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Classiques Garnier

Chklovski La motivation comme prétexte artistique

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Motivation littéraire. Du formalisme russe au constructivisme
  • Pages : 57 à 95
  • Collection : Théorie de la littérature, n° 27
  • Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
  • EAN : 9782406131052
  • ISBN : 978-2-406-13105-2
  • ISSN : 2261-5717
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13105-2.p.0057
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/08/2022
  • Langue : Français
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Chklovski

La motivation comme prétexte artistique

Chklovski

Pour illustrer comment Chklovski promeut la fabrication du récit, commentons lanalyse quil fait de son texte fétiche, Tristram Shandy. Selon le chercheur russe, ce roman serait dépourvu de motivation (en fait, il en donne quelques exemples dans son analyse), présentant une composition parfaitement arbitraire et ouvertement artificielle. On pourrait penser quun tel récit serait par essence déficitaire. Rien de tel chez Chklovski, qui valorise ce type de texte puisque cela le rend subversif et, par conséquent, plus littéraire. Le roman de Sterne serait même le plus « typique » des romans, selon lui (1990, p. 170). Non par sa représentativité, mais en raison de son exposition ouverte des conditions de la construction romanesque. Cette stratégie narrative, appelée mise à nu, représente lessence littéraire pour Chklovski, étant en quelque sorte lultime stade de la fabrication arbitraire du récit1.

Parmi les formalistes, cest de loin Chklovski qui exploite le plus la mise à nu dans ses analyses2. Elle couvre au moins trois emplois. La 58première variante désigne le fait de composer le récit de façon si arbitraire que le procédé, sans être explicité, saute aux yeux du lecteur3. Par la deuxième variante, lintrusion métapoétique, lauteur annonce explicitement sa façon gratuite de composer le récit en sadressant directement au lecteur (lexemple classique dans la littérature française reste Jacques le fataliste). Les choses arrivent au gré de lauteur, qui compose ouvertement son récit en dialogue avec le lecteur (ou le narrataire). Lusage du paratexte, qui concerne les épigraphes et les rubriques des chapitres, est la troisième variante de la mise à nu. Elle montre plutôt ce qui « doit » arriver. Par exemple, les intertitres dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours installent un programme narratif à suivre, souvent complété par lexplicitation de la leçon à apprendre par la lecture du chapitre : « Qui témoigne une fois de plus de linutilité des passe-ports en matière de police » (chap. vii), « Dans lequel Passepartout parle un peu plus peut-être quil ne conviendrait » (chap. viii), « Dans lequel Passepartout prouve une fois de plus que la fortune sourit aux audacieux » (chap. xiii), « Dans lequel il est prouvé que Phileas Fogg na rien gagné à faire ce tour du monde, si ce nest le bonheur » (chap. xxxvii), etc. De même, « La vérité, lâpre vérité » de Stendhal occupe la fonction dindiquer la véracité du récit. À cet égard, Parmentier (2020, p. 128-129) explique, en parlant du Rouge et le Noir justement, que le contenu de lépigraphe chez Stendhal peut même tendre vers lexceptionnel tout en gardant une force vraisemblablisante : « Si Marguerite de Valois sest conduite de manière improbable, inaccoutumée, alors il est plus possible crédible, quune autre jeune fille se conduise dune façon semblable4. »

Les formalistes opposent catégoriquement la motivation à la mise à nu. Cest que la motivation doit rendre le texte plus naturel et plus crédible, tandis que la mise à nu, surtout sous forme de composition arbitraire et intrusions de lauteur, affiche la fabrication du texte, ce qui annule ces mêmes effets. Suivant cette logique, Tomachevski (2001, p. 305) discerne deux attitudes narratives fondamentales :

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La première, qui caractérise les écrivains du xixe siècle, cherche à dissimuler le procédé. Tout le système de motivation sefforce de rendre invisibles les procédés littéraires, de développer le matériau littéraire de la manière la plus naturelle, cest-à-dire imperceptible. Une autre attitude soppose à celle-ci ; elle nessaye pas de dissimuler le procédé et tend même à le rendre évident.

La première attitude est en fait celle des auteurs dits réalistes, qui servent ici de synecdoque pour tous les auteurs du xixe siècle. On pense en particulier à Flaubert et à Zola, prônant tous les deux la nécessité de se positionner comme auteurs absents de la création afin de laisser se dérouler lhistoire sans intervention visible de lextérieur, dans la mesure du possible. Lautre attitude est celle de la mise à nu, qui signale la fabrication du récit.

Tout semble donc nous inciter à considérer la motivation et la mise à nu comme des antipodes narratifs, représentant limperceptible et le perceptible respectivement. Or, dans un passage intéressant, rarement commenté à notre connaissance, Chklovski suggère que cette opposition ne soit quapparente, ou formelle. Par une simple modification narrative, le contenu dune épigraphe se transforme en motivation diégétique. Au lieu dinsérer tel poème comme épigraphe, lauteur laisse un personnage lire ce poème ; au lieu dinclure tel proverbe comme rubrique, lauteur laisse prononcer les mêmes mots sages dans le récit. Au fond, cest pour lui le même procédé, qui se réalise de deux façons différentes5. Cest dans cette perspective que Sternberg (1978, p. 247) appelle la mise à nu une sorte de « motivation esthétique ouverte », ce qui veut dire, selon ses termes, quelle nest pas médiatisée par lhistoire6.

Cela confirme le propos de Chklovski : la mise à nu peut être considérée comme un certain type de motivation. Nous allons aussi suivre ce principe, en précisant la nature de cette « ouverture » énonciative identifiée par Sternberg. Il est essentiel pour nous de différencier entre cadre de référence et mode dénonciation. Lauteur peut bien entendu intervenir dans le récit sans renvoyer à ses propres caprices. Dans le cas de Balzac, par exemple, 60lauteur transgresse souvent le contrat fictif (il affiche quil est en train décrire de la fiction) pour fortifier ce même contrat (il assure quil écrit la vérité et quil doit composer le récit tel quil le fait). Lauteur fait ici figure de simple transmetteur de vérités, qui renvoient toutes au cadre référentiel. Pour le dire en termes simples, si Diderot, dans Jacques le fataliste, proclame « jécris comme je veux », Balzac assure au lecteur quil « présente la réalité telle quelle est et comme il faut7 ». Blin (1954, p. 167) analyse une ambiguïté représentationnelle semblable en caractérisant les intrusions de Stendhal : « Dune part lartificialité de la narration sen trouve renforcée []. Dautre part le réalisme est consolidé []. » Cest le cas, par exemple, du célèbre passage du Rouge et le Noir : « Hé, monsieur, un roman est un miroir quon promène… » Par cette intrusion, le narrateur justifie la narration et linclusion dune matière qui risquerait dêtre considérée comme immorale, sans pour autant attribuer la présence de ce matériau à un acte gratuit de composition.

Dans les cas mentionnés, Balzac et Stendhal renvoient clairement à un cadre de référence externe, à savoir à la réalité. Ils ne font que transmettre, par leur écrit, une image correcte (Balzac) ou sincère (Stendhal) du réel, acte narratif justifié par ce même réel. Pour cerner cette autre nuance de la mise à nu, où lauteur saffiche lui-même, explicitement ou implicitement, comme source dautorité, nous parlerons de motivation auctoriale. Cest alors le cadre de référence qui décide du classement de la motivation comme auctoriale, non le mode dénonciation. Comme lindique lépithète « auctoriale », cela veut dire que le cadre de référence nest autre que lauteur (ou limage de lauteur implicite). Ce type de motivation appartient naturellement à un autre niveau diégétique que lhistoire : il fait partie du sjužet (mais il agit sur la fabula). Par conséquent, on ne saura parler dune causalité transposée ou transposable au monde diégétique à partir dun cadre mimétique. La motivation auctoriale constitue ainsi la première variante artistique à incorporer dans nos cadres exodiégétiques, à côté du mode mimétique (voir tableau 6)8.

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Mode

Définition

Mimétique

causalité du réel (ou dun réel) transposée au monde diégétique

Artistique

modèle extérieur non médiatisé par le monde diégétique, mais avec lequel la fabula montre une corrélation suivant lélaboration du sjužet

auctoriale

autorité de lauteur implicite

Tableau 6 – Cadres exodiégétiques, première variante artistique.

Limportance de Chklovski pour létude de la motivation et lavènement de lécole formaliste ne saurait être sous-estimée. Cest le plus controversé des formalistes, leur enfant terrible selon Erlich (1980, p. 67). Il cultive un style polémique, parfois provocateur, et surtout catégorique. Par exemple, en commentant un cas de motivation sur la parenté entre certains personnages dans Guerre et Paix, Chklovski (2001b, p. 190) nhésite pas à déclarer que cest « une motivation habituelle à Tolstoï et peut-être à tous les romanciers [] ». De plus, on lassocie (avec raison) à la première phase des formalistes, qui est celle quon retient et celle quon critique9. En fait, les renvois collectifs négatifs au sujet de la notion de la motivation (ou de lapproche formaliste en général) concernent souvent lapproche de Chklovski. À partir des quatre contestations principales invoquées contre lemploi « formaliste » (épithète quon pourrait souvent remplacer par « chklovskien ») de la motivation, on pourrait ainsi clarifier sa position « par négation », en prenant sa défense, dans la mesure du possible.

1. Par la notion de la motivation, les formalistes incorporent des éléments étrangers, non artistiques, dans lœuvre dart.

Ce reproche, formulé par Medvedev et Bakhtine (1978) en 1928, concerne surtout les travaux initiaux des formalistes. Les deux chercheurs les accusent didentifier, par la notion de la motivation, des éléments 62qui formeraient un corps étranger dans le texte. Cette entité extralittéraire, non artistique, dissoudrait selon eux lunité du texte, qui doit être, selon les formalistes, un message verbal entièrement formalisé. Dans cette tradition, Milošević (1974) argumente que la causalité du monde réel introduite dans le récit entrerait par définition en conflit avec leffet esthétique voulu puisque ces deux logiques seraient de nature différente. En réponse à cette critique, on peut simplement rappeler la déclaration de Tynianov (2001a, p. 117) : « [] le matériau est également formel10 ». Dans nos termes, toute motivation exodiégétique (motivacija) prend la forme de motivation diégétique (motivirovka) par le seul fait de figurer dans le récit, considéré comme une construction artistique. Lœuvre ne comporte aucune « matière brute », car cette matière (extralittéraire) se transforme en matériau (littéraire) par son insertion dans la composition artistique.

2. Pour les formalistes, la motivation est tout ce qui nest pas procédé littéraire.

Ce reproche vise à dénoncer les principes intenables des formalistes et concerne en particulier lapproche de Chklovski. La critique est partiellement valable. Eichenbaum (2001a, p. 50-51) admet lexistence de ce principe, mais le situe dans la phase initiale de lécole formaliste : « Il est naturel que, dans les années de combat et de polémique contre ce genre de tradition, les formalistes concentrent tous leurs efforts pour montrer limportance des procédés constructifs, et quils écartent tout ce qui reste comme nétant quune motivation. » Cette hiérarchisation méthodologique se combine avec un discours de confrontation parfois assez violent contre les études littéraires institutionnalisées. En parlant de Chklovski, Lotman (1973, p. 325) a bien vu que ce type de proclamation était « une attaque polémique et non une interprétation exacte de la position de lauteur ». Eichenbaum (2001a, p. 51) souligne quil est essentiel de noter cet aspect pour bien évaluer les propos initiaux des formalistes :

Quand on parle de la méthode formelle et de son évolution, il faut toujours tenir compte du fait que bien des principes postulés par les formalistes dans les années de discussion intense avec leurs adversaires [1916-1921] avaient une importance, non seulement comme principes scientifiques, 63mais aussi comme slogans qui, dans un but de propagande et dopposition, saccentuaient jusquau paradoxe.

