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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Muse et le Compas : poétiques à l’aube de l’âge moderne. Anthologie
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : Textes de la Renaissance, n° 196
  • Série : Rhétorique et poétique de la Renaissance, n° 2
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812434617
  • ISBN : 978-2-8124-3461-7
  • ISSN : 2105-2360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3461-7.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/10/2015
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS



On trouvera ici réunis trois arts de poésie française écrits dans le dernier tiers du x~ siècle, l'Instructif de lu seconde rhétorique, l'Art de rhétorique de Jean Molinet, enfin, un bref "truité de rh. étorique ou Art de rhétorique pour rirner ert plusieurs sortes de runes. Esquissant le bilan du siècle écoulé, ces ouvrages dressent un état des lieux du savoir poétique dont pouvaient bénéficier les poètes de la première Renaissance et leurs lecteurs, et constituent un observatoire privilégié de la pratique poétique, de ses règles, de ses enjeux sociaux et esthétiques.

Diffusés par des versions manuscrites et/ou imprimées à la fin du xv~ siècle ou au tout début du xvie siècle, ces textes vont, pour les deux premiers d'entre eux, connaître une fortune non négligeable et informer ainsi la poétique des règnes de Louis XII et de François IeC. Dû à un mystérieux « Infortuné » ,l'Instructif ouvre la premiêre anthologie imprimée de poésie française, LeJurdin de Pluisurrce et fleur dz rethorigtte, et son succès est en réalité tributaire de celui du livre confectionné par Antoine Vérard, régulièrement réédité jusqu'à la fin des années 1520. Quant à l'art de Molinet, il connaît une dizaine de rééditions, au moins jusqu'au milieu des années 1530. Ces deux traités sont lus, mis en fiche, voire pillés par Pierre Fabri, l'auteur du Grund et vruy ~~rt de pleiyre rhétorique (1521) qui, édité de nombreuses fois jusqu'en 1544, fera autorité jusqu'à ce que l'Art poétique frunç~uis de Sébillet (1548) et, derrière lui, la nouvelle poésie le supplantent et viennent rendre caduques ses prescriptions. I :Instructif trouve ainsi par le truchement de Fabri, qui s'appuie de façon ostensible et systématique sur ses descriptions et ses exemples, une seconde vie et une diffusion parallèle. Moins souvent sollicité par Fabri, l'art de Molinet inspire pour sa part deux types de « continuations  »  :d'abord mis en vers sous forme d'abrégé dans le troisième traité que nous éditons, il constitue la trame de l'Art et science de rhétorique t~tdguire, un art de poésie manuscrit composé vers 1524, qui se contente de l'actualiser sur certains points. II n'est dès lors pas étonnant que ces deux textes, représentants aussi majeurs que dissemblables de l'art de seconde
8 rhétorique tel qu'il s'est constitué à la fin du Moyen Âge, aient parfois pu par la suite être reliés ensemble. C'est dans un tel volume, celui conservé aujourd'hui à la British Library ou son semblable, que l'abbé Gouget, le bibliographe du xvin ? siècle, feuillette les deux opuscules ainsi réunis`. À l'édition de ce couple de textes fondamentaux, nous avons souhaité adjoindre un troisième traité qui, bien que modeste et d'un intérêt technique secon- daire, entre comme en écho avec chacun d'eux  :s'il constitue, comme nous l'avons dit, un épitomé de l'art de Moli~et (auquel i1 succêde dans le ms. fr 2375), il choisit de façon singulière d'effectuer cette synthèse sous une forme versifiée — ce qu'à notre connaissance seul l'Irtrtrtrctif, mais à une toute autre échelle, avait tenté avant lui. Il permet en outre d'interroger un peu différemment la destination de ces arts prescriptifs et doctrinaux et, en raison de sa date, il compte, comme ses deux aînés, parmi les passeurs d'un siècle à l'autre quelque peu laissés pour compte par l'attention circonspecte, sinon suspicieuse de la critique.
