Introduction à la première partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Peinture sur scène. Dramaturgies plastiques contemporaines
- Pages : 35 à 38
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 28
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406141815
- ISBN : 978-2-406-14181-5
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14181-5.p.0035
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/11/2022
- Langue : Français
Introduction
à la première partie
L’association du théâtre et de la peinture fait immédiatement surgir, à l’esprit des théoriciens du théâtre, le spectre diderotien de la scène comme tableau. Diderot, le premier, élabore en effet des outils qui permettent de penser ensemble pour la scène l’espace, le temps et la place du spectateur, à partir du modèle offert par la peinture. Ces outils qu’il développe sont encore ceux qu’utilise Brecht, puis à sa suite les metteurs en scène brechtiens, au moment où ils explorent eux-mêmes le pouvoir dramaturgique, mais aussi politique, de l’arrêt sur image.
Roland Barthes, dans un texte intitulé « Diderot, Brecht, Eisenstein », revient sur ce fil tendu entre Diderot et Brecht, déterminant pour les dramaturges et metteurs en scène du xxe siècle dont le théâtre est traversé par des préoccupations picturales, et qui prend pour vocabulaire commun le tableau. Dans cet article paru en 1973 dans la Revue d’esthétique, il établit un parallèle entre les positions de Diderot, de Brecht et d’Eisenstein eu égard à la représentation. Cet examen s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’hégémonie, dans les arts, de la représentation, fondée selon Barthes contre la musique (ou contre ce qu’il appelle le Texte). Barthes fait remonter cette hégémonie aux Grecs, et à leur pratique du théâtre. Cette pratique, « qui calcule la place regardée des choses1 », est justement celle qui permettrait au regard de l’emporter sur l’ouïe, comme premier de tous les sens. Mais s’il y a regard, il s’ensuit selon Barthes qu’il y a représentation. Ainsi, « il restera toujours de la “représentation”, tant qu’un sujet (auteur, lecteur, spectateur ou voyeur) portera son regard vers un horizon et y découpera la base d’un triangle dont son œil (ou son esprit) sera le sommet2 ». Pour que cette affirmation tienne, il faudrait ajouter qu’est 36nécessaire une intentionnalité du regard, ce que Barthes fait en précisant que cet « Organon de la Représentation […] aura pour double fondement la souveraineté du découpage et l’unité du sujet qui découpe3. »
Barthes opère ensuite un rapprochement entre les différentes formes de découpes qui caractérisent ce qu’il appelle les arts dioptriques : le théâtre et sa scène, la peinture et son tableau, le cinéma et son plan, mais aussi la littérature, avec cet argument que le discours littéraire classique n’est que le déroulé « du tableau qu’on a dans l’esprit4 » (argument diderotien s’il en est, nous y reviendrons). Le point commun le plus fondamental entre la scène et le tableau, poursuit Barthes, est bien le fait qu’ils sont tous deux organisés pour le regard. Ainsi :
Le tableau (pictural, théâtral, littéraire) est un découpage pur, aux bords nets, irréversible, incorruptible, qui refoule dans le néant tout son entour, innommé, et promeut à l’essence, à la lumière, à la vue, tout ce qu’il fait entrer dans son champ ; cette discrimination démiurgique implique une haute pensée : le tableau est intellectuel ; il veut dire quelque chose (de moral, de social), mais aussi il dit qu’il sait comment il faut le dire ; il est à la fois significatif et propédeutique5.
Un des points communs essentiels que Barthes fait apparaître dans les tableaux diderotiens, brechtiens et eisensteiniens, est ainsi cet instant parfait que recherchent les trois créateurs : le tableau bien conçu, selon eux, est celui qui atteint à la puissance démonstrative la plus grande. Autrement dit, le peintre (au sens large) aura réussi son tableau lorsqu’il aura choisi de représenter le moment le plus significatif d’une histoire, celui où nous saisissons d’un seul regard « le présent, le passé et l’avenir, c’est-à-dire le sens historique du geste représenté6. » C’est l’instant prégnant de Lessing, ou encore le gestus social chez Brecht. L’article de Roland Barthes établit ainsi la continuité d’une théorie du théâtre moderne – de Diderot à Brecht – fondée sur le tableau.
