

Je remercie également Monsieur Francis Marcoin, Directeur du Centre de Recherches « Textes et Cultures » de l’université d’Artois et Monsieur Christophe Martin, directeur du « Centre des Sciences de la Littérature Française » pour le soutien qu’ils nous ont apporté. J’exprime enfin toute ma reconnaissance à Madame Françoise Galle, qui nous a aidés avec beaucoup de patience et de savoir-faire pour l’organisation matérielle du colloque.

Mireille Demaules

PR Université d’Artois
(Pôle d’Arras)
Centre Textes et Cultures

1 Molinié Georges, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 269.

2 Fontanier Pierre, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, coll. Science, 1968, p. 111-114.

3 Gardes-Tamine Joëlle (éd.), Lallégorie corps et âme, Entre personnification et double sens, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2002, p. 18.

4 Strubel Armand, Le Roman de la Rose, Paris, PUF, coll. Études littéraires, 1984, p. 69.

5 Boileau, Œuvres complètes, introduction par Adam Antoine, textes établis et annotés par Escal Françoise, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1966, Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin, Réflexion XI, p. 561.

6 Bonhomme Marc, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, coll. Bibliothèque de Grammaire et de Linguistique, 2005.

7 On se reportera en particulier à Lallégorie de lAntiquité à la Renaissance, études réunies par Pérez-Jean Brigitte et Eichel-Lojkine Patricia, Paris, Champion, coll. Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, 2004.