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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La parole de La Boétie. Approches philosophiques, rhétoriques et littéraires
  • Auteurs : Provini (Sandra), Vintenon (Alice)
  • Pages : 9 à 14
  • Collection : Cahiers La Boétie, n° 5
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406058724
  • ISBN : 978-2-406-05872-4
  • ISSN : 2262-0427
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05872-4.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/04/2016
  • Langue : Français
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Introduction

En 2014, une édition italienne du Discours de la servitude volontaire prenait pour illustration de couverture le masque du mouvement Anonymous, créé dans les années 2000 pour défendre les libertés et connu pour ses cyber-attaques contre des dictatures1. Cette audacieuse actualisation du discours allonge la liste des appropriations politiques étudiées notamment par Nicola Panichi dans son ouvrage de 1999, Plutarchus redivivus ? La Boétie e i suoi interpreti2. Des guerres de religion aux combats de la Résistance, les soubresauts de lHistoire ont sans cesse renouvelé la lecture dun discours dautant plus malléable quil reste plus que discret sur les circonstances de sa rédaction.

Lorsque le texte de La Boétie a été mis au programme des agrégations de Lettres 2015, son « effet miroir3 » a pu apparaître comme un danger pour les candidats au concours : ces derniers ont dû se méfier des ombres portées et des lectures anachroniques pour sastreindre à une approche rigoureusement philologique, et sinterdire le mouvement dallégorisation sans lequel, comme le note Antoine Compagnon, un tel texte littéraire risquerait de devenir une « œuvre morte4 ».

Cependant, le cas singulier du Discours confirme, sil en est besoin, à quel point les lectures philologiques contribuent à faire vivre les œuvres.

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Loin de figer linterprétation du texte, les récents travaux critiques ont ravivé les grandes questions qui soffrent au lecteur de La Boétie : le Discours est-il rédigé par un jeune homme de seize ans, comme lindique lexemplaire de Bordeaux des Essais, ou par un parlementaire heurté par la brutalité du pouvoir royal ? Les intentions de lauteur restent également mystérieuses : produit-il un simple exercice rhétorique, ou un brûlot subversif ? Dans le second cas, faut-il chercher dans le propos de La Boétie des allusions à des faits historiques précis, comme la répression de la révolte de Guyenne ou la mort par pendaison du magistrat calviniste Anne Du Bourg ? La délimitation du public visé continue enfin à faire difficulté : le texte de La Boétie sadresse-t-il à ses collègues parlementaires, ou plutôt à la catégorie des « bien nés », sociologiquement plus floue, mais si centrale dans le Discours ?

Sans trancher ces débats, la mise au programme du Discours a permis de les renouveler en établissant un état des lieux de la recherche la plus récente. La redécouverte, dans les années 1990-2000, de nouveaux manuscrits du Discours5 (notamment celui de Bordeaux, mis en ligne par Alain Legros sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes6), a ainsi bénéficié dun fort retentissement, de même que les travaux qui, dans le prolongement du colloque organisé en 1999 par Marcel Tetel7, ont relu le texte de La Boétie sans y projeter systématiquement lombre de Montaigne. Lannée 2014-2015 a également été marquée par plusieurs publications et événements scientifiques importants autour de La Boétie8, ainsi que par louverture de nouveaux chantiers de recherche :

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dans le prolongement des travaux fondateurs de Jean Lafond9, les outils de lanalyse rhétorique ont été appliqués au Discours de manière novatrice10. Les travaux de langue française, qui se sont intéressés au lexique du Discours, ou à son positionnement par rapport aux revendications d« illustration de la langue française » de La Pléiade, se sont aussi révélés féconds11. Lexploration des sources de La Boétie demeure également un champ détude inépuisable, comme en témoignent les nombreux travaux récents consacrés aux influences humanistes et philosophiques qui ont nourri lécriture du Discours12.

Issus pour la plupart des journées dagrégation organisées dans les universités de Rouen, de Bordeaux et de Toulouse13, les articles réunis dans le présent volume témoignent, à leur tour, de la vitalité de la recherche sur La Boétie. En ouverture, la contribution dEnrico Donaggio interroge la mise au programme de lagrégation du Discours de la servitude volontaire : cette consécration académique transforme un texte longtemps perçu comme révolutionnaire en un sujet dexercices. Lauteur, qui retrace la réception du Discours, et analyse lopposition entre les lectures politiques

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– qui linstrumentalisent – et philologiques – qui le normalisent – qui en ont été faites, propose une lecture « philosophique » et une stratégie herméneutique capable de respecter à la fois le texte et le contexte de sa rédaction et de sa réception, mais, encore plus, en mesure de saisir lexpérience de pensée que le Discours de la servitude volontaire représente pour son auteur et pour ses lecteurs.

