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Classiques Garnier

La littérature en bas-bleus : une question de genre et de nombre

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La littérature en bas-bleus :
une question de genre et de nombre

Lorsque l’on évoque la place des femmes en littérature au xixe siècle, on aboutit très vite à un double constat. D’une part, l’histoire littéraire les a massivement oubliées et, d’autre part, dans la réalité des faits, les femmes étaient nombreuses, et nombreuses à écrire beaucoup. Travailler sur la littérature féminine du xixe siècle, c’est donc toujours une question de genre et de nombre. Il faut dire et redire cette chose-là, très simple mais déterminante. Les femmes n’étaient pas absentes, elles ont été oubliées, exclues. Leur présence dans le champ littéraire a été gommée. Ce volume circonscrit le questionnement aux romancières de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Mais, comme toutes les auteures du xixe siècle, elles sont bien peu nombreuses à émerger de l’oubli. On se souvient de George Sand, parfois de Daniel Stern ou de Hortense Allart, un peu de Mme de Duras, sans doute de Delphine de Girardin, quelquefois pour leur vie, leurs amours, leurs amis, leurs écrits et au final, bien peu pour leurs romans.

S’interroger sur les romancières nécessite donc un travail de mise au jour, de remise au jour des romans de ces femmes, auquel ce volume se consacre pour partie. En 1827, Lucien Auger n’écrit-il pas : « Si ce sont les femmes qui consomment le plus de romans, ce sont elles qui en fabriquent le plus1 ». Où sont les femmes de 1827 et leurs romans ? Comme le note Martine Reid (à propos de l’œuvre de Mme de Genlis, mais qui pourrait sans difficulté concerner la production féminine de manière assez générale) : « Malgré de notables avancées, de louables

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entreprises, l’ignorance continue dans ce domaine de donner la main au préjugé, qui demeure tenace2 ». Reconnaissons-le, nous sommes très ignorants. L’exhumation des œuvres et la nécessaire cartographie du roman féminin constituent donc un premier objectif. Ce volume cherche à faire reculer l’ignorance en la matière. Il convient, cependant, de rester modeste, car ce territoire féminin est un véritable continent englouti. Pour une Sophie Gay, une Mélanie Waldor, une Comtesse Dash ou une Virginie Ancelot auxquelles quelques pages de ce volume seront consacrées, il est encore d’autres romancières à découvrir, des romans à relire, des œuvres à évaluer, à situer, à interroger.

Pour autant, le corpus convoqué dans cet ouvrage permet de s’interroger sur la question du roman au féminin dans la première moitié du xixe siècle. Néanmoins, il ne suffit pas d’avoir un corpus pour avoir un objet de recherche. Il faut aussi quelques outils, une ou des théories qui permettent de penser l’objet en dehors de tout naturalisme. Il s’agit en effet de sortir de l’idée que si une production est globalement oubliée, effacée, minorée, déclassée c’est qu’elle le mérite, c’est qu’elle est naturellement négligeable et mineure3. La disqualification fréquente de la littérarité des textes de femmes doit au contraire être analysée comme une construction historique, culturelle et sociale. On aura reconnu ici une approche genrée de la problématique. Or, si l’on en croit Geneviève Fraisse et Michelle Perrot :

Il semble que cela soit inhérent à l’histoire des femmes que de toujours être sur ce plan de la figure, car la femme n’existe jamais sans son image : ainsi les femmes sont symboles, Marianne de la République, muses des beaux-arts, illustrations, personnages de romans et gravures de mode, reflet ou miroir de l’autre, disent les philosophes4.

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La figure ici convoquée est donc celle du bas-bleus. Il s’agit de penser l’histoire des femmes qui écrivent des romans entre 1815 et 1850 comme une histoire de relations et une histoire de positions. Car l’autre que reflète cette image, c’est tout autant l’homme qui écrit que la littérature qui s’écrit. Dans cet ouvrage, spécifiquement dédié aux romancières, l’analyse de la figure du bas-bleus, non pas en soi mais plaquée sur les auteures, est donc aussi un mode d’approche du roman de la première moitié du xixe siècle.

