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Classiques Garnier

Prologue Les désarrois d’Éric Orpellière

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Modernisation de l’État. Une promesse trahie ?
  • Pages : 11 à 14
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 701
  • Série : Économies, n° 3
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406099512
  • ISBN : 978-2-406-09951-2
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09951-2.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2020
  • Langue : Français
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Prologue

Les désarrois dÉric Orpellière

Éric Orpellière se réinstalle en France. Son diplôme universitaire en poche, il avait quitté le pays dans les années 1970 pour lAmérique latine où il aura travaillé jusquà sa toute récente retraite.

La ré-acclimatation à son pays natal lui cause quelques problèmes du fait quil ny avait pratiquement gardé aucun lien pendant ces nombreuses années. Redécouvertes et surprises, étonnements et sentiment de déjà vu alternent durant les premières semaines de son retour. Certes cela concerne tous les aspects de la vie en société, mais aussi et surtout lÉtat et ses services.

LorsquÉric désire se faire construire une maison, se fiant à des souvenirs très anciens, il veut demander à la Direction départementale de léquipement les documents nécessaires à lobtention dun permis de construire. Il apprend alors tout à la fois que la demande est téléchargeable sur internet, que ce service extérieur du Ministère de léquipement nexiste plus, et quau niveau départemental, nombre de ses compétences relèvent désormais dune direction départementale interministérielle. Il découvre également quau niveau national le Ministère de léquipement a disparu, absorbé par un Ministère de la transition écologique et solidaire, et que, de toute façon, dans le cadre de la décentralisation, la délivrance des permis de construire a été transférée aux communes. En somme son expérience des guichets publics acquise avant son départ se révèle obsolète à plusieurs titres.

Qui plus est, en discutant de leurs études avec ses neveux et nièces, il est surpris dapprendre quune loi de 2007 dite populairement loi Pécresse a accordé lautonomie aux universités alors quil croyait que celle-ci avait été acquise par une loi dite Edgar Faure datant de 1968. Éric pense donc que la loi Faure a dû être abolie entretemps, ou alors que sous le vocable commun dautonomie les deux législations ne devaient pas traiter de la même chose.

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Quand il senquiert de savoir si le vote du budget de lÉtat comprend pour les dépenses toujours deux grandes étapes, à savoir la reconduction en bloc des crédits correspondants à ceux qui avait été votés les années précédentes suivie dun vote détaillé du Parlement sur les mesures nouvelles, on lui demande ironiquement sil revient de la planète Mars. Car une loi organique votée en 2001 a bouleversé la procédure budgétaire. Cette loi exige en effet une justification au premier euro des demandes budgétaires, car elle instaure une suppression de principe de tous les acquis budgétaires.

À peine remis du choc de la découverte de cette nuit du 4 août budgétaire, Éric est admis dans un hôpital public pour un problème de santé quil avait trop négligé jusque là. Il fait part à ses proches de sa crainte quon ne le garde trop longtemps hospitalisé, car il est bien connu que la rémunération au prix de journée des hôpitaux pousse ceux-ci à garder les gens trop longtemps. Son entourage le détrompe rapidement : linstauration dun système de financement des hôpitaux par la méthode dite du budget global suivie par linstauration dune tarification à lactivité nincite plus du tout les établissements à garder les malades trop longtemps, bien au contraire.

Bref, en permanence, Éric Orpellière constate des changements très importants à ses yeux dans le mode de gestion de lÉtat et des organismes publics. Il en déduit que la politique dite de rationalisation des choix budgétaires promulguée en 1968 et dont il avait suivi les difficultés de déploiement avant son départ pour lAmérique latine, avait finalement porté ses fruits. Linsouciance, la légèreté, lesprit velléitaire du pays avaient certainement dû céder la place à de louables qualités de persévérance et de constance grâce à la réforme de lÉtat. De bons amis lui rient alors au nez : la rationalisation des choix budgétaires est une vieille lune, car morte et enterrée depuis plus de trente ans ! Dautres grandes opérations de réforme lui ont succédé entretemps. Dailleurs lheure nest plus à la rationalisation mais à la transformation.