Une série darticles (signés par Bruno Méniel, Blandine Perona, Olivier Guerrier et Laurent Gerbier) illustre ensuite la fécondité dapproches croisant philosophie et philologie, souvent à partir détudes lexicales précises. Bruno Méniel montre que la notion de droit naturel, empruntée à plusieurs sources antiques, notamment le De legibus de Cicéron, commande la démonstration dans le Discours de la servitude volontaire. Juriste de formation et conseiller au Parlement de Bordeaux, La Boétie utilise cette notion pour démontrer le caractère naturel de la liberté, dans une démarche qui rappelle celle des parlementaires, accoutumés à confronter les lois qui leur sont soumises au droit naturel, la norme par excellence. Lusage quen fait La Boétie joue donc non seulement sur le plan du logos – comme argument prouvant le caractère naturel de la liberté – mais aussi sur le plan de lèthos, La Boétie revêtant ici celui du magistrat. Il nous renseigne enfin sur le destinataire, qui partage la même culture juridique, et nous révèle dans le Discours un texte adressé, même sil ne sagit pas nécessairement dun écrit de circonstance. Blandine Perona propose une réflexion sur le mot franchise, qui signifie tout à la fois liberté et sincérité, deux notions pensées solidairement par La Boétie pour fonder un droit naturel cicéronien. Lauteur soulève cependant le paradoxe de la position du locuteur, qui fait le choix de la dissimulatio, mais montre que lironie est mise précisément au service de la franchise : La Boétie adopte une position pédagogique érasmienne qui vise à susciter un regard sans complaisance du lecteur sur lui-même et lappelle à juger en son for intérieur. Olivier Guerrier propose lui aussi une réflexion sur le statut complexe de la parole dans le Discours de la servitude volontaire : sil déplore la disparition, sous la tyrannie, de la « franchise » et de la parole libre et transparente qui la caractérise, La Boétie semploie, dans son discours, à recréer un « parler sans leurre », qui donne lillusion dune « parole vive ». Laurent Gerbier, quant à lui, étudie en détail le réseau danalogies végétales qui se déploie dans le Discours, à travers les figures du bois vert et du bois mort, des semences

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et des greffes. Rapportées à leurs sources classiques, ces images, dont on retrouve la trace dans les poèmes latins de La Boétie, constituent un des outils à la fois poétiques et conceptuels par lesquels lauteur affronte la question de la culture et de la plasticité de notre nature.

Deux articles adoptent une perspective rhétorique pour aborder à nouveaux frais, en réexaminant la dispositio du Discours de la servitude volontaire, la question complexe des destinataires. Michaël Boulet propose de relire le Discours par la fin. Fin décevante, qui « laisse sur sa faim » le lecteur qui attendrait des directives sur la conduite à tenir vis-à-vis du tyran et se trouve renvoyé par La Boétie à sa conscience. Jean-Raymond Fanlo interroge quant à lui lidentité de ce lecteur : sagit-il, comme lont voulu Guy Demerson et Jean Balsamo14, et ici Bruno Méniel, des parlementaires ? Ou plutôt de lhomme défini par la liberté, la raison et la « communion » naturelles ? Le Discours dessine la figure dun lecteur ami qui partage avec La Boétie une nature commune.

Enfin, la fécondité dune approche linguistique est illustrée par larticle de Gérard Milhe Poutingon. Celui-ci propose une étude grammaticale de lhypothèse et analyse le système de pensée conjectural nécessaire à laffirmation de vérités dans le Discours. La Boétie élabore des mondes fictifs pour mener son enquête, ce qui apparaît comme un élément majeur du texte, étant donné le nombre de formulations hypothétiques et leur place inaugurale symbolique. Létude met ainsi au jour une « esthétique » hypothétique dans le Discours de la servitude volontaire.

Par-delà les différences dapproches, les contributions ici réunies sont traversées par des questionnements récurrents : les articles de Jean-Raymond Fanlo, Blandine Perona, Bruno Méniel, Olivier Guerrier et Michaël Boulet sintéressent tous à lidentité des destinataires du Discours, en sinterrogeant sur le type de réactions que La Boétie attend deux, et sur les moyens par lesquels le Discours crée lillusion dune parole libre et sincère. La question de la « franchise » est dailleurs au centre de plusieurs contributions, qui étudient la dialectique entre le dévoilement de la vérité et lutilisation efficace de figures habituellement

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placées sous le signe de la fiction et de la dissimulation, comme lironie (étudiée par Blandine Perona) et lhypothèse, qui fait lobjet de larticle de Gérard Milhe-Poutingon. Enfin, parmi les thèmes philosophiques particulièrement discutés à propos du Discours, celui de la nature15, ainsi que le concept de droit naturel, révèlent toute leur complexité sous les plumes de Blandine Perona, Bruno Méniel, Jean-Raymond Fanlo ou Laurent Gerbier. La mise au programme des agrégations de lœuvre de La Boétie, loin dassécher le Discours, a ainsi suscité des réflexions aussi diverses que complémentaires, permettant de faire résonner à nouveau la parole expérimentale, vive, déroutante de La Boétie, et doffrir à la relecture une œuvre toujours ouverte.

Sandra Provini
et Alice Vintenon

1 La Boétie, Discorso sulla servitù volontaria, éd. Enrico Donaggio, Feltrinelli, 2014.

2 Naples, Vivarium, 1999. Traduit en français par Jean-Claude Arnould sous le titre Plutarchus redivivus ? La Boétie et sa réception en Europe, Paris, Champion, 2008.

