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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La Part maudite de Georges Bataille. La dépense et l’excès
  • Auteurs : Limousin (Christian), Poirier (Jacques)
  • Pages : 13 à 18
  • Collection : Rencontres, n° 124
  • Série : Littérature des xxe et xxie siècles, n° 19
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812438318
  • ISBN : 978-2-8124-3831-8
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3831-8.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/09/2015
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

En février 1949 paraît, aux éditions de Minuit, La Part maudite I. La Consumation. Sous-titré « Essai déconomie générale », ce livre à lélégante couverture grise constitue le second volume de la collection « Lusage des richesse » créée par Bataille lannée précédente. Texte singulier par ce terme de « consumation » ; et titre qui sonne étrangement par la référence à une malédiction dont le lecteur ne perçoit pas demblée le sens. Sans parler dune tomaison qui laisse présager une suite, ce tome 2, annoncé dès 1949, qui aurait dû sintituler De langoisse sexuelle au malheur dHiroshima, et qui ne verra jamais le jour1.

Produit dune longue gestation, abandonné et repris à de nombreuses reprises au profit dautres textes, La Part maudite, à laquelle Bataille tenait beaucoup, ne rencontra pas son public. Il faut dire quen 1949 pareil essai semble ne répondre ni au contexte politico-économique, ni à lhorizon intellectuel du moment, ni à lintérêt immédiat du lecteur.

Les Aztèques se livrant à leurs sacrifices peuvent sembler dune superbe inactualité en ce mois de février 1949 où le monde regarde du côté de Berlin, soumis au blocus par les Soviétiques, et où la France attend le verdict que va bientôt prononcer le tribunal dans lequel se sont affrontés, avec une violence inouïe, Kravtchenko et Les Lettres françaises (en avril, Billancourt aura de quoi désespérer : les camps staliniens nont rien dune fable). Quant à la célébration de la dépense et de lexcès, elle pouvait paraître tout aussi inactuelle en ce temps de pénurie généralisée – les derniers tickets de rationnement ne disparaissent que cette même année 1949 –, où lappareil productif ne suit pas et où lon rêve davantage de consommation que de consumation.

Dans une période soumise à un véritable carcan idéologique, comment aurait-on pu entendre une voix sans attaches ? Et une voix qui redonnait

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une charge nouvelle aux mots – le don, la dépense, le sacrifice ? Le don de soi au profit dune idée et de la communauté, les contemporains en avaient eu une expérience directe ; et le climat de guerre froide prolongeait cet imaginaire du sacrifice héroïque (pour lavenir radieux, etc.). Dans la sacralisation de lhistoire à laquelle procéda le marxisme, le sacrifice du héros positif servait la cause, de sorte quun sacrifice « pour rien » apparaissait comme un échec ou un châtiment. La distance est donc infranchissable entre la lecture que propose du fait social le marxisme, parvenu à ce stade ultime quest le stalinisme (« Staline, lhomme que nous aimons le plus ! »), et linterprétation que nous en donne La Part maudite. Certes, un marxiste peut tout à fait entendre lopposition entre « dépenses improductives » et « dépenses productives ». Mais en aucun cas il ne peut suivre Bataille dans sa célébration de la « dépense pure » et de la perte comme accomplissement. La glorification du travail et des travailleurs (Jacques Duclos en 1946 : « Hier le devoir était de combattre. Aujourdhui il est de travailler, travailler, encore travailler »), la dimension prométhéenne du socialisme (« Il ne sagit plus de comprendre le monde, il sagit maintenant de le transformer »), le mythe dune société à venir qui en aurait fini avec le « négatif » : tout oppose la vulgate communiste aux fulgurances dun Bataille, qui pense le fait social à partir de la dépense archaïque.

Mais si La Part maudite échappe à cet « horizon incontournable » quest alors le marxisme, le mythe bataillien de la « dépense improductive » avait tout autant de quoi heurter les tenants du capitalisme industriel et de la rationalité productiviste. Au lendemain de 1929, la théorie économique, qui ignore évidemment le terme de « consumation », a repensé le rôle de la « consommation ». Car cest bien la dépense – les grands travaux du New Deal – qui relance lactivité et permet de sortir de la crise. Mais cette dépense, qui est première (le recours à lemprunt), participe dune rationalité économique (présumée). Le rêve bataillien de « dépense pure » prend donc à contrepied un productivisme qui traque les coûts superflus (la taylorisation) et ne conçoit la dépense que comme un investissement. Doù un malentendu autour du Plan Marshall, dont La Part maudite porte trace. Hostile à toute forme de « don sans retour », le grand public américain naurait sans doute pas compris la lecture que fait Bataille de ce plan, qui consistait sans doute à absorber une part de lénergie excédante, mais qui lui était présenté avant tout comme une bonne action (endiguer le communisme) et une bonne affaire (recréer des marchés).