On comprend bien ce que cette question doit aux travaux de Christine Planté sur la « femme auteur » :

Le personnage de la femme auteur, pris non dans une réalité historique, mais comme une construction idéologique et fantasmatique, historiquement située, me fournit ce point de départ pour interroger, à travers son apparition, son évolution, à travers les présupposés et les enjeux dont il se voit investi, les relations des hommes et des femmes, et leur rapport à l’écriture, à la littérature et au langage5.

Pour ce qui nous concerne, c’est la figure ou le personnage du bas-bleus qui nous fournit un point de départ tout autant qu’un instrument d’optique pour interroger les relations entre femmes et romans sous la Restauration et la monarchie de Juillet.

Le bas-bleus et la femme-auteur sont, au xixe siècle, des syntagmes dont l’usage est assez synonymique. De fait, ce qui diffère, c’est l’usage actuel de ces deux expressions. L’un appartient définitivement à l’histoire (et principalement à l’histoire du xixe siècle) tandis que l’autre continue à désigner, parfois, les femmes qui écrivent, en ayant perdu de sa charge péjorative. Le titre de cet ouvrage « la littérature en bas-bleus », même chaussé des italiques de la citation, peut donc paraître étonnant, pour ne pas dire inconvenant. Mais la littérature en bas-bleus, la littérature romanesque en bas-bleus, ce n’est rien d’autre que la mise au jour et la mise en regard, dans une perspective historique, du discours romanesque de l’époque et du discours de l’époque sur le roman. Cette mise au jour et cette mise en regard s’effectuant

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bien évidemment au moyen des discours, des théories, des langages d’aujourd’hui. Parler aujourd’hui de la littérature en bas-bleus, c’est poser qu’il n’existe aucun absolu de la littérature, qu’elle s’écrit et se lit (et s’historicise aussi) dans un contexte discursif. Ainsi, Rachel Sauvé, à la fin de son ouvrage De l’éloge à l’exclusion consacré aux préfaces allographes des livres écrits par des femmes au xixsiècle, évoque « la première préface allographe de la littérature québécoise, écrite pour le premier roman d’analyse québécois, lui-même écrit par la première femme-auteur6 du Québec ». En constatant la conformité du texte avec tous ceux qu’elle a déjà analysés du point de vue des stratégies discursives, elle suppose que « le discours contre les femmes auteurs précède, selon toute apparence, le premier roman écrit par une femme7 ». Il me semble que l’on peut généraliser la chose. Pour chaque romancière, le discours contre les femmes auteurs précède toujours le premier roman qu’elle écrit. Pour chaque lecteur, pour chaque lectrice, le discours contre les femmes auteurs précède toujours la lecture de ce premier roman de cette romancière.

De fait, femme et roman ont, semble-t-il, partie liée depuis toujours. Il est entendu qu’elles excellent dans ce genre et qu’il leur est largement dédié. Le début du xixe siècle s’inscrit dans cette continuité et ignore encore le bas-bleu. Il célèbre Sophie Cottin, Adélaïde de Souza, Julianne de Krüdener ou déjà Sophie Gay avec une aimable condescendance qui n’est dénuée ni d’admiration sincère ni, bien sûr, de misogynie :

Le ton des critiques qu’elles suscitent reste le plus souvent plaisant (des taches d’encre sur des doigts de rose), le débat garde dans ses termes un caractère essentiellement moral et, même envisagée surtout à travers son rôle de mère et d’épouse, la femme y apparaît encore comme un individu à part entière. […] Elles ne sont pas perçues come danger social, ni même, semble-t-il, comme une ombre qui ternirait la gloire de l’activité littéraire8.

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Il convient cependant de circonscrire les choses. En effet, la période post-révolutionnaire, le Consulat et l’Empire dessinent un espace littéraire assez clairement cartographié. Aux femmes, le roman sentimental ou d’éducation, et aux hommes, le reste. On louange celles qui acceptent la situation, comme Mme Cottin ou Mme de Souza. Mais pour celles qui cherchent à déplacer le champ des possibles, le discours est nettement moins aimable. La réception des œuvres de Mmes de Genlis et de Staël est à cet égard instructive. Pour louer les nouvelles de la première, on écrit :

On y trouve la preuve certaine qu’elle est beaucoup plus appelée à émouvoir, à intéresser par des récits touchants, et par la peinture des mœurs et des caractères, qu’à débattre des questions de métaphysique ou de politique9.