Des discussions plus prolongées avec ses interlocuteurs tout comme la lecture des journaux et magazines et le suivi de débats télévisés apprennent à Éric que les changements constatés ne résolvent pas tous les problèmes antérieurement connus des administrations publiques et quils peuvent même en créer de nouveaux. Les hôpitaux craquent faute deffectifs suffisants. Les dépenses des collectivités territoriales 13ont considérablement augmenté depuis les lois de décentralisation des années 1980, et pas seulement du fait des transferts de compétences et de charges plus ou moins bien compensés de lÉtat. Les fonctionnaires semblent démotivés par la persistance dune politique de blocage du point dindice donc de leur salaire de base.

Persistance de problèmes anciens, apparition de défis nouveaux : visiblement le remède miracle na pas encore été trouvé. Pire, les changements réels engendrent des effets non recherchés voire pervers, cest-à-dire contraires aux objectifs poursuivis.

Heureusement pour sa quiétude intellectuelle, Éric se voit confirmer assez fréquemment lexistence de continuités fortes dans le fonctionnement de lÉtat. Dabord la fameuse École nationale dadministration existe toujours. Ses anciens élèves continuent à bénéficier dun quasi-monopole daccès aux postes dencadrement supérieur de ladministration. De mauvais esprits énoncent même que cette école aurait dû être rebaptisée École nationale de gouvernement. Pas moins de trois des quatre derniers présidents de la République en sont issus ainsi que de très nombreux ministres appartenant aux gouvernements des dernières mandatures présidentielles. Certes un Institut national des études territoriales est entretemps venu sajouter au panorama des écoles de fonctionnaires : il forme les cadres supérieurs de la fonction publique territoriale. Pourtant ses dirigeants et le Centre national de la fonction publique territoriale auquel il est rattaché ont finalement choisi le mimétisme par rapport à lENA plutôt que de saisir lopportunité dune création très postérieure pour élaborer un modèle qui aurait davantage différencié et personnalisé la fonction publique territoriale. Dailleurs lidée dune formation commune aux deux fonctions publiques est périodiquement remise sur le tapis par les amateurs du jardin administratif à la française, lesquels invoquent volontiers la nécessité de la cohérence de laction publique à tous les étages des institutions.

Soucieux de rattraper son retard, Éric suit lactualité avec avidité. Il est convaincu par ses lectures et ses discussions que la transition écologique est et sera un enjeu majeur pour lavenir non seulement de son pays mais de toute la planète. À ses yeux la révolution du numérique est certes porteuse de menaces pour lÉtat et les libertés publiques, mais elle est aussi porteuse despoirs considérables : lutter contre la fracture territoriale, améliorer plus généralement les relations avec les usagers, 14stimuler lefficience des administrations. Il entend même un expert parler dune amélioration possible de la productivité de ladministration dun facteur dix, permettant despérer la suppression du déficit budgétaire chronique de lÉtat. Bref il est désormais acquis à lidée que de nouveaux instruments de gestion publique sont disponibles, que par exemple le recours à des évaluations des politiques publiques est nécessaire au bien commun et à la démocratie, mais que leur mise en œuvre savère difficile car elles suscitent beaucoup de scepticisme, et que la qualité de celles qui ont été réalisées jusque-là en France laisse trop souvent à désirer.

Cest à la suite de telles prises de conscience quil énonce ingénument à des proches bien informés quil suppose que dorénavant des domaines comme la transition écologique et linsertion du numérique attireront les élèves hauts fonctionnaires les plus talentueux. Mais il est décontenancé lorsquil apprend que les choix de carrière de ces élèves les dirigent toujours et encore vers les vénérables institutions que sont le Conseil dÉtat, lInspection générale des finances et la Cour des comptes. De façon sans doute naïve il sétonne que, alors que le discours public met très fortement laccent sur laction, les meilleurs éléments (ou réputés tels) continuent de privilégier le contrôle de cette action à laction elle-même.

Novations réelles, continuités surprenantes, il se dit que son très long séjour à létranger lui aura fait perdre la mesure de la complexité française. Sur ces entrefaites il rencontre les deux auteurs du présent livre. Il leur supplie de laider à mettre un peu dordre dans sa compréhension de cette complexité. Après mûre réflexion ils décident décrire louvrage qui suit pour tenter déclairer sa lanterne. Éric, bonne lecture !

Ce texte a bénéficié dune révision éditoriale assurée par Catherine Paradeise et de laide à la mise en forme du tapuscrit de la part de Marie Lévy-Charbit.