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Pour Bataille, lhomme, défini par le communisme ou par le capitalisme, reste tout entier celui de « la fatalité économique ». Le capitalisme industriel partage en effet avec les marxistes un même idéal productiviste. Mais à la différence de cette religion immanente qua pu être le communisme, adossé à une mythologie, les démocraties libérales semblent au plus loin de limaginaire bataillien. Si La Part maudite est un « contre Marx », elle est plus encore un « contre Tocqueville ». Notamment quand lauteur de La Démocratie en Amérique met en relation un système politique et un régime des passions. Ayant dû renoncer à toute forme dexcès, pour composer avec le monde tel quil est, « lhomme démocratique » partage avec Jean Giraudoux une défiance envers ceux qui gravissent la colline pour faire signe aux dieux (Electre). Dans cet univers désacralisé, quelle place reste-t-il alors pour la « perte » et la « consumation » de soi ? Pour cette « dépense » que représentent « le sacrifice, la fête ou la sainteté » ?

Personne ne pouvait alors suivre Bataille ; lui-même ladmet : « Une dépense improductive est un non-sens, même un contre-sens. » (« De lexistentialisme au primat de léconomie »). Personne ne pouvait le suivre jusquau cœur de cette « philosophie paradoxale », de cette « révolution copernicienne » quil avait enfin dégagée après tant dannées de tâtonnements et de recherches. Le suivre : le peut-on davantage maintenant ?

Si lon comprend assez bien en quoi, au moment de sa parution, La Part maudite pouvait paraître inactuelle, la vraie difficulté concerne la mise à lécart dont ce texte continue à être lobjet. Une première explication tient sans doute à la façon qua Bataille de se situer « hors champ ». Par son contenu « babélique », qui croise lensemble des savoirs et les met en consonance, La Part maudite procède à une déterritorialisation des discours. Occupant tous les lieux, Bataille entre en conflit avec les représentants « légitimes » de chaque champ disciplinaire. La plupart des spécialistes regardent donc de haut un essai dans lequel lethnologie dialogue avec la philosophie, les sciences naturelles avec léconomie, la politique avec la physique… Comment un gardien du temple pourrait-il admettre quun non spécialiste redéfinisse librement certains concepts canoniques (le potlatch, notamment) et propose du fait social une théorie générale, sur fond danalogie ? Or la relation est étroite entre la rationalisation des modes de production – la décomposition de chaque opération en une série de gestes répétitifs – et la balkanisation des savoirs ; alors que lacte de pensée consiste en la recherche de lun derrière le multiple, et en une « exposition », au sens où lon sexpose à un danger.

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Si lon comprend bien la résistance qua rencontrée Bataille chez bon nombre déconomistes et dethnologues, le plus grave tient sans doute au peu de considération que de nombreux lecteurs de ses romans continuent déprouver pour La Part maudite. Lœuvre de Bataille ne constitue sans doute pas un système monolithique ; mais en dépit de son aspect « glissant », elle nen possède pas moins une cohérence profonde, en raison notamment des effets de résonance entre les « fictions » et les « essais ». Comme si, là encore, Bataille saffranchissait des catégories. Or, plutôt que dappréhender lœuvre comme dans sa globalité, de nombreux lecteurs privilégient les récits (Histoire de lœil, Madame Edwarda) et leurs scènes « mythiques » (lœil de Granero ; « [] je suis DIEU… »). Cest dailleurs bien cette scission de lœuvre quentérine la publication, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », des Romans et Récits (2004) de Bataille, ainsi dotés dune pleine autonomie. Au risque doublier à quel point les essais et les fictions constituent des discours croisés, et combien les essais possèdent une dimension fictionnelle.

En réouvrant le dossier, ce collectif consacré à La Part maudite a donc pour ambition de redonner sa place à un ouvrage essentiel dans lœuvre de Bataille et dans lhistoire des idées. Contre la marginalisation, dont cet essai a pu être victime, il importe avant tout de lui redonner une dimension centrale. Centrale parce que ce texte constitue un aboutissement (de « LAmérique disparue » à « La notion de dépense » ; de « LŒil pinéal » à « Léconomie à la mesure de lunivers ») et un véritable carrefour théorique (Mauss, Ambrosino, Nietzsche…) ; mais centrale surtout parce que le mythe aztèque donne définitivement forme – théorique et fictionnelle – au concept de « sacrifice » et de « dépense improductive ».

Mais laudace la plus grande de Bataille, qui explique sans doute la résistance quil a suscitée, tient à ce quaux lois sociales, il oppose la loi de nature. Cette nature qui, à limage du Soleil, dépense sans compter et donne sans retour. Au moment même où Samuel Beckett va mettre au premier plan une littérature de lépuisement – En attendant Godot, créé quatre ans après La Part maudite, est rédigé dans les mêmes années –, Bataille nen finit pas de célébrer la puissance et la prodigalité des forces naturelles (cette surabondance des rayons du Soleil, tout comme celle des spermatozoïdes lors de lacte sexuel). Bataille sinscrit donc là en faux contre ceux qui, tel le Roquentin de Sartre, éprouvent une forme de terreur devant le grouillement de la vie (la racine du marronnier) et qui, tandis que la vie jaillit « en trop », se sentent « de trop ».