Et Fontanes, en 1800, avait rendu compte de la parution de De la littérature de Mme de Staël, dans des termes assez similaires.

La littérature, quand elle est cultivée par des femmes, devrait toujours prendre un caractère doux et aimable comme elles. Il semble que leurs succès dans les arts, ainsi que leurs bonheurs dans la vie domestique, dépendent de leur respect pour certaines convenances. On veut, et c’est un hommage de plus qu’on rend à leur sexe, on veut en retrouver tout le charme dans leurs traits et dans leurs discours. À ce prix, leur gloire est assurée si elles montrent quelque talent ; et même après une tentative malheureuse, l’indulgence publique les excuse et les protège. Mais quand une femme paraît sur un théâtre qui n’est pas le sien, les spectateurs, choqués de ce contraste, jugent avec sévérité celle-là même qu’ils auraient environnée de faveurs et d’hommages, si elle n’avait point changé sa place et sa destination10.

« Rester sur le théâtre qui est le sien », rester à sa place. Telle est bien l’injonction faite à la femme qui écrit. Il y a donc deux discours critiques. L’un, tant dans sa teneur que dans sa forme, n’est pas bien différent de celui que la deuxième partie du xixe siècle adressera aux femmes auteurs. L’autre, celui qui concerne les romancières, est relativement dénué d’agressivité. Les femmes sont louées pour leurs ouvrages

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moraux, pour le « caractère aimable », « la délicatesse charmante », « le langage du cœur », « le gracieux dans les mouvements »… Le recours à l’anonymat est particulièrement apprécié parce qu’il convient qu’elles écrivent « sans prétention » et la femme ne doit tirer aucune gloire de son activité d’écriture. La critique dans ces premières années du siècle ne discute guère le primat de la femme dans le domaine du roman. Elle cherche à l’expliquer par le détour du biographique. Seules les femmes vivraient, avec une telle intensité, les sensations et les sentiments qu’elles décrivent. Cette représentation symbolique de la romancière est comme toujours assez éloignée de la réalité. Car les hommes au début du xixe siècle étaient tout aussi nombreux que les femmes à écrire des romans. À cet égard, l’ouvrage de Lucia Omacini sur le roman épistolaire au Tournant des Lumières (1790-1830) est précieux. Elle y propose 104 notices biographiques d’auteurs de romans épistolaires et l’on peut constater que seules 46 de ces auteurs sont des femmes11. Cet exemple, à propos de la forme romanesque donnée comme éminemment féminine, montre à quel point le discours sur le roman comme genre féminin relève d’une construction idéologique et ne correspond qu’imparfaitement à la réalité.

À cette époque donc, il est entendu que le roman est affaire de femmes. Il est entendu aussi que le roman est objet de moindre valeur. On le sait pour ce qui concerne sa position dans la hiérarchie des genres. Il convient de noter qu’au Tournant des Lumières, on constate aussi un discours sur la prolifération du roman, laquelle entraîne sa dévalorisation commerciale. Les romans, dit-on, « paraissent quelquefois par douzaines en un seul jour12 ». Etienne Vigée définit le roman comme « une masse de trois ou quatre volumes qu’un libraire paie mal13 ». Ailleurs Andrieux écrit : « Quant au prix qu’on en donne, nous ignorons le cours du jour mais l’abondance de la denrée doit nécessairement la tenir à la baisse14 ». Marignié s’interroge sur la raison pour

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laquelle on multiplie les traductions de romans médiocres : « Sans l’emploi du papier et la main d’œuvre que cette branche d’industrie met en activité, on n’y saurait trouver aucun avantage15 ». La dimension matérielle et économique est bien présente dans le discours sur le roman, dès le Tournant des Lumières.

Et de fait, nombre des romancières du début du siècle écrivaient aussi pour gagner leur vie, à l’instar de Mme de Genlis ou de Sophie Cottin. À cet égard, il est assez instructif de mettre en regard les biographies et les bibliographies de Mme de Souza16 ou de Sophie Gay17 pour voir coïncider les moments de difficulté financière avec les parutions de romans. Cependant, le discours sur les romancières ne met pas en évidence ces aspects économiques. Symboliquement, la romancière n’est pas une femme qui écrit pour gagner sa vie. Lorsqu’en 1806, Mme de Genlis déclare : « j’ai soixante ans et je suis homme de lettres18 », cela signifie entre autres que l’écriture est un métier, mais que ce métier ne peut symboliquement encore s’exercer au féminin.