Slogans et polémiques mis à part, le contenu total du récit est à distinguer de la part spécifique qui forme le matériau de la motivation diégétique. Dans ses analyses, en pratique et en dehors des « slogans », Chklovski désigne toujours des éléments narratifs précis qui forment la motivation diégétique. La motivation, même considérée dans sa concrétisation mimétique, nest alors pas à confondre avec lintégration, qui désigne le fait dincorporer des éléments dans le récit, sans nécessairement leur attribuer un rôle justificateur dans la mise en intrigue11. La motivation diégétique doit toujours sa présence à la motivation téléodiégétique, cest-à-dire à leffet artistique produit par un procédé littéraire que la motivation diégétique aide à préparer ou à justifier. Cest pourquoi Aucouturier (1994, p. 25) a raison de dire que la motivation est, pour Chklovski, la « notion corrélative à celle du procédé ». Plus précisément, lemploi de la motivation se présente pour lui comme un prétexte référentiel.

Dans ce contexte, soulignons que la motivation conduit à toutes sortes de procédés : retardement, complication, fausse piste, indice et ainsi de suite. Elle saffiche simplement comme un élément textuel qui établit des liens entre différentes unités narratives. Il ny a pas lieu de relier ou dopposer la motivation au seul procédé de lostranenie, comme on la parfois fait12. Certes, cette dernière notion est capitale, et particulièrement présente dans les analyses des formalistes (et surtout chez Chklovski). Mais, si lon doit nécessairement opposer lostranenie à une autre notion, ce ne serait pas à la motivation, mais plutôt à celle de lautomatisation (voir « Procédés et fonctions » dans le chapitre précédent). Lemploi réitéré de la motivation littéraire peut certes contribuer à former une certaine automatisation lectoriale, mais sans se confondre avec cet effet, ou cette habitude, de lecture.

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3. La matière de la motivation na aucune importance pour les formalistes.

Ce reproche est relié au point précédent : la motivation est une matière mise en récit qui a pour seul rôle de rendre plus souple linsertion de divers procédés. De ce fait, elle serait dépourvue de valeur propre13. Cette critique est ancienne. Trotski ([1923] 1960) fait partie des premiers à blâmer les formalistes pour leur négligence envers les perspectives extralittéraires (historiques, philosophiques, sociales, psychologiques, etc.). Il a été suivi par maints critiques : en particulier par ceux qui étudient la dialectique entre société et littérature (Bakhtine, [1924] 1978a et Jameson, 1972), mais aussi par des spécialistes de lécole formaliste (Erlich, [1955] 1980 et Striedter, 1989). La polémique marxiste a déjà été commentée dans le chapitre précédent ; il sera ici question de la critique dErlich et de Striedter.

Hostile à lidée de la motivation littéraire, Erlich (1980, p. 197) va jusquà soutenir que la pertinence de la notion de la motivirovka serait invalidée par lanalyse du contenu (apparemment daprès lidée que la présence dun contenu riche et profond rendrait impossible lanalyse de la fabrication du récit). Il dénonce en particulier lanalyse de Crime et châtiment par Chklovski, où ce dernier propose de voir un dialogue sur limmortalité de lâme comme une façon de justifier un retardement dans lintrigue. Venons ici au secours du chercheur russe en mentionnant deux arguments en sa faveur : premièrement, rien nempêche de caractériser le passage en question comme un retardement dans une perspective compositionnelle ; deuxièmement, ce constat nimplique nullement que le contenu serait dépourvu dimportance dans une perspective philosophique, mais seulement quil ne contribue pas, pour Chklovski, à fonder la littérarité du texte14.

Pour sa part, Striedter (1989) désapprouve fortement la mise entre parenthèses du contenu dans la célèbre analyse de Don Quichotte par Chklovski15. Cette critique se réfute avec notre deuxième argument : 65Chklovski se focalise sur les procédés littéraires, non sur les implications philosophiques de la matière investie dans le récit. Pour le chercheur russe, lessentiel est en effet de montrer que la transformation du chevalier catalan en homme plus sage ouvre la possibilité pour Cervantès dinsérer des visions plus censées de la réalité, conformément à ses intentions modifiées. Le héros relie aussi les épisodes du roman. Cette fonction est nécessaire, selon Chklovski, étant donné que Don Quichotte se présente comme une étape intermédiaire entre le recueil de nouvelles et du roman plus organique qui devait se développer plus tard (notons en passant que Chklovski inclut donc, lui aussi, des paramètres historiques dans ses analyses)16. Cette nouvelle approche du personnage, considéré comme une fonction dans la composition, sinscrit résolument contre toute idée de le voir comme une personne ou didentifier sa psychologie17. Le personnage est une unité artificielle, purement fictionnelle, qui aide à justifier lenchaînement du récit et qui fonctionne comme une force motivante pour animer lintrigue.

De façon générale, Chklovski estime en effet que lancrage mimétique ne relève pas dun procédé littéraire propre, mais quil se réduit à rendre possible lintroduction dun procédé littéraire18. Se référer à un réel connu tend à naturaliser le récit alors que lart propre, selon lui, consiste à déformer ce même réel : « Pour faire dun objet un fait artistique, il faut lextraire de la série des faits de la vie », dit Chklovski (2001b, p. 186). La conséquence en est que le mimétisme ne pourra être lobjectif artistique de lauteur19. Cette perspective sera à retenir par la suite, et surtout pour la réflexion sur le discours réaliste, où lon pourrait 66dire que lintention artistique est justement de représenter le réel tel quil est (voir la section « Puisque motivation il y a » dans le chapitre suivant). Toujours selon cette dévalorisation de la dimension mimétique, Chklovski ne condamne pas la composition de Don Quichotte au nom de la vraisemblance, bien que la transformation du chevalier errant en un homme sage soit faiblement motivée, selon lui20. En bref, il accorde toujours la priorité aux règles du jeu narratif établies par lauteur. Doù le commentaire célèbre de Chklovski (1973, p. 65) par rapport à la réaction de Tolstoï concernant les possibles défauts du déroulement du théâtre shakespearien : cela ne doit pas nous déranger plus que lidée que le cavalier na pas le droit daller tout droit aux échecs !

4. La hiérarchisation établie entre procédés et matière peut être contestée.

Le quatrième et dernier reproche, formulé par Medvedev et Bakhtine ([1928] 1978), est de la plus haute importance pour létude de la motivation et pour les études littéraires en général. Ils rappellent aux formalistes que rien dans le texte narratif nindique une quelconque hiérarchie selon laquelle la motivation (et donc la thématique ou lidéologie quelle véhicule) serait une sorte de fonction soumise au procédé littéraire. Cest-à-dire quon ne pourrait dire objectivement, comme le prétend Chklovski, que le contenu investi dans le récit serait toujours dépendant du – et inférieur au – jeu artistique. Rien nautorise le critique à privilégier létude de la littérarité du texte en vertu de sa prétendue nature scientifique, au détriment des autres dimensions du texte. Tout cela, disent Medvedev et Bakhtine, relève de choix méthodologiques. Si cela ninvalide pas lapproche formaliste (il est légitime de sintéresser à la mise en intrigue ou aux procédés littéraires au lieu de se pencher sur la représentation idéologique du monde), cela révoque leur prétention davoir trouvé une formule scientifique pour étudier la littérature de façon objective21. En cela, Medvedev et Bakhtine suivent 67Trotski, qui avait déjà noté que la prétendue scientificité des formalistes nétait quapparente, cachant une approche essentiellement subjective qui reposait en large partie sur leur intuition. Ce point, très important, nest certainement pas un « faux problème », comme le prétend Jameson (1972, p. 92). Medvedev et Bakhtine font une véritable déconstruction de la conviction chez les formalistes davoir trouvé une notion « neutre » (lidée de la littérarité) à partir de laquelle le chercheur pourrait hiérarchiser objectivement les aspects du texte littéraire. En dautres termes, ils démontrent, bien avant le poststructuralisme, linévitable caractère logocentrique de tout principe conceptuel.

(D)après Chklovski

Sans reprendre la position radicale de Chklovski, la narratologie française a exploré la fabrication du récit en appliquant soit la notion (Genette, Hamon) soit les principes (Barthes) de la motivation (« Le “classicisme français” »). En passant aux études plus récentes, la critique a retenu en particulier les études de la description motivée par Hamon. En général, on ne cite pas Chklovski (pour ce qui est de la motivation), ce qui nempêche pas dy voir parfois des reprises de ses pensées, peut-être à linsu des chercheurs (« Études postclassiques »).

Le « classicisme » français

La parution de lanthologie Théorie de la littérature en 1965 (Todorov, 2001) semble avoir été déterminante pour linfluence des formalistes russes sur le structuralisme français des années 1960. Quant à la motivation, cet ouvrage contient le chapitre « Thématique » de Tomachevski, qui conduit à une approche centrée sur la vraisemblance et la cohérence du récit (voir lavant-dernier chapitre du présent ouvrage). Quelques écrits de Chklovski font partie du volume, mais non ses analyses classiques de la motivation dans Don Quichotte, Tristram Shandy ou Sherlock Holmes. Le choix éditorial de Todorov, conseillé par Jakobson, a pu influencer la destinée de la motivation dans le discours théorique, étant donné que son anthologie a été pendant longtemps lœuvre de référence par rapport 68aux formalistes russes, et non seulement en France (lanthologie est par exemple traduite en italien et en espagnol dans les années qui suivent sa publication en France). Cela ne nous empêche pas de trouver des réminiscences des idées de Chklovski déjà dans lessai « Les catégories littéraires » par Todorov (1966, p. 151), où le critique bulgare identifie dans les Liaisons dangereuses le « conflit entre deux ordres : celui du livre et celui de son contexte social ». Lordre du livre correspond au niveau téléologique tandis que celui de lordre social se concrétise au niveau diégétique. Dans « La quête du récit » (1971c, p. 138-145), Todorov lance ensuite un autre régime double qui rappelle celui de la motivation : un système de causalité philosophique, qui présente des actions afin dillustrer une pensée, et un système de causalité événementielle, qui étale des conséquences dans lhistoire racontée. Encore une fois, il est aisé de voir la parenté avec la motivation téléodiégétique et la motivation diégétique. On retrouvera par ailleurs lidée dune motivation (ou dune causalité) « finale » bien plus tard, chez Martínez (1996).

Mais cest avant tout larticle de Genette (1968) sur « Vraisemblance et motivation » qui a marqué le champ de la critique littéraire. En effet, cet essai est considéré comme fondamental, par une appréciation quelque peu institutionnalisée, même chez des narratologues de premier ordre : Adam (2005, p. 54) puise chez Genette, et non chez les formalistes, pour expliquer la « motivation narrative » ; Kremer (2012, p. 11) semble attribuer à Genette la découverte que « la logique causale du récit [] nest quune justification apparente, dont le but est de camoufler la finalité réelle », au lieu de se référer aux formalistes ; Pennanech (2009, p. 2) affirme que « cest dans le roman balzacien que nous trouvons les formes de “motivation” les plus spectaculaires », sans doute en sinspirant des exemples analysés par Genette ; dans la même lignée, Prince (1973, p. 63) va jusquà dire que les romans de Balzac et de Proust sont largement constitués de motivations. Linfluence indéniable de cet article mise à part, il nen reste pas moins quil reprend, par bien des aspects, les idées de lécole formaliste, même si cela est difficile à voir du fait que lauteur de Palimpsestes « affiche une dette assez vague à légard des “formalistes russes” », pour citer la formule courtoise dEscola (2009, p. 6). Lessai contient seulement deux (!) phrases sur les formalistes, que Genette présente par le biais dErlich ([1955] 1980), sans citer ni commenter directement leurs propres écrits.