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Comme la vie est toujours en excès, comme elle est excès, la dépense improductive permet de saccorder à la loi cosmique et ainsi ne relève pas de lhybris. Cest donc en nature quest fondée lanthropologie bataillienne (cf. la formule de Baudrillard : « Bataille a “naturalisé” Mauss »). Ainsi se trouvent mis en perspective des phénomènes multiples, dont apparaît le principe premier. Quand « La notion de dépense » se propose détudier dans un même mouvement « le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts » ainsi que « lactivité sexuelle perverse », le lecteur a de quoi être déconcerté. Jusquau moment où il perçoit lunité du multiple.

Au coup de force conceptuel que constitue la naturalisation du fait social sajoute alors cette inversion des signes qui place au premier plan la fête, le jeu, lextase…, ces « activités improductives » que les valeurs dominantes rejettent dans les marges. Lanalyse que propose Bataille du fait social a donc quelque chose dinaudible pour ses contemporains qui, au beau milieu des « années Sartre », comme dit Michel Winock, sont confrontés là à cette figure dérangeante quest Nietzsche – avec qui Bataille est en dialogue dès le début des années 20 et à qui il a consacré peu auparavant un curieux essai « écrit dans la bousculade » (Sur Nietzsche, 1945). Sans doute lauteur de Zarathoustra était-il encore suspect, mais plus profondément le temps des idéologies dures laissait peu de place à une pensée fulgurante, et métaphorique. Du coup se trouvèrent exclus du champ dominant tous ceux dont la référence à Nietzsche apparaissait comme une dissidence : Bataille en premier lieu et, peu après La Part maudite, Albert Camus, dont le “nietzschéisme” pesa sans doute plus quon ne le pense dans lostracisation dont il fut lobjet de la part des Temps modernes. Encore faut-il préciser que Bataille, sil entend poursuivre la pensée de Nietzsche dans le cadre dune expérience personnelle, condamne expressément le nietzschéisme comme corps de doctrine figé. Position difficile à tenir et qui le plonge également dans une solitude profonde. Pour lui, « Camus est lexemple le plus remarquable de lavortement impuissant du nietzschéisme ».

Le temps est donc venu de réentendre Bataille et de relire un texte dont le pouvoir débranlement reste entier. Après un Prologue, mettant en perspective La Part maudite et présentant de façon chronologique lensemble des textes et des événements qui ont nourri cet essai, la première partie revient sur la question de « léconomie générale ». Les différentes contributions cherchent à repenser les concepts clefs de lunivers batailllien (la souveraineté,

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la dépense, le don…), en les confrontant avec la pensée de figures majeures comme Pierre Klossowski ou Jacques Derrida. Les trois parties suivantes déclinent cette « économie générale » dans les différents domaines de la vie sociale et en montrent le retentissement. La deuxième partie (« Ethnologie et Politique ») fait le lien entre lapproche anthropologique de Bataille – les Aztèques, le potlatch – et sa lecture du monde moderne – les totalitarismes, la Deuxième Guerre mondiale… Partant du principe que « Lexubérance est beauté », la troisième partie (« Poétique ») tente de définir les enjeux esthétiques de La Part maudite, dans trois domaines principaux : la poésie (William Blake), la littérature et le cinéma. Quant à la quatrième partie (« Vers léco-économie ? »), elle met en dialogue la pensée de Bataille et les thèses écologiques contemporaines, alors que tout semble opposer une éthique de la préservation de la planète et un imaginaire de lexcès.

[] ces circonstances inouïes avaient dégagé des orgasmes, plus suffocants et aussi plus spasmodiques les uns que les autres, dans le cercle des malheureux qui regardaient ; toutes les gorges étaient étranglées par des soupirs rauques, par des cris impossibles, et, de toutes parts, les yeux étaient humides des larmes brillantes du vertige.

Le soleil vomissait au-dessus des bouches pleines de cris comiques, dans le ciel vide dun ciel absurde, ainsi quun ivrogne malade… Et ainsi une chaleur et une stupeur inouïe scellaient une alliance – excédante comme un supplice : comme un nez quon tranche, comme une langue quon arrache –, célébraient les noces (fêtées avec le tranchant du rasoir sur de jolis, sur dinsolents derrières), la petite copulation du trou qui pue et du soleil… (OC II, 30).

Christian Limousin
Chercheur indépendant

Jacques Poirier

Université de Bourgogne

1 Sur les projets successifs, la chronologie infra rappelle que Bataille envisagea un temps de faire de La Part maudite le titre dun ensemble, symétrique de La Somme athéologique, et qui aurait compris trois volumes : La Consumation, LÉrotisme et La Souveraineté.