Ces « poétiques en transition entre Moyen Âge et Renaissance' » ont en effet assez peu. retenu. l'attention des médiévistes comme des seiziémistes, chacun jugeant sans doute, dans le paysage académique cloisonné qui est le nôtre et qui ne leur convient assurément pas, qu'elles relèvent de la sphère de compétence de l'autre. C'est aussi qu'elles n'ont guère ni la fraîcheur printanière qu'on peut apprécier dans les arts poétiques de la Pléiade, résolument nouveaux, et que, n'exhalant pas non plus un parfum automnal, elles ne possèdent pas le charme des oeuvres qui jettent un dernier coup d'oeil mélancolique sur un monde révolu. D'une certaine manière, l'apparition de nouveaux genres poétiques au détriment des
1 L'abbé Goujet, &ibliothêque françoise, Paris, P. J. Mariette et H.-Z. Guerin, 1744, p. 89-92 « La premiere fleur de ce prétendu jardin de plaisance est un art poëtique en vers. L'Auteur l'appelle seconde rhétorique et la divise en dix chapitres [...]Les pieces devers qui suivent cet art poëtique sont de diffêrentes espêces, et apparemment de différens Écrivains. C'est une compilation où l'on reconnaît quelques poësies de Coquillart et de plusieurs autres anciens Poëtes. Je ne sais point quelle est la première édition de ce recueil. Du Verdier en cite une sans date, faite à Lyan, chez Martin Bouillon. Celle que j'ai vue est de Paris en 154 ? [sur cette erreur, voir infra. p. 61]. Elle est in 4 en caractères gothiques. On trouve â la fin de cette édition l'A~t et science de Rhétoaigue ~ou7 faire 7imes et ballades. Cest encore un écrit du temps de Charles VIII. Le plan, le goût, la diction sont les mêmes que dans le_jardin de Plaisance. Ce que j'y trouve de plus, c'est que l'fiuteur nous donne les noms de ceux qui se sont exercé les premiers dans les différens genres de paësie dont il parle ce qui peut servir beaucoup pour Yhistoire de notre poësie  ».
2 Titre retenu par Jean-Claude hlühlethaler et Jacqueline Cerquiglini-Toulet pour leur numéro des Ëtudes ~ lettres (2002;4}  : le travail présenté ici constitue la suite logique des « balises parer un chantier » qui y étaient fermement dessinées.
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anciens, l'émergence d'une nouvelle métrique « discursive » ,qui délaisse les formes de retour et de refrain au profit d'une stricte progression linéaire, sont bien postérieures à 1500  : si révolution poétique il y a entre Moyen Âge et Renaissance, celle-ci ne coïncide pas vraiment avec le passage d'un siècle à l'autre. À bien des égards, nos trois textes soulignent ~ posteriori la stabilité de la poétique et de ses formes entre le xve siècle et les premières décennies du xvie siècle. Ils jettent un pont entre le Moyen Âge et la Renaissance bien plus qu'ils n'aident à creuser un fossé.
Pour apprécier ces arts à leur juste mesure, sans doute faut-il veiller au contraire à les inscrire dans le lent processus qui voit émerger un discours de reconnaissance de la poésie en langue vulgaire. En adoptant ce point de vue, an comprend mieux que ces traités, qui peuvent nous apparaître comme autant de manuels d'une technicité ou d'une aridité affolantes, souvent éloignés de tout discours tant soit peu général. sur ce qu'est la poésie, ne sauraient néanmoins être lus comme de simples vade-mecum dépourvus d'ambition, établis par des maîtres aveugles ou maniaques. Retours sur des siëcles de productions et d'expériences diverses, ils enregistrent une pratique vernaculaire qu'ils cherchent dans le même temps à légitimer. Or cette reconnaissance implique dans un premier de temps de voir démontrer que les productions en Langue vulgaire possêdent bien une grammaire et, autant que leurs homologues latines, obéissent scrupuleusement àdes lois, tant syntaxiques que prosodiques. Artel ~oetriæ mais en français, les arts de seconde rhétorique veillent à conférer un statut et une dignité à la poésie en langue vernaculaire en la dotant de règles, que celles-ci soient analogues au non à celles qui régissent la prestigieuse Muse latine. Sils peuvent parfois, comme c'est le cas avec l'Instructif sans doute inspiré du modèle des grammaires rédigées en hexamètres d'Alexandre de Villedieu et d'Evrard de Béthune, reprendre certains éléments de classification ou de métalangue à des traités latins ou médiolatins et tenter de les adapter au français, ils cherchent dans le même temps à s'émanciper de cette tutelle. Sur un autre front, ils doivent à tout prix, afin d'éviter amalgame et confusion, faire le tri entre une poésie écrite en langue maternelle selon les règles de l'art et des (armes non normées et anarchiques laissant libre cours aux vers de mirliton. Pour réaliser cette tâche et relever ce défi, ils dessinent peu à peu. un Parnasse français peuplé d'ceuvres ou d'auteurs
1 Voir Benoît de Cornulier, « Émergence d'une mêtrique discursive en poêsie française du xvz` siècle », Z;Expérience du vers en France à la Renaissance, dix. J.-C. Monferxan, Cahiers V.L. Saulnier, n°3Q p. 31-56.
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modèles, du Konaurr de la Rose à Alain Chartier. Et, à côté de la reconnais- sance de cette production légitime en langue vulgaire, ils élaborent tous, à des degrés divers, un art de la rime fondé sur la virtuosité, tant acoustique que sémantique, maniêre de distinguer l'ingéniosité du vrai poëte de celle du « charpentier  », manière de justifier aussi un art vulgaire en partie détaché des arts poétiques latins, à peu près indifférents (et pour cause) à ce « bijou d'un sou. » ,spécifique des parlers vernaculaires. Enfin, l'attention. qu'ils portent au rythme de la poésie et à sa musicalité, loin d'être rou- jours réductible à des questions techniques, peut relayer des interrogations métaphysiques venues du discours spéculatif (d'origine boécienne) sur la musique, opposant au désordre du monde l'harmonie des signesl.