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Considéré comme une étude majeure de la critique structuraliste, cet essai contient des aspects à commenter sous différents dominants. Dans lesprit de Chklovski, auquel se limite le présent chapitre, Genette explicite que leffet artistique conditionne linsertion préalable de la motivation dans le récit, fait illustré par ses nombreuses remarques pertinentes sur La Princesse de Clèves et les romans de Balzac. Il y aborde la motivation comme prétexte, que Genette (1968, p. 19-20) reformule en « alibi causaliste ». Quant à la terminologie, il choisit de parler de la fonction dun élément textuel (« ce à quoi il sert ») et de sa motivation (« ce quil lui faut pour dissimuler sa fonction »). Ces deux termes correspondent à la double fonctionnalité de la motivirovka présentée par Chklovski22. Il semble ensuite associer la fonction « immédiate » à la motivation diégétique et la fonction « à terme » à la motivation téléodiégétique, double analogie qui nest certainement pas toujours valable.

Pour des emplois plus chklovskiens de la motivation, on peut aussi puiser dans les écrits de Barthes (1966, 1968 et 1970), fortement influencé par les formalistes. Sans reprendre leur terminologie, il identifie dans ses études plusieurs aspects à rapprocher de la motivation. Cest le cas dune situation narrative dans « Sarrasine » où « le personnage et le discours sont complices lun de lautre », selon Barthes (1970, p. 184). Cette formule, très barthésienne, désigne un passage où Balzac interrompt un dialogue qui risquerait de révéler la vérité sur le personnage principal. Barthes (ibid.) analyse ceci de la façon suivante :

Si lon a une vue réaliste du personnage, si lon croit que Sarrasine vit en dehors du papier, on cherchera les mobiles de ce geste dinterruption []. Si lon a une vue réaliste du discours, si lon considère lhistoire racontée comme une mécanique dont il importe quelle fonctionne jusquau bout, on dira que la loi de fer du récit voulant quil continuât encore, il était nécessaire que le mot de castrat ne fût pas prononcé.

Les « mobiles » correspondent à la motivation diégétique et la « loi de fer du récit » à la motivation téléodiégétique. Comme chez les formalistes, cette dernière motivation se superpose à la première et 70remporte le jeu : puisque lauteur veut prolonger le récit (soutenir le suspense, développer encore la thématique, introduire dautres motifs, etc.), il construit une causalité psychologique et circonstancielle qui peut sembler acceptable au lecteur. Cette approche, par laquelle la perspective téléologique occupe le rang supérieur, revient dans la définition du code proaïrétique (ibid., p. 25) : « Se référant à la terminologie aristotélicienne qui lie la praxis à la proaïrésis, ou faculté de délibérer lissue dune conduite, on appellera proaïrétique ce code des actions et des comportements (mais dans le récit, ce qui délibère laction, ce nest pas le personnage, cest le discours). » Ainsi, le « discours » (léquivalent ici de la motivation téléodiégétique) conditionne le code proaïrétique, ce qui rejoint les considérations de Chklovski sur le statut du personnage dans Don Quichotte. Barthes (ibid., p. 29) note aussi la technique de la « description motivée » en identifiant un scénario où la position et le regard du personnage ouvrent vers linsertion du descriptif : « Je pouvais contempler veut dire : je vais décrire. [] il y a manipulation du discours, non de lhistoire []. » Cette « manipulation » renvoie au niveau téléodiégétique (« je vais décrire ») tandis que « lhistoire » recoupe la motivation diégétique (« je pouvais contempler »). La description à venir est ici justifiée par la mise en récit : le personnage occupe une position pratique et se trouve dans un état idéal pour que le récit passe du régime narratif en régime descriptif.

En ligne directe de Barthes se trouve Hamon, luniversitaire francophone qui a étudié la motivation littéraire avec le plus de précision, dans ses études importantes sur le discours réaliste. Parmi les quinze traits quil identifie pour cerner la construction « contrainte » du texte réaliste (Hamon, 1982), deux répondent en particulier à lidée de la motivation comme prétexte : les no 6 et no 8. Ce dernier trait est « la concrétisation narrative (alibi) de la performation du discours » (ibid., p. 149). Il sagit du contrat narratif, élément du récit déjà analysé par Barthes (1970, p. 96) dans sa qualité de « marchandise » : le conteur admet de raconter son histoire en échange dune récompense. Hamon ajoute que le futur conteur peut aussi sentir le besoin de dévoiler son histoire au premier venu, ce qui donne lexemple dune psychologie du personnage qui justifie la narration du récit encadré. Les nouvelles de Maupassant offrent des variantes de ces deux procédés, où un cercle damis ou les membres dune petite société demandent 71à entendre un récit, dont la thématique vient dêtre évoquée lors dune conversation23.

Par le trait no 6, Hamon développe de façon considérable les remarques de Barthes sur la description motivée. Il cerne plus généralement la distribution et la circulation du savoir en identifiant lidée chez Zola de communiquer de linformation au lecteur sans insérer des pauses descriptives dans le récit. Hamon (1982, p. 141) montre que le passage descriptif correspond au temps qui sécoule pendant que se déroule un scénario (promenade, contemplation par la fenêtre, regard dans le miroir, entrée dans un nouveau lieu, etc.)24. Celui-ci met en scène un personnage « fonctionnaire » (le savant, le curieux, le pédant, lignorant, le « nouveau », etc.) dont les qualités servent à justifier lintroduction de passages divers25. Le scénario et le fonctionnaire type forment ainsi le prétexte à linsertion dune fiche documentaire, ce qui permet à lauteur de transmettre de linformation (description du milieu, renseignement sur le personnage, « leçon » encyclopédique, etc.) au lecteur par lintermédiaire de lhistoire au lieu de prendre en charge la description lui-même. Cette analyse se vérifie par la lecture des dossiers préparatoires de Zola. Dans lébauche de Nana, on trouve par exemple la réflexion suivante sur le travail de composition à entreprendre : « Voyons le personnel dhommes que je puis employer » (folio 4). Zola note aussi que certains personnages lui « servent pour la description » (folio 68) et que tel dispositif « [l]aide pour la description » (folio 69).

La technique de la description motivée chez Zola est un véritable marqueur du récit naturaliste. Aussi importante quelle soit pour la poétique zolienne, elle nest pourtant pas un élément obligé de tout discours naturaliste ou réaliste. Elle nappartient pas non plus exclusivement à ces courants littéraires. Après avoir énuméré quelques lieux 72motivants privilégiés dans le discours réaliste pour justifier linsertion de descriptions, Hamon (1993, p. 178) énonce cette remarque générale : « De telles constructions descriptives peuvent, selon les époques, devenir emblématiques de telle ou telle école littéraire, de telle ou telle conception des relations de lhomme avec la nature, de telle ou telle théorie éthologique ou écologique []. » Cette réserve importante contre une application trop catégorique de la description motivée ne semble pas toujours avoir été prise en compte dans les études postclassiques, comme nous allons le voir.

Études postclassiques

À la suite des études de Hamon sur le descriptif, Bal (2005 et 2017) fournit trois exemples représentatifs de catégorisations quelque peu malheureuses concernant la motivation, le descriptif et le discours réaliste/naturaliste : (1) toutes les descriptions réalistes sont motivées ; (2) dans le discours réaliste en particulier, la fonction de la motivation est de naturaliser le discours ; (3) les post-naturalistes gèrent les descriptions excessives à laide du personnage-fonctionnaire26. Ces propos trop généraux ne sauront être entièrement défendus. Comme lavait déjà suggéré Hamon, toute école littéraire naturalise le discours à sa façon. Schöch (2015, p. 46) a validé ce propos en montrant que la motivation descriptive des romans du xviiie siècle sert le plus souvent « plutôt à ménager ou à assouplir la transition, et à naturaliser les limites, entre description et narration ». Il rappelle aussi que les contemplations romantiques des paysages répondent parfaitement au procédé du personnage focalisateur. Le descriptif médiatisé par le regard du personnage devient même fréquent vers la fin du xviiie siècle en raison de la vogue de la narration à la première personne, dont le rapport individuel avec le monde environnant conduit à des descriptions du cadre. À travers les époques, différents types de discours motivent ainsi les descriptions à leur façon, et parfois de manière similaire aux « romanciers du réel » (dans le sens de Dubois, 2000, qui étudie le discours mimétique de Balzac à Simenon).

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Il faut également signaler que les stratégies motivantes caractéristiques du réalisme, et notamment la volonté chez Zola dintégrer le descriptif dans le déroulement temporel de lhistoire, ne provoquent pas nécessairement limpression chez le lecteur de lire un discours naturel. Pour Hamon (1998), lécriture zolienne peut entraîner des « explications à la limite du vraisemblable pour justifier lintrusion dune description » (p. 74) et « une “mise en scène” parfois dautant plus lourde quelle se veut discrète et vraisemblable (cest la “motivation” vraisemblablisante du personnage) » (p. 103). Le lecteur peut trouver que tel « pédant », « néophyte » ou « obsédé » entre de façon exagérée dans les détails, ou bien que le regard du personnage sétend pendant une durée excessive pour couvrir une description (trop) longue. Dans ces cas, les descriptions seront vécues comme construites et artificielles, voire comme des pauses dans le récit, si le lecteur oublie après quelques pages quil est censé suivre le regard du personnage. Cette dernière possibilité est confirmée par Dufour (1998, p. 259), connaisseur éminent du réalisme littéraire, pour qui le fonctionnaire type de personnage zolien peut être « là à louverture dune description qui ensuite se passe parfaitement de lui ».

Par ailleurs, pourquoi lintroduction dune description non médiatisée par le personnage serait-elle non naturelle ou moins naturelle ? Inclure des descriptions (que ce soit de la nature, dun lieu, dun bâtiment, dun arrière-plan historique, dun personnage, etc.) fait partie des conventions littéraires. Lincipit de LÉducation sentimentale (« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard ») aurait-il la fonction de dénaturaliser le récit parce quil nest pas médiatisé par un personnage qui regarde la scène étendue dans lhistoire ? Il faudrait certainement répondre par la négative. Il semble donc plus raisonnable de dire que létude de la technique motivante nous aide à identifier certaines caractéristiques de style dans lhistoire littéraire, sans quil y ait besoin de réserver cette technique à une époque particulière ni de hausser une certaine technique motivante au statut de narration forcément considérée comme naturelle ou vraisemblable.

Autre point théorique à commenter chez Bal (2017, p. 28) : son idée de faire de la description motivée une fonction de la focalisation. Le point de départ est que tout passage narratif est nécessairement raconté avec une certaine focalisation. Si cela est juste, la « manipulation de 74lhistoire », pour emprunter lexpression de Barthes (1970), se double toujours dune « manipulation du discours ». Hamon (1993, p. 172) nous rappelle que, si lauteur veut insérer telle information dans le récit, créer telle situation dramatique, tel effet de lecture, etc., il doit motiver le procédé en restreignant, modifiant, précisant la vision et la faculté de voir ou de comprendre le réel chez le personnage-fonctionnaire : « [] toute “scène”, tout “tableau” demande aussi une mise en scène []. Le regard du personnage assumant la description doit être lui-même justifié []. » Par exemple, si Zola veut décrire le quartier, il arrange la scène en conséquence, par des motivations diégétiques repérées par Hamon (1998) : positionnement en hauteur, bonne vue, attente dun rendez-vous, etc. La motivation téléodiégétique, ici linsertion dun procédé poétique (la description), conditionne la mise en récit, dans laquelle la focalisation est plutôt une fonction de la motivation que linverse.