Les romancières deviendront des bas-bleus lorsque cette dimension économique sera mise en avant. Qu’en on juge par un extrait du Bas bleus de Jules Janin (1842) :

La femme de lettres, de nos jours, est un être déclassé […]. Ces […] femmes, qui n’avaient plus pour s’occuper le travail de l’atelier ou la médisance du salon, se sont dit, un beau jour : « Mais pourquoi donc ne serions-nous pas, nous aussi, des hommes de lettres ? Pourquoi n’aurions-nous pas notre part de gloire et d’argent dans l’effroyable consommation d’esprit qui se dépense chaque matin ? » En même temps elles calculaient les salaires des écrivains de l’autre sexe : « En voilà, disaient-elles, qui n’ont guère plus d’esprit que nous (et elles avaient raison) ; voilà des gens qui ont moins d’âme et de cœur, à coup sûr ; dont le tact est moins fin et moins délié que le nôtre, et qui gagnent, bon an mal an, cinq à six mille francs à écrire des journaux ou des livres ; qui donc nous empêcherait de gagner cent francs

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par mois tout au moins ? Le soleil et les journaux se lèvent chaque matin pour tout le monde. » Ainsi disant, elles se sont mises à l’œuvre, elles ont fait des journaux, des romans, des nouvelles, des comédies, de petits vers ; elles ont entrepris tout ce qui concerne leur état nouveau, et vraiment, pour être justes, toutes ces choses faites par des femmes, tout ce futile courant de la prose et de la poésie de chaque jour, n’étaient pas plus mal tournées, pas plus mal écrites, pas plus molles et diffuses que les inventions des grands écrivains masculins de ce temps-ci19.

C’est peut-être l’aspect le plus frappant de l’évolution du discours sur la femme auteur. Non seulement, elle est devenue une femme qui écrit pour de l’argent, mais elle est à certains égards une figure hyperbolique du déclassement de l’écrivain. Le bas-bleu figure ainsi bien autre chose que la femme auteur. Elle est une image d’une littérature mercenaire dont on expose la trivialité, cette littérature elle-même étant le produit de la modernité.

Pour ce qui concerne la question du genre (romanesque), il est tout à fait remarquable de noter qu’au début du siècle le discours sur la romancière et le discours sur la femme auteur diffèrent. En quelques décennies, la romancière est devenue une femme de lettres, autrement dit un bas-bleu. Le bas-bleu est une femme qui écrit, quelle que soit la nature de ce qu’elle écrit. Dans les premières années du siècle, le discours sur la romancière lui assigne une place dans laquelle elle doit se cantonner mais qui, en contrepartie a-t-on envie de dire, lui appartient en propre. Ensuite, le roman perd son statut de production féminine, acceptable et même légitime.

À partir des années 1820, des traductions de Walter Scott, on peut affirmer d’une part que le roman se transforme et d’autre part qu’il n’est plus l’apanage des femmes. Voici en effet ce que disent les bas-bleus de Jules Janin : « Nous autres qui aspirons à la popularité et à la gloire ! – nous autres, les grands écrivains du beau sexe, nous, les Walter Scott en jupons, les Shakespeare en spencer, les Molière en bonnets fanés20 ».