Diderot est un des premiers à interroger les termes de la relation entre ce tableau et son spectateur. Selon lui, seule la négation de la présence du spectateur face au tableau peut permettre de retenir son attention, et ce paradoxe issu de l’expérience de la peinture est aux origines d’une 37pensée moderne du spectateur de théâtre, et de la théorie du quatrième mur. Mais Barthes, et c’est ce qui nous intéresse dans cet article, va plus loin, et propose à son lecteur un nouveau paradoxe : il soutient que la même pensée de la représentation qui amène Diderot à théoriser une nécessaire négation de la présence du spectateur au théâtre est à l’origine des théories brechtiennes, et en particulier de celle qui s’en prend au quatrième mur, deux siècles plus tard. Ces théories, si elles s’opposent sur la place à accorder aux spectateurs, seraient fondées sur une même prémisse, que Barthes formule ainsi : puisque toute opération qui part du regard (ou de l’esprit) est une opération de découpe, c’est l’efficace de cette découpe qu’il faut travailler. C’est pourquoi Brecht, comme Diderot avant lui, isole comme unité signifiante au théâtre le tableau, au sein duquel peut s’opérer une organisation du sens.
De cette prémisse découlent plusieurs caractéristiques esthétiques, qui ont trait autant à l’espace (à l’organisation spatiale de la scène) qu’au temps (à ce que Lessing nomme l’instant prégnant), et qui nous intéressent particulièrement, car nous les retrouverons dans la relation à la peinture des metteurs en scène contemporains que nous allons étudier – mais radicalement transformées.
Reconnaître cette affinité de nature entre peinture et théâtre au tournant du xxie siècle a en effet de nouvelles implications, qu’il conviendra de développer. Alors que la peinture, au xxe siècle, connaît une révolution copernicienne (peinture abstraite, expressionnisme, refus du tableau, etc.), son rapport à la scène dépasse largement la question du cadre et de la « découpe ». Les spectacles que nous allons étudier, conçus par des metteurs en scène formés aux Beaux-Arts pour deux d’entre eux, témoignent ainsi de ces évolutions du champ pictural.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Barthes écrit son article précisément au début des années 1970. À plusieurs reprises, il sous-entend que cette pensée de la représentation pourrait bien être sur le point d’être mise à mal. Il écrit ainsi : « On n’aurait sans doute aucun mal à repérer, dans le théâtre post-brechtien et dans le cinéma post-eisensteinien, des mises en scènes marquées par la dispersion du tableau, le dépiècement de la “composition”, la promenade des “organes partiels” de la figure, bref l’enrayement du sens métaphysique de l’œuvre, mais aussi de son sens politique – ou du moins le report de ce sens vers une autre politique7 ». 38Barthes situe clairement cette analyse d’un régime esthétique dépassé à un moment où la représentation comme organisation d’un sens pour l’œil (et pour l’esprit) est remise en question. C’est précisément ce passage que nous voulons étudier, d’une organisation de la scène comme tableau à la « dispersion » du tableau au cœur de la création théâtrale.
Nous repartirons pour cela d’un examen de la pensée diderotienne du tableau scénique, que nous mettrons en regard des écrits brechtiens, en particulier ceux qui s’occupent du gestus. Puis, pour questionner ce passage d’un théâtre diderotien ou brechtien à la mise en crise de la représentation, au « dépiècement de la “composition” », nous ferons retour au Tartuffe de Roger Planchon, dont les versions successives constituent pour nous un cas d’école. Cette mise en scène, qui évolue sur plus de dix ans, de 1962 à sa reprise en 1973, témoigne, nous allons le voir, d’un changement de paradigme dans les relations entre scène et peinture. Dans la dernière version, ce n’est plus le tableau qui apparaît comme modèle de composition scénique ; le théâtre se laisse alors traverser, de façon plus globale, par ce que nous appellerons un modèle pictural – étant entendu que la question de la peinture déborde et déplace désormais largement celle du tableau.
1 Barthes, Roland, « Diderot, Brecht, Eisenstein », Cinéma. Théorie/lectures, Revue d’esthétique, no spécial, 1973, Paris, Klincksieck, repris in Barthes, Roland, Écrits sur le théâtre, Textes réunis et présentés par Jean-Loup Rivière. Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 332.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Barthes, Roland, Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 335.
6 Ibid.
7 Barthes, Roland, Écrits sur le théâtre, op. cit., p. 339.