Enfin, dans son manuel de narratologie, Bal (2017) range la section consacrée à la motivation dans le chapitre « Description », comme si la question de la motivation était liée à ce domaine seul, sans fournir aucune explication de ce choix. Schöch (2015, p. 40) suit cette idée en déclarant que la motivation descriptive (quil appelle « motivation narrative ») correspondrait aux « évènements diégétiques qui aident à intégrer de manière plus ou moins complète les passages descriptifs dans le contexte narratif. » De même, Gardes-Tamine et Hubert (1993, p. 127) acceptent cette perspective restreinte en précisant que « les descriptions peuvent avoir une motivation interne, si elles découlent du regard dun personnage, par exemple, ou externe, si elles résultent dune décision du narrateur27 ». Cette délimitation de la motivation aux domaines du descriptif et de la focalisation reste fort difficile à défendre, ce qui ne doit pas pour autant nous faire oublier que la focalisation est un élément puissant pour stratifier et choisir quelle information présenter au lecteur28.

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Mis à part ces remarques sur la motivation en tant quoutil pratique pour véhiculer des descriptions, on retrouve rarement, dans les études plus récentes, lemploi de la notion de la motivation joint à létude de la fabrication artificielle du récit dans le sens de Chklovski. Les deux spécialistes actuels de la motivation, Sternberg (1978, 2007, 2012) et Schmid (2020), envisagent tous les deux leurs analyses à partir de la double fonctionnalité de la motivirovka (répondant chez eux aux modes mimétique et artistique), ce qui conduit à un grand nombre dexemples de la motivation comme prétexte, ou du moins comme part de la stratégie de la composition artistique, ce qui rapproche ces chercheurs de Chklovski. Cependant ils sont loin dadapter sa perspective radicale. Sternberg (2012, p. 353-364) le critique sur plusieurs points, comme pour ce qui est de son quasi-rejet du matériau ou de sa tendance à trancher entre des oppositions binaires. Comme Schmid, Sternberg semble plus proche de lesprit de Tynianov. Cela vaut en particulier pour létude historique de la motivation chez Schmid, mais Sternberg (2012) applique lui aussi la motivation sur des écrits dépoques différentes (il commente entre autres Homère, Dostoïevski, Trollope et James), sans toutefois tracer une évolution diachronique de la motivation.

Ces deux chercheurs exceptés, rares sont ceux qui étudient la fabrication du récit en renvoyant à Chklovski. Il arrive néanmoins que des chercheurs postclassiques présentent des pensées quasi identiques à celles du chercheur russe, mais sans se référer à lui (ni aux formalistes). Lexcellente étude de Dannenberg (2008) en est un premier exemple. Sans utiliser la notion de la motivation, elle parle dune causation quil est possible didentifier entre autres sous forme de manipulation auctoriale. Dans les textes mimétiques, cette manipulation du récit est camouflée selon elle par des connexions intradiégétiques empruntées à la vie réelle29. De son côté, Ryan (2009) analyse des « astuces simplistes » (cheap plot tricks) et des « blancs dans lintrigue » (plot holes), éléments de composition qui apparaissent en raison de lopposition entre lintention 76esthétique de lauteur et la logique de lhistoire30. Ces deux approches proposent des reformulations de la problématique de la motivation, telle que les formalistes lesquissaient et la pratiquaient. La « causation » et « logique de lhistoire » recoupent la motivation diégétique tandis que la perspective téléodiégétique se retrouve dans la « manipulation auctoriale » et les « astuces simplistes ». Les travaux de Dannenberg et de Ryan, leurs évidentes qualités intrinsèques mises à part, illustrent de façon manifeste la manière dont la théorie littéraire peut avoir tendance à réinventer la roue. Cette constatation nest pas à lire comme une critique contre ces deux études commentées, mais comme une simple observation sur la nature du domaine des lettres, où les idées et les perspectives se recyclent dune école à une autre, sans devenir forcément périmées par lévolution des sciences.

À la Chklovski

Cette section sera loccasion de montrer quelques analyses entreprises dans lesprit de Chklovski. Cela passera dabord par deux sections inévitables : « Leffet-personnel » et « La description motivée ». Lart motivant que nous allons y décrire a déjà été analysé en détail par Hamon (1993 et 1998). Il sagira simplement den illustrer certaines variantes pour voir comment elles sharmonisent avec lesthétique de lauteur respectif. Ces analyses seront ensuite complétées par quelques remarques sur des effets narratifs proches de la mise à nu (« La motivation auctoriale »)31.

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Leffet-personnel (Maupassant, Verne et Zola)

À la suite de Hamon, Jouve (1998), distingue leffet-personnel, par lequel le lecteur voit le personnage comme une fonction narrative, de leffet-personne, par lequel le lecteur considère plutôt le personnage daprès son apparence humaine et réelle32. Lapproche de Chklovski, pour qui lévolution de Don Quichotte (dabord fou, puis plus sage) permettait à Cervantès dinclure différents épisodes dans le roman, privilégie clairement leffet-personnel. Cet effet sadapte aussi à létude de la [pré]disposition caractérielle de ces nombreux personnages dans les nouvelles de Maupassant qui sadonnent à une certaine activité ou à un certain domaine dintérêt :

Chasse : « Cétait, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait le bon sens à satisfaire cette passion, et dépensait de largent gros comme lui pour ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils. » (« Farce normande », I, p. 498)33

Décoration : « M. Sacrement navait, depuis son enfance, quune idée en tête, être décoré. » (« Décoré ! », I, p. 1065)

Faits divers : « La première page ne lintéressait guère ; la politique le laissait froid ; il passait toujours la finance, mais les faits divers le passionnaient » (« Le Crime au père Boniface », II, p. 169)

Maladie : « M. Panard était un homme prudent qui avait peur de tout dans la vie. Il avait peur des tuiles, des chutes, des fiacres, des chemins de fer, de tous les accidents possibles, mais surtout des maladies. » (« Voyage de santé », II, p. 719)

Le portrait paradigmatique est en même temps une programmation syntagmatique : au cours de lhistoire, le personnage agira en corrélation avec sa personnalité (le chasseur perdra le bon sens, Panard sera paranoïaque, Sacrement mettra toute autre considération de côté pour être décoré). Le procédé crée une motivation endodiégétique mimétique très 78forte. Le moindre signe peut être mal interprété par le personnage, dont lidée fixe met aisément lintrigue en marche : « M. Panard apprit par son journal que Paris subissait une légère épidémie de fièvre typhoïde : une inquiétude aussitôt lenvahit, qui devint, en peu de temps, une obsession » (« Voyage de santé », II, p. 720). La motivation téléodiégétique qui conditionne cette mise en scène, à savoir celle de présenter un développement farcesque, conduit Maupassant à insérer une motivation diégétique suffisamment forte pour justifier le comportement aberrant du protagoniste. Régissant une histoire comique dans « Voyage de santé », un tel moteur narratif est apte à gouverner toutes sortes de récits par sa faculté dengendrer des thématiques, des tonalités et des effets variés : la blague (« Farce normande »), la parodie (« Un coup dÉtat »), ladultère (« Décoré ! »), lincident imprévu (« Le Signe »), la désillusion « La Parure »), la vengeance (« Une vendetta »), lassassinat (« LIvrogne »), la tuerie (« Coco »), lexécution (« Deux amis »), la folie (« La Chevelure »), etc.

Le dernier exemple, sur la folie, montre quil faut aussi inclure dans cette poétique maupassantienne les contes fantastiques, que la critique aime pourtant étudier comme un phénomène à part. Selon une certaine tradition, légèrement institutionnalisée, lidée fixe du personnage fou sinterprète souvent comme le symptôme révélateur dun auteur hanté34. Crouzet (1980, p. 235) a tôt tenté de dénoncer cette approche, qui fait du travail artistique « un simple moyen dextérioriser des obsessions », dans un article qui aurait dû faire date dans les études maupassantiennes. Au lieu de sinterroger sur le mécanisme décrire « parce que » (qui relèverait dune motivation profonde et plus ou moins inconsciente), Crouzet propose dexplorer chez Maupassant lambition décrire « pour que », ce qui rejoint parfaitement lidée de la motivation téléodiégétique (ou de leffet artistique) à produire. Sans prendre position dans cette question impossible à trancher concernant les véritables causes de la création littéraire (que ce soit chez Maupassant ou chez un autre auteur), nous nous contentons de remarquer, dans lesprit de Chklovski (et de Crouzet, 79pensons-nous) que la mise en scène de lêtre aliéné, et surtout la délégation de la parole à celui-ci, justifie la vision défamiliarisante du réel qui va suivre. Le fou fonctionne comme le motivant parfait pour créer lostranenie au sein dun récit qui se veut pourtant réaliste (puisquil est cohérent, voire vraisemblable, quun fou raconte des folies)35.

Passons-en maintenant à Jules Verne, dont la poétique ne reçoit peut-être pas toute lattention quelle mérite. Lui aussi anime ses intrigues par des personnages fonctionnaires, dont lemblématique Passepartout dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Comme lindique le nom du domestique, il est celui qui passe partout ; en tant que personnel, il va contribuer à dramatiser lintrigue par ses déviations multiples par rapport à la ligne droite que doit suivre Fogg. Son égarement à Bombay est à ce propos exemplaire : « Malheureusement pour lui et pour son maître, dont il risqua de compromettre le voyage, sa curiosité lentraîna plus loin quil ne convenait » (p. 96). À travers les réactions de Passepartout, Verne rappelle aussi au lecteur lenjeu de telle arrivée à tel port et la menace de tel obstacle sur le chemin, fonction dautant plus importante que Fogg reste constamment impassible : « Cétait une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en aucune façon, mais dont Passepartout se montrait extrêmement irrité » (p. 158) ; « Mais celui qui devait être le plus pressé de tous, Phileas Fogg, était demeuré à sa place et attendait philosophiquement quil plût aux buffles de lui livrer passage. Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération danimaux » (p. 239).

Certes, dautres voyageurs participent occasionnellement à ce jeu, comme dans la scène où la compagnie envisage lépineuse tâche de libérer Aouda : « Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. Passepartout était hors de lui, et le guide avait quelque peine à le contenir. Limpassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments » (p. 125). Cependant, cest bien entendu Passepartout, véritable mine de modalités, qui joue le rôle de contrepoint majeur de son maître dans la composition36 : enthousiasme à Moka (« Passepartout fut ravi de contempler cette ville célèbre », p. 89), amusement dans la forêt indienne (« quelques singes, qui fuyaient avec 80mille contorsions et grimaces dont samusait fort Passepartout », p. 113), indignation devant le sutty (« Ah ! les gueux ! sécria Passepartout », p. 118), consternation devant certaines mœurs à Hong Kong (« Passepartout trouva cela fort drôle », p. 169), etc. Dans une perspective métalittéraire, le domestique saffiche comme un lecteur exemplaire du romanesque : il se perd dans lintrigue, sidentifie au personnage principal, se rallie aux buts de Fogg tout en profitant du voyage (fictif) pour vivre lexpérience du monde (imaginaire) qui sétale devant lui. Sa réaction en apprenant quil doit faire le tour du monde fait pleinement partie de ce schème narratif : « Passepartout, lœil démesurément ouvert, la paupière et le sourcil surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentait alors tous les symptômes de létonnement poussé jusquà la stupeur » (p. 61). Grâce à la présence du domestique, Verne dirige ainsi tout autant le récit que le lecteur dans les directions voulues.