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Pour qu’il y ait des bas-bleus romancières, il faut qu’il y ait des romanciers populaires et glorieux. A moins qu’il ne faille renverser la proposition : pour qu’il y ait des romanciers populaires et glorieux, alors il faut qu’il y ait aussi des bas-bleus, il faut dénigrer les romancières qui excellent dans le genre et surtout se vendent si bien. Souvenons-nous en effet des listes établies par Martyn Lyons de ce qu’il nomme des « best-sellers » pour les années 1810-1850. Ces listes constituent une sérieuse remise en cause des représentations léguées par l’histoire littéraire. Pour la période 1816-1820, Mme Cottin arrive en quatrième position avec Claire d’Albe (après les Fables de La Fontaine, le Catéchisme historique de Fleury, Télémaque de Fénelon et avant Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre). Élisabeth, le dernier roman de Mme Cottin, arrive en sixième position pour la période et Corinne est en 20e. Nul romancier contemporain ne vient contredire la suprématie des romancières. Dans la période 1826-1830, Scott est présent avec quatre romans et il est le seul romancier contemporain. Mais durant la période 1836-1840, Corinne et Delphine sont encore de la liste et ni Stendhal bien sûr, ni Hugo, ni Balzac ni Walter Scott lui-même ne rivalisent avec les romancières du début du siècle21. On peut se demander si la « Walter Scott en jupon » de Jules Janin ne masque pas plutôt le désir impossible et revanchard des romanciers de se transformer en « Mme Cottin en pantalon ».

La question de savoir quel est le lien entre ces deux faits (transformation et masculinisation du roman) est au cœur du livre de Margaret Cohen, The Sentimental Education of the Novel qui montre combien la réflexion poéticienne gagne d’une part à s’appuyer sur la lecture des œuvres oubliées et d’autre part, à s’ouvrir à une réflexion genrée. La figure du bas-bleu participe de cette évolution des positions dans le champ littéraire. Le début du siècle consacre l’hégémonie du féminin sur le roman. La cause affirmée en est la suprématie du féminin dans le domaine du sentiment. C’est la conjonction du sentiment et du roman qui explique la conjonction femme/roman. À partir des années 1820, la donne s’inverse. Le discours sur le roman le masculinise. On

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peut considérer que cette masculinisation s’opère de deux manières. D’une part, le discours critique gomme la place des romancières dans l’histoire récente du roman. Ainsi, en 1836, Émile Souvestre dans son article « du roman », aura cette formule souvent citée, le roman « est un jeune homme de belle espérance22 ». Pour en arriver là, l’auteur propose un détour par l’histoire, détour lui-même justifié de la sorte :

L’esprit général de chaque époque impose le moule dans lequel cette pensée doit prendre un corps. […] c’est en étudiant les habits que l’on donnait à l’idée il y a plusieurs siècles, qu’on apprend à lui tailler les habits qu’elle doit porter de nos jours23.

Cette introduction pose le genre (poétique) comme relevant du corps et du vêtement, lequel participe, de manière évidente, de la construction du genre (gender). La réflexion sur le genre romanesque à laquelle Souvestre invite son lecteur, pose d’entrée de jeu la question du masculin/féminin. Or, les seuls romanciers cités pour le xviiie siècle sont Lesage et Prévost24. Et lorsque le critique évoque la période 1800-1830, seuls Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Scott, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny et George Sand sont nommés25.

Quelques années plus tard, en 1842, un article de Gaschon de Molènes, paru dans La Revue des deux Mondes, évoque Mademoiselle Justine de Liron (1832) de Jean-Etienne Delècluze :

Eh bien ! même dans cette histoire d’amour où auraient pu se glisser quelques rayons du jour enchanteur des bosquets de Clarens, de leur molle et mystérieuse clarté, on sent circuler l’air pénétrant et subtil qu’on respire dans Adolphe et dans Obermann.

Ainsi, pour évoquer un roman sentimental qui, par de nombreux aspects, se rapproche des œuvres des romancières des premières années du siècle, sont convoqués Rousseau, Senancour et Benjamin Constant.

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La première manière de masculiniser le roman, s’opère donc en écrivant une histoire du genre qui oublie les romancières. D’autre part, elle s’opère de manière plus subtile en déplaçant les relations classiquement établies. Si la femme reste toujours la spécialiste du sentiment, la conjonction femme/sentiment/roman ne va plus de soi.

Dans ses Bas-bleus, avec le recul, Barbey d’Aurévilly mettra en forme de manière radicale et violente souvent, ce qui se construit à partir des années 1830. D’une part, écrit-il : « Les livres de femmes tirent leur distinction, quand ils en ont, bien plus des sentiments que des idées26 ». Ainsi, le diptyque femme/sentiment demeure tandis que le troisième terme (roman) est disjoint et vient fonctionner en articulation avec homme :

Après le colossal Balzac, qui a renouvelé les sources du roman, il faut, pour avoir le courage d’en écrire un, se sentir du sang sous les ongles, plus qu’il n’en peut tenir dans toute la petite main d’une femme27.

