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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Litalien est la langue de Dante, langlais celle de Shakespeare, lallemand celle de Goethe, … et lon pourrait prolonger la liste, même si le français, avec Molière, et lespagnol, plus nettement encore avec Cervantes, ne privilégient pas un écrivain dont le principal titre de gloire réside dans sa maitrise du vers. Les cultures qui associent ainsi un poète à lessence de leur langue nous livrent une représentation moins univoque quon ne tendrait à le croire. Figure presque tutélaire, le poète aurait chaque fois porté son idiome à un état de perfection ou, tout du moins, aurait posé les jalons dun devenir sans cesse perpétué. Mais, personne ne lignore, les corpus poétiques les plus prestigieux renferment des écarts, des déviations, des bizarreries que lusage commun ne tolère pas ; les lexiques et les grammaires flanquent volontiers de lépithète « poétique » leurs mentions de certains termes ou de certaines constructions. Et, très souvent, ce que nous décrivons comme la langue de Dante, de Shakespeare, de Goethe, ou de Marceline Desbordes-Valmore, est moins une idéalisation de litalien, de langlais, de lallemand, ou de notre français, que lensemble des traits qui caractérisent un objet tout à fait singulier : la parole même du poète et, dès lors, la vision du monde quelle est censée transmettre à ceux qui la comprennent.

À cette ambiguïté sajoute un malentendu tenace, que jillustrerai ici par une anecdote exemplaire des conflits qui peuvent agiter lunivers académique. Lors dun colloque tenu au début des années 1970, Stanley Fish entreprit de démontrer que Louis Milic, qui avait soumis la prose de Jonathan Swift à une étude statistique, nen avait tiré aucune conclusion ferme ou pertinente, de sorte que lutilité même dune telle démarche demeurait sujette à caution. Le premier participant à répondre fut Richard Ohmann, qui explorait alors lécriture littéraire avec les outils de la grammaire générative ; il ouvrit son intervention par cette phrase : « My name is Louis Milic ». Au-delà de léreintement ou de la pointe, cet échange confronte deux modes dapproche légitimes, mais quil 10savèrerait abusif dopposer lun à lautre. Nous lisons ou écoutons les poètes parce que nous interprétons leurs textes, et parce que ce processus déclenche dans notre esprit des effets cognitifs et émotifs qui sont autant de bénéfices pour notre vie mentale. Mais si nous réservons toute la place à linterprétation, nous risquons doublier que le matériau dont nous partons sorganise selon des normes, des régularités, des découpages que le contenu véhiculé, tant quon se borne à le paraphraser sans autre souci, ne suffit pas à prédire. La seule façon de surmonter ce biais consiste à accumuler, avec humilité et sans céder demblée à lattrait de linterprétation, des données précises sur les propriétés linguistiques des textes. Cela ne signifie pas que le pont puisse être facilement jeté entre ce travail de fourmi et lévidence, réelle ou apparente, dune lecture qui se voudrait pénétrante et profonde, mais quau moins la question se laisse formuler dans les termes dun problème en attente de solution et non comme une énigme.

Depuis lépoque alexandrine jusquà nos jours, la philologie a commenté les poètes en alliant le pointillisme de la note ou de la scholie à la quête dune interprétation référentiellement plausible, tout en multipliant volontiers, comme Servius à propos de Virgile, des rationalisations excessives. Lémergence du comparatisme et de la grammaire historique a partiellement dissipé ces œillères ou ces obsessions. Linformatique a ensuite rendu la recherche de passages parallèles moins tributaire dune mémoire sélective ou défaillante, tandis quun meilleur accès aux dossiers génétiques permet désormais que se constitue une véritable philologie des textes modernes et contemporains. Avec ces développements, les poètes renommés se retrouvent, en plus dune occasion, dans la compagnie décrivains plus modestes, ce qui nous oblige à revenir sur ce qui peut fonder nos jugements de valeur. Mais le discours poétique cesse aussi de nous apparaître comme ce flot verbal qui ne saurait surgir que sous une forme pure et immédiatement achevée ; les créateurs, somme toute, se rapprochent de leurs analystes puisquils sont, les uns comme les autres, dépendants de sources parfois inattendues, et souvent incertains au moment de prendre la plume.