Loin de Passepartout, force diégétique qui va, on pourrait penser que les protagonistes de Zola seraient prédisposés à agir de façon plus réglée, comme produits nécessaires de lhérédité et du milieu. Pourtant, lorsque Zola esquisse le portrait de Nana dans son dossier préparatoire, il insiste sur le comportement imprévisible de son héroïne : « Tête doiseau, cervelle toujours en mouvement, avec les caprices les plus baroques » (folio 191-193). Baguley (1993, p. 68) remarque que ce mode dispositif gouverne le récit entier : « [] le roman apparaît comme un ensemble de séquences, un immense spectacle des variétés, animé par linépuisable énergie et par la volonté tout à fait capricieuse de la courtisane. Tous les jours, elle a son jour. Elle admet tous, et tous se plient à la tyrannie de ses toquades. »

Baguley a raison demployer le mot toquade, qui revient avec plus de fréquence dans Nana que dans tous les autres Rougon-Macquart additionnés. Il apparaît déjà dans les ébauches, lorsque Zola forme le personnage de Fauchery : « Trois jeunes gens. Un né à Paris, voyant Nana par toquade [] » (folio 209) ; « [] un garçon qui procède par toquade. Spirituel, très parisien, mais se toquant, mangeant une belle fortune » (folio 236). Si Fauchery est effectivement « lhomme aux toquades » (folio 174), selon les ébauches, Nana est bien le pendant féminin dans le roman, comme lors de son brusque départ à létranger :

[] on apprit un beau matin quelle devait être partie la veille pour Le Caire ; une simple discussion avec son directeur, un mot qui ne lui avait pas convenu, 81le caprice dune femme trop riche pour se laisser embêter. Dailleurs, cétait sa toquade : depuis longtemps elle rêvait daller chez les Turcs. (p. 460)

Ce caractère de lhéroïne procure à Zola une liberté certaine dans la composition du roman. Il peut la faire agir de façon illogique ou amener rapidement le récit dun point à un autre, tout en gardant la cohérence entre la psychologie du personnage et lhistoire. De cette façon, il peut lier les épisodes entre eux, tout comme le faisait Cervantès par lintermédiaire de Don Quichotte, selon Chklovski. À première vue, la motivation endodiégétique (interne) semble prendre le relais de la forte motivation exodiégétique (externe) mimétique qui caractérise lart zolien. Il serait cependant plus correct de dire que ces aspects se superposent et se complètent : cest bien lhérédité de Nana qui la prédispose à agir de manière impulsive, ce quelle fait de manière conséquente.

Zola tire un bon profit du tempérament de son héroïne dans la disposition du récit. Par ses propres désirs multiples, et par les désirs quelle provoque, elle sinfiltre dans tous les milieux sociaux, ce qui montre jusquà quel point la société se gangrène à travers limage symbolique de la prostitution. En même temps, elle occupe une position éminemment centrale. Outre le fait dêtre le personnage principal du roman, elle décide de la distribution des autres personnages en créant un mouvement centripète constant. Dans lébauche du roman, Zola exprime ceci de façon assez crue : « Le sujet philosophique est celui-ci : toute une société se ruant sur le cul » (folio 207). Ainsi, les représentants de toutes les classes sociales se subordonnent à la femme du demi-monde : « Il me faut donc montrer Nana, centrale, comme lidole aux pieds de laquelle se couchent tous les hommes, pour des motifs et avec des tempéraments différents », conclut Zola dans lébauche (folios 207-208). Aussi les critiques ont-ils souligné la structure dynamique du roman, en suivant le commentaire original de Desprez (1884, p. 233) : « les épisodes gravitent autour du personnage principal37 ». Comme personnage fonctionnaire, Nana est apte à faire dévier lhistoire dans différentes directions et à conduire le lecteur à divers coins de la réalité tout en restant solidement au centre du récit (et de lattention !).

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La description motivée (Zola, Daudet et Verne)

Le premier chapitre de Nana est hautement représentatif de lécriture motivante de Zola. Au fur et à mesure quarrivent les spectateurs au théâtre des Variétés pour la première de La Blonde Vénus, où Nana joue le rôle principal, lauteur procède à lexposition du roman. Lenjeu est de poser le milieu du théâtre et les personnages (leurs personnalités, leur situation, leurs relations) afin de fournir les préambules nécessaires à la compréhension de la suite du roman. Le défi esthétique consiste à réduire au strict minimum lintervention de la voix omnisciente, selon lidée que ce type de narration apporterait une perspective supplémentaire, « du dehors », qui afficherait la fictionnalité du texte. Le lecteur doit avoir limpression dêtre là, avec les personnages, en partageant leurs regards et leurs perspectives, grâce à lemploi de la focalisation interne et externe.

Pour réussir ce défi, Zola construit un cadre dans lequel les personnages, le lecteur et la narration doivent rester autant que possible. Dans ce cadre évolue un personnage central : cest Fauchery, « très parisien, qui pourra être le lien des personnages dans ce premier chapitre », réfléchit lauteur dans le dossier préparatoire (folio 11). Après un premier paragraphe qui décrit le théâtre vide, Fauchery fait son entrée avec son cousin Hector de la Faloise. Comme la montré Hamon (1993, p. 166) : « Tout déplacement de personnage, entrée ou sortie, déplacement de temps ou de lieu, mention dun seuil ou dune frontière franche, en effet, tend à introduire du “nouveau” dans un texte, donc à déclencher “naturellement” une description []. » Cest également le cas ici :

Deux jeunes gens parurent à lorchestre. Ils se tinrent debout, regardant.

– Que te disais-je, Hector ? sécria le plus âgé, un grand garçon à petites moustaches noires, nous venons trop tôt. Tu aurais bien pu me laisser achever mon cigare.

Une ouvreuse passait.

– Oh ! monsieur Fauchery, dit-elle familièrement, ça ne commencera pas avant une demi-heure.

– Alors, pourquoi affichent-ils pour neuf heures ? murmura Hector, dont la longue figure maigre prit un air vexé. Ce matin, Clarisse, qui est de la pièce, ma encore juré quon commencerait à neuf heures précises.

Un instant, ils se turent, levant la tête, fouillant lombre des loges. (p. 36)

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Dans la terminologie de Hamon, les deux amis sont des regardeurs-voyeurs. Comme de coutume chez Zola, leur regard fouillant se combine avec la progression temporelle de lhistoire (ils contemplent le milieu pendant un instant de silence). De cette manière, lactivité descriptive crée une scène et non une pause, daprès la terminologie de Genette (1972). La thématique temporelle introduit aussi un autre motivant, puisque les deux hommes sont en avance, ce qui leur offre le temps de contempler le théâtre. Cette arrivée en avance est motivée à son tour, car elle sexplique par une double information fausse (venant des affiches et de Claire). Ce remplissage constant de chaînes causales dactions « simples », ou peu « signifiantes », constitue dailleurs un des traits du discours réaliste métonymique (nous y reviendrons dans le chapitre suivant).

Dans les répliques est inséré un maximum dinformation. Déjà après quelques lignes, le lecteur connaît trois personnages (Hector, Fauchery et Clarisse) et il se doute que Fauchery vient régulièrement au théâtre, probablement en faisant des visites derrière les coulisses (louvreuse le reconnaît et lui parle dun ton familier). Le chapitre entier contient des répliques chargées de ce type dinformation dite en passant, comme celle de Bordenave, révélant la situation professionnelle de Fauchery : « Cest comme ça que vous mavez fait une chronique… Jai ouvert ce matin Le Figaro » (p. 38). Le cadre et le moment installent un monde de bavardage, de confidences et de rumeurs, dans ce quon pourrait appeler, au risque de créer un oxymore conceptuel, un « chronotope motivant38 » : dans cet endroit, à ce moment dune première représentation où figure une fameuse vedette, tout le monde veut être présent tout en désirant acquérir un maximum de savoir sur les autres. Cest aussi dans une telle situation quapparaît la première mention de la protagoniste. Le directeur Bordenave demande à Fauchery : « Et Nana, létoile nouvelle, qui doit jouer Vénus, est-ce que tu la connais » (p. 37) ? Il se fait ensuite prier dinformer ses interlocuteurs au sujet de sa vedette : « [] comme Fauchery linterrogeait, il consentit à donner des détails » (p. 39).

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Ce manque de savoir chez les personnages, parfois indiqué par leurs réactions, joue un rôle capital pour cataloguer les personnages, comme dans lexemple suivant :

– Quelle est donc cette dame, au balcon ? []

– Cest Gaga, répondit simplement Fauchery.

Et, comme ce nom semblait ahurir son cousin, il ajouta :

– Tu ne connais pas Gaga ? (p. 45)

Lignorance dHector est plus quun motivant simple du descriptif : elle établit une hiérarchie entre les personnages. Mis à part le fait dapprendre que Gaga doit jouir dune certaine réputation, le lecteur entend que Fauchery possède un savoir du monde parisien et du théâtre qui est supérieur à celui dHector : ce dernier fait figure de « nouveau », venu de la campagne (alors que Fauchery est « très parisien », daprès lébauche de Zola). Cela explique aussi la satisfaction dHector lorsquil trouve loccasion détaler ses connaissances sur le comte Muffat et ainsi, momentanément, de monter en grade dans le domaine du savoir :

Mais il sinterrompit, en voyant la Faloise saluer des personnes qui occupaient une loge de face. Il parut surpris.

– Comment ! demanda-t-il, tu connais le comte Muffat de Beuville ? [] Et, par vanité, heureux de létonnement de son cousin, il appuya sur des détails []. (p. 46)

On le voit, le focalisateur nest pas toujours un simple foyer motivant « vide » qui tendrait son regard vers un motivé « plein ». Même dans des passages qui paraissent purement justificatifs, la narration peut jouer sur les valeurs du récit (origine sociale des personnages, statut hiérarchique, relations internes, etc.) et ces valeurs peuvent concerner le focalisateur tout aussi bien que le focalisé. Cest ce que souligne Hamon (1993, p. 325-327) dans la postface du Personnel du roman (mais a-t-on vraiment suivi cet appel ?), où il insiste sur la nécessité de compléter létude fonctionnelle du récit par une interrogation sur la complexité idéologique des thèmes soutenus par les trois fonctionnaires principaux, à savoir les relations personnelles, le langage et le travail, thématiques explorées dans Texte et idéologie (Hamon, 1984). Une telle analyse dépasse bien entendu lapproche « matérialiste » de Chklovski, mais semble faire le pont avec les pensées de Bakhtine (1978a).

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Passons maintenant à Sapho de Daudet, étude de mœurs parisiennes, comme lindique le sous-titre, qui date de 1884, pour étudier la variabilité des procédés motivants liés au descriptif au sein même du naturalisme. Quelque peu oubliée de nos jours, la poétique daudetienne montre des points communs avec celle de son confrère. Dans le cas de Sapho, le roman commence aussi par un spectacle, à savoir un bal masqué où se rencontrent les deux protagonistes, Jean et Fanny. La curiosité et le manque de savoir de Fanny y conduisent, presque de façon théâtrale, à une exposition des plus informatives :

Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris, si cétait très difficile cet examen pour les consulats quil préparait, sil connaissait beaucoup de monde et comment il se trouvait à la soirée de Déchelette, rue de Rome, si loin de son Quartier latin. (p. 774)

Pour insérer le descriptif dans le récit, Daudet utilise dans le roman entier des topoï qui sont semblables à ceux de Zola, comme lentrée dans un nouveau lieu (p. 785), le document lu (p. 802), la photographie décrite (p. 809), la sortie sur le balcon (p. 814) ou la terrasse (p. 834), la promenade (p. 829), le regard par la fenêtre (p. 869) et lattente (p. 906). La hiérarchisation des personnages est également présente à travers le descriptif, comme lors de la première visite de Jean chez Fanny : « Jamais Jean navait vu dameublement aussi coquet » (p. 785). Suit une brève description de lintérieur, qui motive autant (ou plus) la caractérisation du personnage quelle nest justifiée par le regard de celui-ci : la fascination exercée par lameublement à Jean a surtout pour fonction de caractériser ce jeune provincial qui ne connaît pas le milieu dans lequel il vient dentrer.