À la triade femme/sentiment/roman succède la triade homme/idée/roman. Dès lors, les femmes qui écrivent des romans sont des « singesses28 » puisque le roman est devenu, par nature (c’est une question de « sang » et de force), un genre masculin. Très logiquement, Barbey explique que « ce fut à dater des romans de Mme Sand que le bas-bleu apparut29 », c’est-à-dire à un moment de rivalité doublement genrée, en ce qu’elle articule le genre et le gender. C’est cette période que La Littérature en bas-bleus explore.

Du discours de Fontanes concédant à la femme la possibilité de monter sur le « théâtre qui est le sien », on est passé à un discours qui stigmatise l’indécence des femmes à vouloir monter sur tous les théâtres, et qui tente de les exclure de tous les théâtres, y compris de la scène romanesque. Paradoxalement, ce discours misogyne signale

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donc la présence des femmes, en genre et en nombre, sur le grand théâtre de la littérature, présence dont le discours de l’histoire littéraire a toujours tant de mal à rendre compte et à organiser.

Brigitte Louichon

[1] Cité par Anne Sauvy, « Une littérature pour les femmes », in Henri-Jean Martin et Roger Chartier (éds), Histoire de l’édition française. Le Temps des éditeurs, Paris, Promodis, 1984, p. 506.

[2] « Avant-Propos », François Bessire et Martine Reid (éds.), Madame de Genlis. Littérature et Éducation, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2008, p. 11.

[3] « Naturellement » devant être pris dans les deux sens du terme : par nature (du point de vue de l’objet) et évidemment (du point de vue du discours).

[4] Geneviève Fraisse, Michelle Perrot, Histoire des femmes, Le xixe siècle, Paris, Plon, 1991, p. 17.

[5] Christine Planté, La petite Sœur de Balzac, Paris, Seuil, 1989, p. 17.

[6] Voici un exemple d’usage actuel du syntagme « femme-auteur » dans une perspective neutre.

[7] Rachel Sauvé, De l’éloge à l’exclusion. Les Femmes auteurs et leurs préfaciers au xixe siècle, Saint-Denis, PUV, « Culture et Société », 2000, p. 202-203.

[8] Christine Planté, La petite Sœur …, op. cit., p. 42-43.

[9]Le Mercure de France, 18 juillet 1807

[10]Le Mercure de France, le 20 juin 1800.

[11] Lucia Omacini, Le Roman épistolaire au tournant des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2003.

[12]La Décade philosophique et littéraire, 10 Messidor an IX (1801).

[13]Le Mercure de France, 6 février 1808.

[14]La Décade, 20 Ventôse an IX (1801).

[15]La Décade, 10 Pluviose an VII (1799).

[16]Cf. Brigitte Louichon, Romancières sentimentales (1789-1825), Saint-Denis, PUV, « Culture et savoir », p. 321-322.

[17]Ibid., p. 308-309.

[18] Cité par Joseph-François Michaud, Biographie universelle et moderne (dite « Biographie Michaud »), Delagrave, sd, t. XVI, p. 167.

[19] Jules Janin, Le Bas-bleu, in Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du xixe siècle, Paris, L. Curmer, 1842, t. 5, p. 204-205.

[20]Ibid.

[21] Martyn Lyons, Le Triomphe du livre. Une histoire sociologique de la lecture dans la France du xixe siècle, Paris, Promodis, 1987, p. 76 à 89.

[22] Émile Souvestre, « Du roman », Revue de Paris, 34, 1836, p. 126.

[23]Ibid., p. 116.

[24]Ibid., p. 124.

[25] On notera que la seule réserve énoncée concerne George Sand : « au risque de lui faire égorger quelques vertus » (ibid., p. 123)

[26] Jules Barbey d’Aurévilly, xixe siècle. Les Œuvres et les hommes. Tome V : Les Bas-bleus, Paris, Société générale de Librairie catholique, 1878, p. 161.

[27]Ibid., p. 148.

[28]Ibid., p. 210.

[29]Ibid., p. xvi.