Que tous se voient ainsi confrontés au spectre de la page blanche ou mal remplie, que ce quils nous offrent au bout de compte soit le fruit dun travail nécessairement couteux, ne doit pas nous décourager. Le sort commun que partagent, malgré eux sans aucun doute, créateurs 11et analystes nous fait oublier les faux débats sur la spontanéité et la réflexion, sur linspiration et le décorticage. Cest, à mes yeux, lun des mérites essentiels de Michèle Monte que de nous prouver, à chacune des pages qui vont suivre, que les méthodes de la linguistique et de la philologie peuvent sappliquer à des œuvres contemporaines quelles contribuent dès lors à divulguer, sans chercher refuge dans la doxa ou la problématique préexistante que la dynamique de la recherche a peu à peu mise en place à propos de corpus plus traditionnels. Par cette prise de risque que vient récompenser, au fil des chapitres, lobtention de résultats conceptuellement robustes, étayés par des enquêtes de grande envergure, Michèle Monte se range aux côtés dun Jakobson, proche des Futuristes, ou dun Leo Spitzer qui, à la veille de sa mort, se penchait sur la technique romanesque de Michel Butor. Il y a là une première leçon, précieuse à mes yeux : lenthousiasme ne nous gagne pas facilement ; mais si nous acceptons les contraintes de nos études, nous finissons par le gagner.

En appuyant ses analyses sur un modèle graduel à trois dimensions – sémantique, esthésique et énonciative – Michèle Monte renonce à la quête prématurée dune théorie explicative pour centrer dabord son attention sur leffort que les textes demandent à leurs interprétants. Un tel angle dattaque, qui ne privilégie aucunement les traits supposés définitoires de la poésie, a lavantage dancrer des descriptions objectives dans les expériences et les savoirs que les différentes écoles ont accumulés pour tout ce qui touche au fonctionnement formel, cognitif et communicatif des langues naturelles. Il ne sagit cependant pas dabsorber la poétique dans une conception naïvement unitaire du langage, comme le structuralisme jakobsonien a menacé pour un temps de le faire, sinon par sa pratique effective, du moins selon ses postulats fondamentaux. À chaque pas en effet, et sans jamais brouiller les cartes, Michèle Monte se souvient du rapport dialectique quil faut instaurer, et maintenir, entre la collecte de données systématiquement catégorisées et les hypothèses que lon a pu défendre sur cet archi-genre quest la poésie. Tout au long de son ouvrage, une symbiose subtile, mais non réductrice, lie ainsi lexamen du détail linguistique et philologique à la volonté de théoriser que nous ont léguée Aristote puis le romantisme allemand.

Lapproche sémantique nous oblige à prendre en compte tout ce qui sépare le sens de la dénotation. Je suis de ceux qui pensent que, des deux 12pôles en cause, cest la dénotation qui se révèle la plus complexe. Le rapport du langage au réel ne saurait obéir à un relativisme intégral – trop de soubresauts récents nous lenseignent. Mais si la vérité ou fausseté de nombreux contenus propositionnels ne participe pas de larbitraire, la réalité – lontologie du monde – que ces contenus requièrent en vertu dune compositionalité sémantique contrainte par la syntaxe dépend de nos facultés mentales, de notre culture, de notre histoire. Le sens se nourrit de cette réalité sans pourtant sy réduire, puisque la parole nous permet de construire des ontologies alternatives ou, en tout cas, de brouiller le découpage ontologique préalablement disponible. Tout poète écrit donc à partir – éventuellement à lencontre – dun arrière-fond où se côtoient des représentations multiples et aux origines diverses. La linguistique cognitive sattardera sur le soubassement perceptuel et expérientiel de ces représentations ; lanalyse critique du discours, sur lémergence de conceptualisations socialement partagées ; le spécialiste de la littérature, sur les intertextes. Un autre mérite de Michèle Monte réside dans sa capacité à ne négliger aucune de ces perspectives. Le réel – la mort, la maladie, la vie du corps ou de lesprit… – nest jamais évacué au profit dune combinatoire sémiotique qui succomberait au mirage de lautotélisme radical. Mais la manière dont lécriture poétique exploite, manipule ou retisse la trame ontologique au point délaborer parfois une réalité alternative en dehors de tout projet simplement fictionnel (je songe à Michaux) nourrit des commentaires où les sources causales du poème ou du recueil, ses intertextes revendiqués ou plausibles, et par conséquent les intentions créatrices que lon peut légitimement reconstruire, font lobjet dun traitement explicite, mais dénué de tout dogmatisme. Michèle Monte ne ruse pas, ne fait aucune impasse ; elle nous livre des matériaux ordonnés par une logique descriptive, sans se dérober par avance à nos doutes ou à nos objections possibles.