3 Expression employée par Michel Magnien lors de la présentation de la bibliographie dagrégation de la SFDES, le 13 juin 2014.

4 Chat en poche. Montaigne et lallégorie, Paris, Seuil, « la librairie du xxe siècle », 1993, p. 50 : « Une œuvre quon cesse dallégoriser est une œuvre morte. Lhistoire de la réception dune œuvre littéraire est une suite de va-et-vient entre lallégorie et la philologie, entre lallégorie qui tire le texte à nous, révèle son actualité, ce quil a encore à nous dire, et la philologie qui le remet à sa place, le tient à distance, le reconduit à ses circonstances historiques et à lintention de son auteur. Allégorie et philologie sont inséparables et tracent le cercle herméneutique de la critique littéraire, affaire de proximité et déloignement à la fois, de participation et de méfiance. »

5 Emmanuel Buron, « Le Discours de la servitude volontaire et son double », Studi Francesi, XLV, 3, no 135, sept.-déc. 2001, p. 498-532, Marc D. Schachter, « Presentation of a newly discovered manuscript of La Boéties Discours de la servitude volontaire and hypotheses on the datation of the BnF Manuscripts », Montaigne Studies, XX, 2008, p. 185-206.

6 http://www.bvh.univ-tours.fr/.

7 Marcel Tetel (éd.), Étienne de La Boétie : Sage révolutionnaire et poète périgourdin. Actes du Colloque international de Duke University (26-28 mars 1999), Paris, H. Champion, 2004.

8 Parmi les publications dagrégation, citons notamment le volume Atlande, La Boétie, De la servitude volontaire ou Contrun, co-rédigé par Olivier Guerrier, Michaël Boulet et Mathilde Thorel, et celui des PURH, De la servitude volontaire : rhétorique et politique en France sous les derniers Valois, préparé par Déborah Knop et Jean Balsamo. Les textes des sept contributions proposées le 28 novembre 2014 dans le cadre de la journée dagrégation organisée à lUniversité Paris Diderot avec le concours de léquipe CERILAC (axe Thélème : Littérature et sciences humaines de lAntiquité aux Lumières) ont été réunis sur le site Fabula, voir « Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire », dans Fabula / Les colloques, https://www.fabula.org/colloques/sommaire2470.php. Trois études ont par ailleurs été publiées sur le site seiziémiste Cornucopia, voir Le Verger, Bouquet VII : Étienne de La Boétie, « De la servitude volontaire ou Contrun », http://cornucopia16.com/blog/2015/03/25/le-verger-bouquet-vii-etienne-de-la-boetie-de-la-servitude-volontaire-ou-contrun/.

9 Jean Lafond, « Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et la rhétorique de la déclamation », dans P.-G. Castex (éd.), Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p. 735-745.

10 Mentionnons notamment le travail de Michel Magnien et Olivier Halévy, « Quelle dispositio pour le Discours de la servitude volontaire ? », Fabula / Les colloques, « Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire », et lanalyse de la « tonalité séditieuse » du Discours par Déborah Knop, « La Boétie alias Thersite : la tonalité séditieuse du début de la Servitude volontaire », ibid.

11 Citons notamment Agnès Rees, « La notion de “vertu” dans La Servitude volontaire », Fabula / Les colloques, « Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire », et Jean Balsamo, « La Servitude volontaire : une défense et illustration de la langue française », ibid.

12 Koji Takenaka, « La Boétie et lattitude équivoque à légard de Cicéron dans le Discours de la servitude volontaire », dans Le Verger, Bouquet VII, et Emmanuel Buron, « La nature et ses façons : lanthropologie politique humaniste dÉtienne de La Boétie », Fabula / Les colloques, « Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire ».

13 Journée dagrégation sur Le Discours de la servitude volontaire dÉtienne de La Boétie organisée par Sandra Provini (CÉRÉdI) à luniversité de Rouen le jeudi 20 novembre 2014 ; journée dagrégation « La Boétie-Corneille », organisée par Françoise Poulet (CLARE) et Alice Vintenon (TELEM, Centre Montaigne) à lUniversité Bordeaux-Montaigne le 14 novembre 2014 ; table Ronde dagrégation sur La Boétie, coordonnée par Olivier Guerrier et Agnès Rees à lUniversité Toulouse-Jean Jaurès le 7 janvier 2015.

14 G. Demerson, « Les exempla dans le Discours de la servitude volontaire : une rhétorique datée », dans Étienne de La Boétie, sage révolutionnaire et poète périgourdin, actes du colloque de Duke, 1999, éd. Marcel Tetel, Paris, H. Champion, 2004, p. 195-224 ; J. Balsamo, « Un manifeste de lidéologie “sénatoriale” », dans D. Knop et J. Balsamo, De la servitude volontaire. Rhétorique et politique en France sous les derniers Valois, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014.

15 Qui a fait lobjet du quatrième numéro des Cahiers La Boétie, Nature et naturel, paru en 2014 sous la direction de Laurent Gerbier et Olivier Guerrier.