Cependant, comme le dit Dufief (1997, p. 375) sur lart de Daudet en général, « [] le rôle fonctionnel dévolu aux personnages est très épisodique. » En effet, lauteur des Lettres de mon moulin se sert moins de la focalisation interne que Zola, et lorsquil le fait, il nest pas rare de voir se développer entre le personnage et le milieu une dialectique qui dépasse le simple mécanisme descriptif. Chez Zola, le personnage contemple parfois le milieu sans le contempler vraiment, pour ainsi dire ; chez Daudet, lindividualité du sujet contemplant ressort bien plus, car elle transperce dans des descriptions fortement expressives. Il revient à Cabanès (2003, p. 211) davoir lancé le terme pertinent de phénoménisme 86pour cerner cette particularité poétique chez Daudet : « Plutôt que dun impressionnisme, on pourrait parler dun phénoménisme, dans la mesure où Daudet ne cesse de rappeler que toute perception renvoie à lactivité scrutatrice dun sujet []39 ». Parmi les exemples les plus significatifs de ce procédé se trouvent les images changeantes du paysage lorsque Jean perd et retrouve sa confiance en une vie avec Irène. La vision initiale, correspondant à un moment de déception (« Et les champs filant aux portières, splendides tout à lheure, lui semblaient lugubres, éclairés dune lumière déclipse », p. 871), se transforme sous linfluence de lespoir renaissant (« Et le Paris quil traversait pour revenir lui paraissait tout nouveau, féerique, élargi, radieux », p. 872).

Pour ce qui est de linsertion de fiches didactiques, la comparaison simpose plutôt entre Zola et Verne. Comme on le sait, ce dernier a pour objectif dinstruire ses (jeunes) lecteurs. Dans cette perspective, nous allons relever quelques techniques romanesques utilisées dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours qui recoupent celles de Zola. Cest tout dabord Passepartout qui sert de « regardeur-voyeur », conformément à son statut prononcé de fonctionnaire (du) romanesque que nous venons de commenter. Cela commence déjà dans le deuxième chapitre : « Pendant les quelques instants quil venait dentrevoir Phileas Fogg, Passepartout avait rapidement, mais soigneusement, examiné son futur maître. Cétait un homme qui [] » (p. 44). On appréciera ici comment Verne justifie le portrait détaillé qui va suivre en insérant ladverbe « soigneusement ».

Fogg, de son côté, semble représenter le « non-focalisateur » par défaut. Conformément au jeu onomastique, lhomme « brouillard » (angl. fog) ne ressent aucun intérêt pour les lieux quil doit passer40. Cette inclination du protagoniste pour la modalité « non-vouloir voir », voire de « vouloir non-voir », selon le jargon de Greimas, nempêche pas Verne de lutiliser comme une sorte de faux focalisateur. Lauteur a souvent recours à une sorte de prétérition, où il décrit tout simplement ce que Fogg préfère 87ne pas voir41. Cest le cas lorsque Fogg passe la mer Rouge (p. 87) : « Il sinquiétait peu dobserver []. Il ne venait pas reconnaître []. Il ne rêvait même pas aux []. » Larrivée à Bombay offre une variation remarquable de ce procédé réitéré. Verne y scande la description par non moins de treize (!) ni : « [] il ne songeait à rien voir, ni lhôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni [] » (p. 94), etc.

Dans dautres cas, Verne saute des descriptions, probablement des endroits qui noffraient pas de matière romanesque ou didactique intéressante (ou quil avait moins bien documentés). Lauteur règle ce défi en ajustant les périples du voyage par rapport au calcul établi par le Morning Chronicle, qui fait autant office de plan de Fogg que de programme narratif de Verne. Larrivée à un endroit à un jour davance permet à Verne dinclure un épisode relatif à lendroit en question, comme à San Francisco ou en Inde (où Fogg propose de sauver Aouda parce quil en a le temps), tandis quun passage plus hâtif le dispense détaler des descriptions, comme à Omaha. Cest une poétique à rapprocher de celle de Zola : nous venons de voir que Fauchery et Hector contemplaient le théâtre puisquils en avaient le temps.

La motivation auctoriale (Daudet et Stendhal)

Dans le cas où la motivation auctoriale expose la gratuité de la narration par une intrusion désinvolte, cela brise normalement lillusion réaliste (Sterne, Diderot). Les critiques, à commencer par Chklovski (1990), ont solidement commenté cette variante de la mise à nu du procédé. Aussi ce cas ne sera-t-il pas traité dans cette section. Lidée est plutôt de sinspirer de Chatman (1978, p. 116-119), qui esquisse toute une échelle de degrés entre ce quil appelle le narrateur « ouvert » et le narrateur « couvert42 ». Si la mise à nu de Sterne équivaut à une « ouverture » maximale, on peut identifier des procédés auctoriaux plus discrets et moins axés sur la gratuité de la composition. Dans ces cas, le narrateur serait plus « couvert ».

Cette interrogation ne porte pas sur labsence de la motivation, qui a fait lobjet dinterrogations depuis les formalistes. Les chercheurs russes 88ont bien identifié la variante où les conventions littéraires postulent une certaine mise en intrigue, ce qui dispense lauteur de justifier certaines actions. Propp (1970, p. 92) constate que la motivation de certaines actions pouvait faire défaut dans le conte merveilleux : « [] les actions du dragon, et des très nombreux autres personnages jouant le rôle de lagresseur, ne sont aucunement motivées dans les contes. » Genette (1968) a transposé cette problématique au plan idéologique : le lecteur peut compléter lhistoire en se représentant une motivation implicite (qui répond à lacceptation du public chez Genette). Si la narration ninvite pas à une telle coopération lectoriale, le récit bascule dans larbitraire.

Le phénomène que nous appellerons désormais motivation incomplète ne se confond pas avec ces catégories de motivations absentes, puisquil équivaut aux cas, peu étudiés à notre connaissance, où le texte indique que la motivation fait défaut dans le récit. Une variante consiste à déclarer ceci ouvertement, comme dans Le Colonel Chabert, où le héros avoue quil ne saurait expliquer comment il était capable de remonter de la fosse commune où il était enterré par mégarde : « [] je ne sais pas aujourdhui comment jai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi » (p. 325). Une autre variante consiste à mettre en relief la question du motivant, sans offrir de solution, comme dans Sapho, où Jean arrive à quitter Fanny, vers qui il est pourtant irrésistiblement attiré durant le récit entier : « Comment eut-il la force de se dégager, de bondir jusquà la gare [] » (p. 889) ? La question posée naura pas de réponse, bien que la thématique se poursuive : « Il sen étonnait encore, tout haletant dans un coin de wagon [] » (p. 889). La motivation incomplète se repère donc toujours grâce à sa manifestation discursive. Ceci est à distinguer des nombreux cas où la motivation est absente, sans que le narrateur souligne ce fait, ou présente, mais jugée insuffisante de la part du lecteur.

Le cas le moins discret, et donc le plus « ouvert » daprès Chatman (1978), est sans doute celui où lauteur affiche son ignorance en feignant de rapporter une histoire déjà incomplète en elle-même, comme dans ce passage de « LÉlixir du révérend père Gaucher » de Daudet : « Comment le bon frère parvint-il à retrouver la recette de tante Bégon ? au prix de quels efforts ? au prix de quelles veilles ? Lhistoire ne le dit pas » (p. 101). Ce cas se rapproche fortement de la mise à nu des formalistes, dautant plus que le narrateur annonce des éléments importants de lintrigue 89pour ensuite les laisser sans explication. Dans dautres cas, labsence marquée de la motivation relève dune écriture où la psychologie semble être hors de la portée de lécrivain, comme cest le cas dans lexemple de Sapho que nous venons de citer. Tout modalisateur (il semble, sans doute, peut-être, on dirait que, etc.) joue un rôle semblable, de même que la présentation dune alternative causale. En voici un exemple, toujours de Sapho (p. 833) : « Était-ce la courte scène entre elle et Jean, comprise en y pensant, et plus quelle neût voulu, ou lémotion davoir vu pleurer la pauvre mère tout le jour silencieusement ? » Enfin, lusage du modalisateur et lalternative motivante peuvent bien entendu se combiner : « peut-être le roman quelle lisait, peut-être linquiétude, lattente » (p. 800).

Ces derniers cas laissent des « blancs » (Iser, 1978) dans le monde diégétique sans signaler une composition gratuite en invoquant la forme littéraire elle-même, comme le faisait Daudet dans notre premier exemple (« Lhistoire ne le dit pas »). Le manque de motivation saffiche à travers une écriture où la psychologie semble détenir son existence propre. Crouzet (1995, p. 73) a commenté cette technique narrative et les effets quil produit de manière particulièrement éclairante :

Le romancier « naturel », celui qui se montre à lœuvre et qui met en scène son conte (exactement celui que le contre-sens narratologique considère comme un élément darbitraire et dautoréférentialité) parvient au contraire à suggérer quil assiste lui-même à un récit indépendant de lui, quil ne maîtrise pas une réalité qui déborde le récit, quil intervient du dehors dans les faits quil construit en feignant de les subir [].

Cest comme si ce type de narrateur assistait à un réel alternatif quil ne faisait que transcrire en récit. Stendhal (qui est lauteur commenté par Crouzet) peut aller jusquà admettre lincrédibilité de certains comportements de ses personnages sans essayer de les justifier par les données du monde diégétique, comme dans Le Rouge et le Noir : « Une chose singulière qui trouvera peu de croyance parmi nous, cétait sans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de soins » (p. 63). En marquant son étonnement du comportement bizarre du personnage, Stendhal attire lattention sur lacte de la composition tout en créant un discours narratif cohérent : le comportement étrange est signalé comme tel, et lauteur semble simplement observer le personnage, 90vivant indépendamment de son créateur. Il serait sans doute fructueux de sinterroger davantage sur les relations entre ce manque de motivation et limpression du vraisemblable43. Si le lecteur appréhende la motivation incomplète (incertaine, bizarre, etc.) comme part dune motivation auctoriale (artistique), cela tend vers une impression de gratuité ; si lhistoire semble vivre sa propre vie, le même procédé pourrait conduire à une sorte de mimétisme endodiégétique, clos en lui-même et dautant plus réel quil semble se détacher de la création du récit. Le texte peut-il créer limpression du vraisemblable en évitant de présenter un discours plein et entièrement « lisible » (Barthes, 1970), sans remplir toutes les chaînes causales, daprès le principe métonymique du réalisme ?

Disons aussi quelques mots sur la fameuse motivation « pseudo-objective » de Spitzer (1980 [1931]), toujours dans lesprit de Chklovski. Il sagit de ce type de motivation qui semble objectif par la vertu de sa formulation et que Bakhtine (1978b, p. 126) définit ainsi :

Les conjonctions subordonnées et les conjonctions de coordination (puisque, car, à cause de, malgré, etc.) et les mots dintroduction logique (ainsi, par conséquent, etc.) se dépouillent de lintention directe de lauteur, ont un ton étranger, deviennent réfractants, ou même sobjectivent totalement.

Le texte affiche alors ce que Jakobson (1977a, p. 66) appelle, dans son étude sur la prose de Pasternak, « des phrases à la causalité purement fictive ».

Dans la perspective de Chklovski, on peut considérer cette forme de fictionnalité comme lempreinte dune composition plus ou moins gratuite de lauteur. Cest aussi dans ce sens que nous allons faire quelques observations sommaires sur son emploi dans Le Rouge et le Noir44. La motivation pseudo-objective y sert souvent à expliquer la psychologie des personnages, comme dans ce passage sur les sentiments intenses de Madame de Rênal :

91

Mme de Rênal brûlait de se trouver seule avec Julien ; elle voulait lui demander sil aimait encore. Malgré la douceur inaltérable de son caractère, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son amie combien elle était importune. [] Elle était dévorée dun remords. Elle avait tant grondé Julien de limprudence quil avait faite en venant chez elle la nuit précédente, quelle tremblait quil ne vînt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla sétablir dans sa chambre. Mais ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgré lincertitude et la passion qui la dévoraient, elle nosa point entrer. (p. 105)

La force des sentiments est frappante (« brûlait », « dévorée », « dévoraient »). Or, curieusement, ces sentiments intenses poussent parfois Madame de Rênal à agir (« ne tenant pas »), parfois à rester passive (« sur le point de », « nosa point »). Nulle analyse psychologique du personnage ne pourrait expliquer ces choix daprès une quelconque régularité ou un principe logique. Lauteur aurait pu motiver le comportement inverse par une formule opposée tout en gardant la même crédibilité psychologique, comme ceci : « Malgré la douceur inaltérable de son caractère, lenvie dêtre seule avec Julien était tant intense quelle fit entendre à son amie combien elle était importune. »

La proposition consécutive avec tant (« tant grondé Julien [] quelle ») exemplifie une structure syntaxique qui revient fréquemment dans Le Rouge et le Noir : être tant/tellement X que faire/non-faire Y. Cette formule justifie tout comportement, si étonnant soit-il, comme labsence de remords chez Madame de Rênal qui, « transportée du bonheur daimer, était tellement ignorante, quelle ne se faisait aucun reproche » (p. 69) au début de la liaison avec Julien, ou bien comme lattitude admiratrice de ce dernier envers le comte Norbert, réaction qui va pourtant contre sa personnalité orgueilleuse : « Julien était tellement séduit, quil neut pas lidée den être jaloux et de le haïr, parce quil était plus riche et plus noble que lui » (p. 265).

