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Classiques Garnier

Première livraison (Juillet 1823) Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Muse française. I. 1823-1824
  • Pages : 3 à 7
  • Réimpression de l’édition de : 1907
  • Collection : Société des Textes Français Modernes, n° 103
  • Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN : 9782406103509
  • ISBN : 978-2-406-10350-9
  • ISSN : 2777-7715
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10350-9.p.0055
  • Éditeur : Société des Textes Français Modernes
  • Mise en ligne : 06/03/2020
  • Diffusion-distribution : Classiques Garnier
  • Langue : Français
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LA


MUSE F]E~AI~~AISE




AVANT-PROPOS


Il existe encore en France, sans qu'il y paraisse, un assez grand nombre de personnes qui aiment et sentent la poésie; mais elles l'aiment en silence et à l'écart... comme on aime enfin ; et laissant la poli-
s tique et la polémique triompher bruyamment dans les salons, à peine si elles osent se plaindre, à voix basse, de la prosaïque indifférence d'un monde à la fois frivole et positif.
Aussi, grâce à l'atmosphère épaisse où s'agitent les
ro esprits, plusieurs productions poétiques, brillantes de coloris et de fraîcheur, ont-elles dans ces derniers temps passé presque inaperçues à notre horizon litté- raire ; le nom même de leurs auteurs n'est parvenu qu'à fort peu d'oreilles amies, parce que les rigueurs
:5 du silence ou l'insouciance des annonces dans les gazettes accréditées n'ont point éveillé d'écho parmi le public, dont la méfiance ou la distraction n'adopte guére une renommée nouvelle qu'à force de trom- pettes qui la proclament. De là vient que les lecteurs
ao ne croient plus aux poëtes, ni les poëtes aux lecteurs,
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et qu'ils ont pris insensiblement la singulière habi- tude de se passer les uns des autres.
Peu à peu, l'amour de la poésie, comme tout autre amour, pourrait bien languir et s'éteindre faute d'ali- 25 mens. La Muse fi•a~açaise est instituée principale- ment pour rallumer et entretenir ce feu sacré.
Des poëtes dont le nom est déjà classique, d'autres plus jeunes, recommandés par des triomphes récens, et qui sont aujourd'hui l'espoir et l'honneur de la
3o scène ou de la lyre, lui apporteront successivement leurs tributs d'harmonie. Elle accueillera aussi les offrandes modestes de plusieurs de ses disciples en— core peu connus du public, heureuse d'ouvrir à leurs premiers pas une lice où ils pourront s'illustrer un
35 jour; des femmes méme à qui les hommes ont par- donné la gloire, et dé jeunes Corinnes qui ont déjà besoin de pardon, viendront à ce trophée poétique entremêler quelques fleurs détachées de leurs fraîches guirlandes.
4o Les amis des lettres trouveront donc dans la Muse française, des poésies plus importantes et plus va- riées qu'ils n'en rencontrent dans aucun autre recueil périodique.
La critique littéraire ne sera pas négligée dans cette
45 feuille; on ne peut nier (et nous aimons à le recon- naître) qu'elle ne soit exercée dans quelques jour- naux, et particulièrement dans l'un d'eux, avec autant d'esprit que d'érudition. Les principes orthodoxes de la langue et du goùt y trouvent d'habiles et ardens
5o défenseurs qui n'ont jamais laissé passer une hérésie sans la foudroyer : ce sont les pères de la critique. Toutefois, s'il est difficile d'entrer en concurrence avec eux dans la direction qu'ils ont adoptée, d'autres
57 AVANT-PROPOS. S
sentiers se présentent, que l'on peut tenter avec l'es- 55 poir d'être utile, et du moins sans la crainte de les y rencontrer.
Quoique les règles de l'art soient immuables comme les lois de la nature, la physionomie des littératures variant avec les siêcles, la critique doit nécessaire-