De lesthésique relèvent les procédés touchant à la « surface des choses », qui peuvent nous apparaître, dès lors, comme plus banals, voire moins porteurs dune signification inattendue. Mais le corpus de Michèle Monte recèle, à cet égard, bien des difficultés. Lorsque le poème possède une métrique identifiable dont les ingrédients formels – la syllabation, la concordance ou discordance entre le vers et la prosodie ordinaire, entre le vers et la syntaxe, … – sont identifiables sans hésitations majeures, le canevas fourni par le mètre segmente le texte 13en autant de jalons par rapport auxquels nombre de parallélismes ou de contrastes additionnels se laissent assez facilement déceler. À linverse, les œuvres contemporaines nous confrontent très souvent à une prosodie incertaine (le trop célèbre « e muet », les synérèses ou diérèses, …) et à linexistence dun mètre réglé et demblée sensible, de sorte que la dimension esthésique dune pièce ne soffre plus à lanalyste comme un treillis déjà mis en place, mais comme un mode dorganisation quil faut construire simultanément à la prise en charge des dimensions sémantique et énonciative. À cet égard, les poètes daujourdhui, sans abolir le dualisme du discours poétique, bouleversent la production et le traitement de cet objet à deux faces. Là où le vers et la strophe classiques, au prix de contraintes fortes et uniformes, permettaient de composer et dassimiler sans peine de longues tirades ou des descriptions interminables, le texte contemporain fait dabord obstacle et sollicite une attention accrue. Jai longtemps lu, chez Apollinaire, Les marmites donnaient aux rondins des cagnats / Quelque aluminium où tu tingénias / À limer jusquau soirdinvraisemblables bagues sans réaliser que les marmites étaient des obus de gros calibre, et quelles ne donnaient rien, bien sûr, aux abris de tranchées (les cagnats) puisquaprès les bombardements de lartillerie allemande, les soldats récupéraient les douilles des obus explosés afin den aplatir laluminium en utilisant, dans ce but, les rondins qui servaient normalement à édifier les cagnats (on dit, de même : Ce vernis donne, au pinceau, un très beau résultat). Si jai pu demeurer sans beaucoup de gêne dans un tel état dignorance, cest que la « musique » familière des alexandrins me suffisait ; « le mètre », disait déjà Aristote, « distrait lattention ; car on se demande quand reviendra le même mètre ». Le passage eût-il été écrit en vers libres, je me serais montré plus inquiet. Cette inquiétude, nous la rencontrons chaque fois que Michèle Monte aborde un matériau étranger à la versification classique. On aura tout avantage à ne jamais négliger ces développements, qui montrent comment nos contemporains renouvellent larchi-genre poétique par des procédés certes moins répétitifs ou prédictibles que par le passé, mais qui ne rompent pas avec une démarche décriture multiséculaire à laquelle il leur arrive de nous renvoyer.