Stendhal a encore plus souvent recours à une formule apparentée, être trop X pour faire/non faire Y, quil applique en particulier à tout mouvement relatif à la passion. Malgré le comportement confus de Julien au début de sa liaison avec Madame de Rênal, Stendhal peut aisément motiver la séduction continue : « Mme de Rênal avait été trop agitée, trop étonnée, pour apercevoir la sottise de lhomme qui, en un moment, était devenu tout au monde pour elle » (p. 104). Les caprices de Mathilde, croyant pour un moment avoir surmonté son amour pour Julien et 92sefforçant de lui déplaire, échappent de façon semblable au héros « trop malheureux et surtout trop agité pour deviner une manœuvre de passion aussi compliquée » (p. 381). Dautres exemples ne manquent pas. Dans la célèbre scène où Julien prend la main de Madame de Rênal pour la première fois, la formule apparaît à trois reprises en lespace dune dizaine de lignes : Julien a « trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir létat de son âme » ; « La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée », « Laffreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour quil fût en état de rien observer hors lui-même » (p. 67).

Ces formules (« malgré X… », « tellement X que… », « trop X pour… », etc.) confirment en fin de compte la gratuité de la narration. Régi par un mobile qui semble résider en lui, le personnage peut pourtant agir malgré lui ; emporté par son comportement, il peut agir contre ses intérêts ; guidé par sa raison, ses passions seront temporairement mises entre parenthèses. Les personnages agissent parfois daprès un principe, parfois daprès une appréciation lucide de la situation, parfois sur des coups de tête. Ainsi, daprès Crouzet (1995, p. 108), Julien est « pris dans une continuelle tension des contraires », contraires résumables dans lopposition classique entre la passion (exaltation, amour, orgueil, etc.) et la raison (ambition, calcul, hypocrisie, etc.). De façon paradoxale, la motivation pseudo-objective, dans le cas de Stendhal, construit donc des personnages éminemment subjectifs, ce qui confirme le propos de Caramaschi (1985, p. 155) : « [] le romanesque stendhalien exige dans le jeu du protagoniste lespace illimité de limprévisible. »

La présence de cette subjectivité, ou imprévisibilité, ou enfin gratuité narrative à travers la motivation auctoriale, a sûrement contribué au désaccord chez les critiques quant au coup de feu final du Rouge et le Noir, qualifié, entre autres, dacte bizarre, délibéré, inexplicable ou finalement intelligible45. Pour ce qui est de sa place dans le roman, Ansel (2020, p. 40) le considère comme un épisode exceptionnel, puisque le narrateur « conte les faits bruts [] sans les motiver, sans les “vraisemblabliser” ». Dans la perspective de la motivation endodiégétique, cet épisode obéit pourtant au même principe de composition que le reste du roman dans 93la mesure où cest encore un exemple de comportement passionnel qui déborde le champ de contrôle du personnage. Cest suivant une telle logique que Girard (1961, p. 164), de façon quelque peu schématique, voit en Julien un « être de passion », appartenant à un type de personnage qui « semble toujours un peu fou », ce qui expliquerait son comportement final46. En accordant plus dimportance à la poétique stendhalienne, Parmentier (2020, p. 134) démontre de façon plus précise comment Stendhal combine la particularité du protagoniste avec des propos plus généralisateurs pour justifier le comportement de son héros et créer un récit cohérent : « Le personnage reste globalement singulier, mais ses actions ponctuelles sont motivées, justifiées de façon interne par les maximes produites par lexemplarité » (cette justification interne est ce que nous appelons dans cet ouvrage motivation endodiégétique). Enfin, pour ce qui est de la morphologie de la motivation, la scène du coup de feu relève dencore un cas de lordre motivé-motivant, utilisé systématiquement par Stendhal, comme lavait déjà remarqué Blin (1954, p. 158-159) : ce nest quune fois dans la prison que Julien se rend compte, réellement, de lacte du crime quil a commis et de létat de demi-folie qui lavait poussé à agir47.

Intervient ici encore un autre paramètre pour décider de leffet de la motivation : la portée spécifique de tel motivant dans léconomie du récit. Cest ce rapport entre motivation diégétique et téléodiégétique que discute Genette (1968) par rapport à la vraisemblance (le public pèse le « coût » de la motivation contre le « profit » de sa fonction). Cependant, ce dernier semble dire que le public accepterait telle motivation avec plus dindulgence en vertu de sa finalité narrative. Le débat sur le dénouement du Rouge et le Noir nous suggère le contraire. Si le coup de feu se démarque tant, cest peut-être parce quil marque le dénouement du récit et que le lecteur sattend à voir une action mieux justifiée par rapport à la structure artistique que des actions parsemées tout au long du récit48. Lidée serait à peu près celle-ci : plus la finalité 94est importante, plus on exige une motivation satisfaisante. Ce serait éventuellement une équation à suppléer à celle que propose Genette pour cerner la relation entre la vraisemblance et la motivation (qui sera scrutée dans le chapitre sur Tomachevski).

Bilan

Même si Chklovski est rarement cité ni mentionné dans les études postformalistes pour ce qui est de la motivation littéraire, on retrouve ses idées dans beaucoup détudes importantes sur la poétique du récit. Les études de la narratologie française « classique » (Genette, Barthes et Hamon) portent parfois leur empreinte, de même que certains travaux « postclassiques » qui reprennent (ou plutôt réinventent) ses principes méthodologiques. Ainsi, nous avons vu lutilité des pensées de Chklovski pour étudier la description motivée ou le personnage fonctionnaire. Dépersonnalisé et dé-psychologisé, ce dernier se présente comme loutil le plus important à manipuler par lauteur afin de diriger le récit daprès la motivation téléodiégétique, quil sagisse de mener au bout des histoires surprenantes (Cervantès, Maupassant), de lier les épisodes du récit (Cervantès, Zola), de compliquer et de mettre en relief lintrigue (Verne), de distribuer de linformation (Cervantès, Zola) ou dinsérer le descriptif (Daudet, Zola, Verne).

Dans le dessein de nuancer la nature de la fameuse mise à nu du procédé, nous avons aussi relevé quelques cas de motivations « incomplètes » qui provoquent des discours narratifs dont le statut fictif est parfois difficile à établir. On pourrait voir certains cas comme des marqueurs de fictionnalité, et donc comme des motivations auctoriales gratuites (ou « ouvertes »). Dautres exemples suggèrent lidée dy voir une référentialité créée et affermie, en considérant le manque de motivation comme la conséquence dune existence « propre » du monde diégétique, dun mimétisme endodiégétique. Quant à lemploi de la motivation dite 95pseudo-objective, quon considère traditionnellement comme un outil vraisemblablisant, elle peut paradoxalement créer limpression dune gratuité auctoriale si son emploi réitéré tend à dénoncer une certaine liberté compositionnelle (Stendhal).

Ces questions de référentialité ou de vraisemblance ont peu dintérêt pour Chklovski, considérant que la motivation diégétique mimétique est dépourvue de littérarité. Cest une matière – dans son sens le plus concret – à transformer par lauteur artisan, à limage dun sculpteur qui travaille sa matière brute pour la transformer en une forme artistique. Ce principe guide la composition et appelle parfois la présence de motivations « communes », simples auxiliaires qui justifient lemploi de procédés poétiques. La particularité de Chklovski est son insistance sur cette fabrication du récit, et par conséquent sur la motivation téléodiégétique, qui se traduit chez lui comme lintention artistique de lauteur. Cest pourquoi il loue labsence de motivation et applaudit toute forme de mise à nu (que les formalistes ne considèrent pas comme une motivation), puisque cela signale le caractère artificiel de la construction littéraire.

Aussi na-t-il pas été question, dans ce chapitre, de sinterroger sur la lisibilité ou la vraisemblance engendrées par les stratégies narratives analysées. Ceci illustre la façon dont chaque dominante influence la perspective qui nous guide dans létude de la motivation littéraire. De la focalisation sur la manipulation du récit dans une perspective fortement artistique (dominante Chklovski), nous allons maintenant passer à Jakobson, où les aspects mimétiques seront mis en avant, conformément à ses écrits sur la motivation littéraire. En effet, le linguiste célèbre rapproche dans plusieurs études la notion de la motivation à la métonymie et au réalisme, ce qui nous amènera à examiner les liens entre la matière extralittéraire (motivacija) et le matériau investi dans le récit (motivirovka) ainsi que le prétendu statut réaliste de la motivation littéraire. Par association aux travaux importants de Jakobson dans le domaine des sciences du langage, nous inclurons aussi quelques remarques sur la motivation linguistique, considérée par rapport à la motivation littéraire.

1 Sternberg (2012, p. 350) : « [] “laying bare the device,” actively opposing or disabling the world-like facade and running the unmotivated to its limit, counts as the height of the poetic. » – À ce procédé, on peut joindre celui du fameux skaz. Comme la mise à nu, cest une stratégie qui annule « lauthentification du récit », selon Doležel (1998, p. 162-163). Lanalyse classique de ce procédé reste celui dEichenbaum (2001c), qui explore la narration de Gogol dans une étude célèbre.

2 Le propos dErlich (1980, p. 192-193), qui attribue à tous les formalistes le goût constant de mettre en avant la mise à nu, nous semble exagéré : « The Formalists were quick to accord preferential treatment to cases where the conventional nature of literary art was, to use the Opojaz term, “laid bare”; they consistently played up those literary works the only content of which was form. »

3 Cest dans ce sens que Steiner (1984, p. 221) définit la mise à nu : « [] the pure unfolding of verbal material in poetic constructions lacking any psychological, natural, or metaphysical motivation ».

4 À cela, il faudrait ajouter le fait bien connu, et souligné par lauteur lui-même, que toutes les épigraphes de Stendhal ne sont nullement univoques ; elles peuvent aussi ouvrir vers une lecture plurielle.

5 Chklovski (1990, p. 201) : « Novelists frequently introduce poems into their works []. In order to introduce them into the text, different kinds of motivation are employed: they are either epigraphics, or else they are the creations of the leading or secondary protagonists of the novel. The first one lays bare the device, while the second one represents a plot motivation. In essence, however, it is one and the same device. »

6 Sternberg (2012, p. 366) : « Rather than being unmotivated [], this device, with the underlying artistic doctrine, is in fact unmediated by the novels world—by the alternative, reality-like motivation—because addressed straight to the reader. »

7 Même si Balzac insiste sur la correspondance parfaite entre réalité, histoire et narration, le résultat de ce procédé est matière dinterprétation. Genette (1968) a montré que Balzac utilise souvent ses intrusions explicatives de façon gratuite afin de justifier le bien-fondé du comportement de ses personnages. Voir aussi Bordas (1997, p. 324-335), qui discute en profondeur lambiguïté entre marque de création et visée réaliste chez Balzac.