S'ils s'inscrivent bien dans cette histoire, les trois textes présentés ici contribuent toutefois à l'infléchir ou à la préciser. Souvent liée à l'origine à un discours de type encyclopédique (chez Jacques Legrand ou chez Evrart de Conty) et à la question de la place de la poésie dans la classi- fication des arts libéraux, la réflexion sur la poésie vulgaire perd ici en abstraction ce qu'elle gagne en autonomie et en utilité pratique. Les arts proprement dits de l'Infortuné et, à un moindre degré, de Molinet ne sont en effet guêre dissociables de l'activité des puys, sortes d'académies poétiques qui organisaient annuellement des concours de poésie. C'est autour de ces concours pratiqués dans le Nord de la France que s'écrivent serventois, amoureuses et chants royaux, mais aussi ballades, rondeaux ou fatras et que se font sentir la nécessité et l'urgence de textes pour ainsi dire réglementaires, encadrant rigoureusement la pratique. Qu'on ne se méprenne toutefois pas. Les traités écrits par l'Infortuné ou par Molinet, le poête de Valenciennes, ne constituent pas exactement des feuilles de route pour le futur candidat à un concours particulier — ce que seront en partie l'Art de Fabri, adossé au Puy de l'Immaculée Conception de Rouen ou l'Art de Gratien du Pont, lié aux Jeux Floraux toulousains. Ils restent néanmoins profondément marqués par ce modèle et cette pratique qui sous-tendent leurs prescriptions, comme sursaut un certain nombre de leurs exemples. À des degrés divers et sous des fermes très différentes, les arts que nous éditons cumulent plus ou moins la défense de la poésie vulgaire et le livre mode d'emploi, l'ambition légitimatrice et le contrôle
1 Voir sur ce point Philipe Jeserich, 14ins : :. : a. : ~% :.Isis. Tradition und Ko :~'r. : :~i !. :~~i sl :ekulatzv- metaphysicd~er Musiktd~eorie in der Foetik des fi~. ~;;  : ~%sischen S~~tmittelalters, Stuttgart, Steiner, 200$, p. 3$9-41G (« Der holistische Musikbegriff und die °formalistische' Poetik der grands rhétoriqueurs »).
11 de la bonne facture. Mais alors que l'Instructif, fidêle à son titre, constitue l'art de seconde rhétorique de loin le plus précis et le plus exhaustif dans ses enseignements, l'opuscule de Molinet n'aide guêre son Lecteur ni à apprendre à faire des vers ni même toujours à pouvoir juger de ceux-ci
il lui arrive même parfois de substituer le seul exemple à presque toute explication. Écrit par un poête reconnu, l'art devient alors un florilège personnel dans lequel Molinet fait montre de la variété de son inspiration sa destination est sans doute moins publique (et instructive) que privée, comme l'est sans doute aussi celle du bref Traité en vers qui le résume, écrit par plaisir, nous dit son auteur, « pour apprendre à un ami  ».

I :ouvrage présenté ici est le résultat d'un travail collectif réunissant douze enseignants-chercheurs médiévistes et seiziémistes dans le cadre du GDR/CNRS 3063, « Théories du poétique  » ,dirigé par Michèle Gally. L'attention de l'ensemble de l'équipe s'est d'abord particuliêrement concentrée sur le texte de l'Instructif d'une difficulté telle qu'elle avait jusqu'à ce jour dissuadé tout travail d'établissement et d'élucidation précise et ce, en dépit de la grande richesse d'informations délivrée par ce long poême didactique. Nous avons délibérément eu recours pour cet opuscule à une abondante annotation et à de nombreuses paraphrases, dont certaines restent au demeurant encore aujourd'hui hypothétiques. Ce n'est que dans un second temps que des répartitions par traités se saut opérées et qu'un groupe nécessairement plus réduit a été amené à parachever une édition riche des apports de tous les participants comme des renseignements géné- reusement livrés par Hélène Basso, Denis Huë et Clotilde Jobert-Dauphant. Le volume que naos présentons ne se substitue pas au riche IZec>reil d'arts de seconde rhétorique édité jadis par Ernest Langlois (Paris, 102), qui ne comprend pas l'Irr.rtructif, mais inclut sept traités (dont l'art de itiiolinet et le traité en vers). ll se situe dans le sillage, à l'amont de notre période, d'OS, orl, si, les langtres de la poésie entre ~ramrnaire et m>rsigtre, coordonné par Michêle Gally (Paris, Fayard, « Ouvertures bilingues  » , 2010) et, à l'aval, des Traités rle poétique et de rhétorique de la Renai.r.rartce édités par Francis Goyet (Paris, Le Livre de Poche, 1990).


Jean-Charles MoNr~RRAN