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Classiques Garnier

Conclusion de la troisième partie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Peinture sur scène. Dramaturgies plastiques contemporaines
  • Pages : 299 à 301
  • Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 28
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406141815
  • ISBN : 978-2-406-14181-5
  • ISSN : 2275-2978
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14181-5.p.0299
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/11/2022
  • Langue : Français
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Conclusion
de la troisième partie

La place centrale qua peu à peu prise la peinture sous sa forme liquide dans des dramaturgies aussi différentes que celles de Vincent Macaigne, Romeo Castellucci ou Jan Fabre sexplique donc en partie par les infinies possibilités de signification que contient en elle cette matière encore non informée. Face à la rigidité du langage articulé – il sagit pour la Socìetas de Romeo Castellucci de saffranchir des formes déjà existantes, en les détruisant et en recréant à partir de leurs ruines1, pour Jan Fabre de sortir de la Renaissance et de ses cadres2, pour Vincent Macaigne de retrouver les forces vitales emprisonnées dans les grands textes3 – la peinture liquide permet de retrouver une « plasticité » mieux à même de suivre les capacités de transformations incessantes de la pensée. Sur leurs scènes, la peinture peut être utilisée tour à tour comme icône, indice ou symbole. Lorsquelle est utilisée comme symbole, cest souvent comme un symbole de résistance à lordre des choses : révolutions chez Macaigne, blasphème chez Castellucci, résistance à lhumanisme triomphant chez Jan Fabre. Les metteurs en scène utilisent alors, même quand ils lutilisent pour faire sens, la capacité de résistance au sens de la peinture, qui, dans son originelle liquidité, refuse le cadre. Mais loin 300dêtre uniquement un symbole de résistance à lordre et au cadre, la peinture liquide est aussi mise en avant comme peinture par ces metteurs en scène, et plus exactement, comme matière dont ils exploitent toutes les caractéristiques (coulure, opacité, informe).

La recherche de ces caractéristiques permet dexpliquer en partie la frénésie de destruction que lon observe dans certains spectacles. Macaigne érige cette frénésie de destruction en art poétique, au prétexte que toutes les histoires ont été dites, et que tout a déjà été créé. Cest peut-être dans son théâtre que la volonté de recréation après le chaos est la moins évidente, et le metteur en scène semble parfois sadonner à un désespoir narcissique qui se complaît dans les ruines du présent. Cependant, certains signes donnent à penser que même lui ne sen tient pas au chaos dont il se fait le champion. Sur la scène de Je suis un pays, après que tout a été détruit et alors que le plateau est recouvert des débris de ce qui a eu lieu – peinture, eau, terre, etc. –, seules restent intactes les reproductions du Caravage suspendues sur les murs latéraux, au moment où la petite fille incarnant la parole nouvelle proclame : « lavenir sera à nous ! ». Il sagit bien de reconstruire un monde nouveau, à partir du chaos retrouvé.

Jan Fabre procède moins à une destruction des formes quà un travail sur lépuisement, au terme duquel les liquides doivent refaire surface. Dans la lignée dartistes de performance dont il reconnaît linfluence, comme par exemple Marina Abramović, il fait subir à ses performeurs des épreuves physiques dune difficulté et dune longueur presque insoutenables, pour retrouver le corps suintant quil appelle de ses vœux. Au terme de ses spectacles, cest la scène elle-même qui finit par se rendre, jusquà suinter elle-aussi de matières – quil sagisse deau, de faux sang ou de peinture – à partir de laquelle il sera possible d« imaginer un nouveau monde ».

Romeo Castellucci, dans ses écrits, est peut-être enfin celui qui a le mieux théorisé ce rapport entre destruction et création, alors quil se définit lui-même comme un artiste iconoclaste. Ce désir iconoclaste est cependant dun genre très particulier. La guerre iconoclaste de Romeo Castellucci est certes une guerre contre les formes existantes, qui empêchent de « dépasser la réalité4 » en faisant surgir des idées nouvelles ; mais il ne sagit en aucun cas darriver à un monde sans images. Il faut, à partir du chaos retrouvé qui nous redonne accès à la matière – et Castellucci lui-même rapproche cette matière du chaos 301originel – « refaire monde5 ». Il faut, en dautres termes, libérer dans cette peinture liquide sa puissance dimages.

Cest ici que le geste de nos metteurs en scène rejoint le geste qui est depuis longtemps déjà celui de certains peintres. De ce chaos premier, que Deleuze appelle « chaos pré-pictural », il sagit, nous lavons vu avec Castellucci, de tirer des éléments et une structure, avec lesquels créer un nouveau monde. Nous avons noté, dès le début de ce travail, la coexistence sur les scènes contemporaines, et en particulier dans les spectacles des artistes de notre corpus, de la peinture liquide avec le tableau cadré, qui subsiste. Cette co-existence est peut-être alors ce qui donne le code ou la clé de compréhension de ces nouveaux mondes théâtraux, entre jaillissements de peinture et persistance du cadre. Il sagit donc détudier à présent quelles sont les structures que mettent en place nos metteurs en scène, qui leur permettent de faire tenir ensemble des dramaturgies rigoureuses et le chaos provoqué par la peinture déversée en liberté.

1 Castellucci, Claudia et Romeo, Les Pèlerins de la Matière, op. cit., p. 31 : « Le caractère essentiel de liconoclastie, en effet, est de transformer quelque chose qui avant avait une forme et qui maintenant en prend une autre. »

2 Fabre, Jan, LHistoire des larmes, op. cit., p. 47 : « Le corps suintant, fondant, succulent du chevalier du désespoir est un anachronisme aujourdhui. [] Nous vivons de nouveau aux temps de la Renaissance, sous lœil omniscient de la science qui veut tout déchiffrer et analyser. »

3 Entretien avec Vincent Macaigne, propos recueillis par Jean-Louis Perrier : « Je ne dispose pas du corpus de textes au moment où je commence à travailler avec les acteurs. Je me lance dans un seul texte dont la problématique mintéresse []. En fait, jaime être libre et penser que, lorsque je commence à travailler sur un projet, je peux tout me permettre. » URL : « https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Au-moins-j-aurai-laisse-un-beau-cadavre/ensavoirplus/idcontent/23164 (consulté le 26/10/2021) ».

4 Castellucci, Claudia et Romeo, Les Pèlerins de la Matière, op. cit.,p. 23.

5 Ibid.