8 Il aurait bien entendu été possible délaborer des sous-catégories mimétiques (sociale, biologique, socio-psychologique, psychologique, inconsciente, etc.), comme lont fait Flaker (1964a) pour la motivation et Nøjgaard (1996) pour les forces du récit (voir « Perspectives diachroniques » dans le chapitre sur Tynianov). On peut aussi, comme dans la théorie des mondes possibles et lapproche cognitive, découper en sous-catégories la motivation psychologique (voir p. 152, note 32). Il nous a cependant semblé suffisant et avantageux de désigner globalement un mode mimétique exodiégétique pour réfléchir davantage sur les variantes artistiques.

9 Mills Todd (1985, p. 16) : « With few exceptions, the Western reception of Formalism has likewise focused upon its early activities. »

10 Pour rappel, cest ce quavait aussi expliqué Hansen-Löve (1988), voir p. 48-49.

11 Voir notre passage sur la naturalisation chez Culler, p. 193-195.

12 Cf. Jefferson (1986, p. 35) : « In literature either a device is presented exclusively for its defamiliarizing effect, or else it may be motivated—that is to say its presence as a device is disguised by a veneer of realism. » Même imprécision chez Jameson (1972, p. 64-65) : « Thus Propp establishes a distinction between horizontal and vertical which is a little like the Saussurean categories of the syntagmatic and the associative on the one hand, and the Shklovskian distinction between the basic device (the actual defamiliarization) and the motivation on the other. »

13 Cf. Erlich (1980, p. 57) : « All other components of the literary work, its “ideology,” its emotional content, or the psychology of the characters were found secondary, if not totally irrelevant; they were airily dismissed as post factum “motivation” of the devices employed []. »

14 Eichenbaum (2001a, p. 47) confirme ceci : « Chklovski ne rejette pas le lien général de la littérature avec la vie réelle [], mais il ne lutilise plus pour expliquer ces particularités du fait littéraire. »

15 Striedter (1989, p. 32) : « Here his neglect of thematics on principle, and his inclination to dismiss as insignificant all the ideas that are given voice within a work, or at best to admit them as motivations, prove deleterious. »

16 Cf. Eichenbaum (2001a, p. 51) sur lanalyse de Don Quichotte par Chklovski : « Ce roman est pris comme exemple parce que le procédé et la motivation ny sont pas encore suffisamment entrelacés pour former un roman entièrement motivé, dont toutes les parties seraient bien soudées. »

17 Cf. Chklovski (1990, p. 104) sur certaines fonctions de Watson dans les livres de Sherlock Holmes : « He could have been replaced in this case by a special arrangement of the story in the form of chapters. » Voir aussi Tomachevski (2001, p. 301) : « Le héros [] représente dune part un moyen denchaînement de motifs et dautre part une motivation personnifiée du lien entre les motifs. »

18 Pour Haferland (2016, p. 49), les motivations font partie de la « boîte à outils » (Werkzugkasten) de lécrivain, métaphore qui reflète parfaitement les principes de Chklovski.

19 Sternberg (2012, p. 360) : « That motivational factors may be elevated into ends, as always in realistic and otherwise world-oriented art [] is of course alien to the Shklovskyan theorys spirit. » – Cf. Hodgson (1985, p. 196), qui parle dun « mépris envers limitation » (disdain for imitation) de Chklovski.

20 Erlich (1980, p. 196) : « Shklovsky spoke disdainfully of the critics who seemed puzzled by the fact that Cervantes sorrowful knight now acted as a madman, then delivered erudite and coherent orations on literary and philosophical topics. A literary character, he argued, cannot be expected to be consistent or credible. »

21 Pour Bakhtine (1978a, p. 27), il sagirait même dune « simplification extrême du problème scientifique ». Jugement semblable de Jirmounski, selon Erlich (1980, p. 97) : « The fallacy of the Opojaz doctrine, maintained Zhirmunskij, lay in confusing a sphere of scientific investigation with a method of inquiry []. »

22 Selon toute probabilité, Genette ne connaissait pas le terme de motivirovka : il mentionne seulement celui de la motivacija, qui correspond uniquement à la matière extralittéraire et non aux analyses quil fait effectivement du matériau littéraire dans son célébré essai.

23 Cela répond à ce que Ryan (1991, p. 152-153) appelle external points, cest-a-dire des raisons « externes » de raconter une histoire (mettre en question, choquer, surprendre, répondre à une attente, etc.), à opposer aux internal points, par lesquels lhistoire se justifie elle-même.

24 Bal (2017, p. 95) associe à tort le procédé zolien avec un arrêt temporel (« the flow of the fabula-time was of secondary importance ») et déclare que la pause aurait été une solution acceptée : « During the era of Naturalism, the pause was less of a problem; the explicit goal of these novels was to sketch a picture of reality. »

25 Dans Le Personnel du roman (1998, p. 66-106), Hamon distinguera ses trois rôles thématiques principaux : le regardeur-voyeur, le bavard volubile et le technicien affairé. Voir aussi Hamon (1993).

26 « In the nineteenth-century realistic novel descriptions, if not made narrative, were at least motivated » (Bal, 2017, p. 27) ; « En régime réaliste, la motivation diégétique est censée naturaliser la description » (Bal, 2005, p. 152) ; « [] their presence was justified by tying them to the vision of an onlooker. Post-Naturalist novelists adopted this last solution » (Bal, 2017, p. 95).

27 Par ailleurs, en plus de réduire la portée poétique de la motivation, Gardes-Tamine et Hubert ne semblent pas non plus concevoir la possibilité de voir le personnage comme narrateur (à juger des divisions interne/personnage et externe/narrateur dans le passage cité).

28 Cf. Sternberg (1978, p. 254) sur la focalisation : « [] the most comprehensive principle (or framework) motivating the selection, combination, and distribution of elements in the narrative text ». – Voir aussi la discussion de Stanzel (1991, p. 127-129) sur la relation entre la narration, le point de vue et la motivation.

29 Dannenberg (2008, p. 25) : « [] realist texts (and semirealist texts, such as the genre of science fiction) attempt to camouflage the ultimate, extradiegetic causal level of the author (who actually writes the text and thus causally manipulates all events within it) by constructing a narrative world with its own intradiegetic connective systems. »

30 Ryan (2009, p. 56) : « The author needs to make the characters take particular actions to produce a certain effect on the reader, such as intense suspense, curiosity, or emotional involvement; but acting toward this situation defies narrative logic, because is not in the best interest of the characters, or not in line with their personality. »

31 Les textes analysés ont déjà fait lobjet de publications dans Bulletin Flaubert-Maupassant (« La poétique du parasite – quelques exemples déléments motivants dans les nouvelles de Maupassant », 2007, no 21, p. 131-144), Litteratur & språk (« Motivation et description dans Nana », 2007, no 3, p. 89-106), Le Petit Chose (« Procédés motivants dans Sapho », no 96, p. 155-183), LAnnée stendhalienne (« Pratiques poétiques – remarques sur la motivation dans Le Rouge et le Noir », 2007, no 6, p. 301-331) et Orbis Litterarum (« Représentations – observations sur Le Tour du monde en quatre-vingts jours », vol. 63, no 3, p. 199-216).

32 Le troisième effet est celui du prétexte de la lecture, par lequel le « plaisir du texte » (Barthes 1973) séduit ou stimule le lecteur. Le désir de lintrigue de Brooks (1984), selon lequel le lecteur veut arriver à la fin pour satisfaire un manque essentiel, qui nest autre que le désir de mourir daprès Freud, est un exemple de cet effet.

33 « I » et « II » renvoient aux deux tomes de la Pléiade des nouvelles de Maupassant. Voir Œuvres littéraires dans la Bibliographie.

34 En effet, ce type danalyse du fantastique chez Maupassant est abondant. Pour ne donner que quelques exemples, Baron (1994, p. 59) parle de « thèmes qui ne cessent de hanter Maupassant » ; Fauvin-Lunetta (1994, p. 33) admet que Le Horla « fait écho à la mode fin de siècle », mais ajoute quil « renvoie aussi probablement aux fantasmes personnels de lauteur » ; pour Fonyi (1994, p. 759), tous les récits de Maupassant seraient même « calqués [] sur le même fantasme inconscient de lutérus meurtrier », etc.

35 Sans utiliser le terme de motivation, Schapira (1990), dans une étude trop rarement citée, a identifié lexploitation du thème de la folie comme part de la stratégie littéraire de Maupassant. Ce travail a été poursuivi dans notre thèse de doctorat (Färnlöf, 2000).

36 Pour le jeu avec cette mise en scène traditionnelle, voir Compère (2006).

37 Pour Becker (1994, p. lvi), les personnages « gravitent autour de son héroïne » ; pour Baguley (1993, p. 67), « Nana est la force magnétique autour de laquelle gravite toute laction du roman. »

38 En effet, il y a lieu de se demander si lon ne doit pas voir cette notion lancée par Bakhtine (1978c) comme un contre-concept de la motivation littéraire, tel quil se présente chez Chklovski. Le chronotope fonctionne au fond comme un motivant, mais il attire notre attention sur la vision du monde et les valeurs idéologiques dune époque exprimées à travers le récit (voir Färnlöf, 2007f). Voir aussi Mitterand (1990, p. 90), pour qui le chronotope « est la première donnée de base, celle par laquelle, dentrée de jeu, les taxinomies formalistes de la narratologie se trouvent mises en question. »

39 Cela rejoint les remarques de Fleury et de Remacle (daprès Dufief, 1997, p. 616) : « [Daudet] nemploie la description que comme accessoire, comme fond de tableau, destiné à faire valoir lanalyse psychologique » ; respectivement, « [] les descriptions ne servent quà nous pénétrer les intérieurs dâme des personnages par lévocation des milieux []. »

40 Cf. Sempère (2000, p. 334) : « [] promis au voyage par son prénom, emprunté à un géographe grec (auteur dun Périple au ve siècle avant J.-C.), il est homme de lombre par son nom []. »

41 Buisine (1981, p. 84) a noté lemploi du même procédé dans Vingt mille lieues sous les mers : « La prétérition [] complète pour parvenir à la totalité. »

42 Cf. Chatman (1978, p. 197) : « Shifting to the overt narrator, we consider a spectrum of features, ranging from least to most obtrusive markers []. »

43 En fait, nous navons trouvé aucune étude sur ce sujet. Mentionnons toutefois que Sternberg (2007) note limpossibilité pour le narrateur omniscient (qui sait tout par définition) de justifier son ignorance par rapport aux données du monde diégétique.

44 Une analyse plus fine de la motivation pseudo-objective nécessiterait lapplication des méthodes développées par les théoriciens de lanalyse du discours, à lexemple de Rabatel (2004), et des réflexions sur la valeur ou le degré de la causalité au sein dune narration ironique, comme le montre létude subtile des connecteurs dans Bouvard et Pécuchet par Pellegrini (2007).

45 Voir par exemple les commentaires de cette scène chez Martineau (1952, p. 204-210), Genette (1969, p. 184), Jefferson (1988, p. 126) et Crouzet (1995, p. 143-146).

46 À ce propos, Felman (1971, p. 24-25 et 150-154) a montré que le champ lexical de la folie montre une fréquence élevée vers la fin des romans de Stendhal.

47 Cf. lanalyse de La Chartreuse de Parme par Thompson (1982, p. 70-85) : la cohérence du récit et des vies des personnages sy installe tardivement, en laissant ceux-ci découvrir les moments décisifs de leur existence après coup.

48 Dans son étude perspicace du roman, Brooks (1984, p. 88) relève justement la fin non naturelle en tant que fin, et non comme acte : « Stendhals somewhat perverse refusal to end naturally—his postponement of conclusion, superseeded by the catastrophic eclipse—places us before the problem of standard narrative form, the ways in which we usually understand beginnings, middles, and ends. »