Aux yeux dun linguiste qui vient, comme moi, de la grammaire générative et qui se réclame volontiers de la philosophie analytique et de la logique, lapport le plus innovateur du volume réside dans les 14nombreuses pages que Michèle Monte consacre à la dimension énonciative de la poésie. Dans les modèles théoriques sur lesquels je mappuie spontanément, tout sorganise autour dun objet pourvu de ces deux volets que sont la syntaxe (éventuellement « profonde ») et la prosodie (dérivable de la syntaxe par des « règles dajustement ») : à partir de la syntaxe se construit une sémantique compositionnelle dont la pragmatique spécifie ou enrichit ensuite les contenus ; de la structure prosodique dérivent des représentations phonologiques puis phonétiques dont le détail variera selon les exigences de la description à fournir. Michèle Monte se nourrit dun autre programme de recherches, quincarnent en France des auteurs comme Émile Benveniste ou Oswald Ducrot. À la séquentialité de la triade syntaxe – sémantique – pragmatique se substitue une approche qui, par la place centrale conférée à lénonciation, aboutit à une vision beaucoup plus intégrée du sens. De nombreux paramètres qui relèvent de la pragmatique au sens anglo-saxon du terme (la scénographie des personnes, des temps ou des modes, les connexions argumentatives, la fixation et la coexistence des points de vue, …) viennent dès lors déterminer le statut précis, et contextuellement ancrable, des énonciations et des énoncés. Les bénéfices descriptifs de cette stratégie ne font aucun doute, surtout lorsquil sagit de saisir la nature singulière dune écriture poétique. Mais, du fait même que le phénomène énonciatif absorbe alors de multiples mécanismes qui dépassent largement le cadre des énoncés ou des discours élémentaires, le lien risque dêtre rompu avec les typologies que se donnent les théories linguistiques les plus rigoureuses. On peut être tenté par lhypothèse quil existerait une énonciation spécifiquement poétique, lyrique, épique, dramatique, romanesque…, voire hugolienne, là où la théorie des actes de langage ou de discours postule des catégories beaucoup plus générales, et dun nombre beaucoup plus restreint. Mais rien ninterdit de penser quune typologie parcimonieuse suffit à partir du moment où lon reconnaît le rôle considérable que les interactions entre le sémantique, lesthésique et lénonciatif jouent dans le traitement du texte par linterprétant. Michèle Monte choisit, sans obéir à aucun préjugé doctrinal, de ne pas céder à la profusion typologique ; et ses analyses montrent, à chaque fois, comment des outils adaptés aux usages ordinaires permettent, par leur insertion dans un réseau de paramètres indépendants, de décrire au plus près une parole quon jugerait trop vite rétive à toute théorisation. 15Les rapports divers – de similitude ou de contraste, de parodie ou de démarcation, … – que la poésie entretient avec dautres (archi-)genres discursifs, et donc au premier chef avec la rhétorique, se prêtent alors à des études rigoureuses quun cloisonnement énonciatif rendrait vite impossibles.

Je conclurai cette préface par une dernière remarque. Les poéticiens dont lœuvre mest la plus familière nont guère prêté dattention aux recueils. Il est vrai quà lorigine, le recueil poétique procédait dune volonté de collecte ou danthologisation étrangère à lauteur. On ne saurait nier, en outre, que la plupart des poèmes sécrivent et se publient dans un ordre temporel que le recueil ne restitue que rarement, quand il ne le distord pas. Mais les recueils ont très vite bénéficié dune identité propre, voulue en tant que telle par les poètes ; et ce nest pas parce que jai acheté mes livres au hasard de mes découvertes chez les libraires ou chez les bouquinistes que leur rangement dans ma bibliothèque doive refléter ce processus largement aléatoire. Michèle Monte, à de nombreuses reprises, se penche sur la structure des recueils étudiés et sur la distribution de certains traits à lintérieur des composants qui les constituent. Parallèlement, et comme pour illustrer une fois de plus la solidarité dans le travail que partagent poètes et analystes, son livre, fruit denquêtes et de réflexions dont témoignent des articles parus au long dune quinzaine dannées, est un authentique traité où nulle solution de continuité ne sépare les hypothèses avancées de leur mise à lépreuve empirique et des observations cernant lirréductible individualité de chaque démarche créatrice.

Marc Dominicy