6o ment avoir aussi sa partie variable. Elle consiste à saisir et à déterminer les nouveaux rapports d'une littérature qui se modifie avec le type éternel du beau. Or, la révolution française ayant jeté la société dans des voies inconnues et des combinaisons sans
65 exemple, la littérature, qui est l'expression de la so- ciété, s'est ressentie profondément de ces violentes se- cousses et de ces étranges innovations. La critique, par système ou par habitude, paraît être restée un peu en arrière du mouvement général. I1 en résulte qu'elle
~o n'est pas toujours suffisamment applicable à la litté- rature actuelle; car pour la guider, encore faut-il faire route avec elle. C'est à régulariser et non à paralyser sa marche jeune et libre que la Mzcse fi•a~zçaise con- sacrera ses efforts et sa sollicitude; elle se présentera
~5 aux auteurs, armée d'un aiguillon plutat que d'un frein, plus avide d'embrasser la composition d'un ouvrage que de le poursuivre dans ses détails ; assez indolente à punir les hardiesses ou les négligences de langage, dont. les critiques quotidiens feront parfai-
8o terrent justice; mais fort exigeante sur le nombre et la nature des beautés, car l'admiration pour le médiocre est le fléau de l'art.
Nous tiendrons le public au courant des littératures étrangères comme de la n8tre, bien persuadés qu'un 85 patriotisme étroit, en littérature, est un reste de bar- barie. Dans aucune circonstance, nos jugemens litté-
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raires ne seront dictés par notre conscience politique, ni souillés par la moindre apparence d'une person- nalité; nous ne connaissons que les livres, bons ou
go mauvais : et, au surplus, nous ne rendrons un compte raisonné que des ouvrages dont le mérite ou le succès sera de quelque importance pour l'intérêt des Lettres.
Enfin, depuis plusieurs années, aucune main habile ne tient plus le malicieux pinceau du moraliste. Les
g5 Francs-Parleurs et les Observateurs' ont la bouche close et leur lunette en poche. Serait-ce, comme quel- ques-uns le disent, qu'ayant perdu nos vices dans le mouvement de la perfectibilité accélérée, il ne nous est pas même resté quelques petits ridicules pour
roo nous délangzzir de toutes nos perfections?... Quoi qu'il en soit, chaque livraison de la Mzzse française contiendra un article de mczztrs ou une noztvelle sati- rique, ne fîit-ce que pour 8ter aux vices et aux ridi- cules, qu'une plus longue impunité pourrait enhardir,
ro5 la tentation discourtoise de se montrer encore, et de venir protester, par leur présence inattendue, contre ce beau Système aussi ingénieusement imaginé par le siècle dernier, que régulièrement suivi par le n8tre. Nous voulons que la fidélité soit le principal mérite
r to de nos tableaux. Si tous les traits n'en sont pas
* L'Hermite de la Cl:atzssée d'~lrztin ou Obsez•vatiozzs s:zr les meurs..., Guillaume le Franc-Parleur, etc. (Sur cette série de publications, recueil des articles d'Étienne de Jouy, voy. Bar- bier, Dictiozmaire des ouvrages anonymes.) — L'observate:m du XIX° siècle de A. J. C. Saint-Prosper, Paris, Ledoux et Tenré, t8tq, in-t8. (Voy. un article sur cette première édition dans la première livraison du Conservateur littéraire.) —Troisième édition, Paris, Pichard, r8z3, in-r8. (article dans la Mzzse fran- çaise de décembre r8z3.)
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piquans, si notre malice n'est pas toujours de bonne humeur, ni notre gaieté toujour-s en verve, sans doute ce sera souvent notre faute, mais plus souvent encore celle de nos temps... Lorsqu'on sort d'une
ci5 époque où la dérision des hommes s'est jouée folle- ment des choses les plus saintes, par un retour étrange et inévitable l'innocente hilarité nous appa- raît quelquefois à travers nos souvenirs comme une sorte de profanation; les tristesses du passé ont dé-
i~o posé un reste d'amertume jusque dans notre joie alors la plaisanterie peut avoir sa gravité, et la satire même sa mélancolie.