Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Littérature à l’ombre. Sociologie du Zutisme
  • Auteur : Dubois (Jacques)
  • Pages : 7 à 9
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 32
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812440748
  • ISBN : 978-2-8124-4074-8
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4074-8.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/01/2013
  • Langue : Français
7

Préface

Dans sa tradition positiviste, l’histoire de la littérature n’a jamais disposé de concepts et de modèles lui permettant de dépasser la méthodologie empiriste qui fut toujours la sienne. Mais, dans les dernières décennies, une autre histoire est apparue dans le sillage de la sociologie et spécialement de la sociologie des champs qu’inaugura Pierre Bourdieu. En celle-ci, cette autre histoire trouva bientôt de bons cadres d’analyse qu’elle allait mettre progressivement en œuvre, malgré les résistances. Sur ces bases, elle s’avisait de ce que toute création littéraire prenait naissance, à l’intérieur de la formation sociale, au sein d’un espace particulier dans lequel les déterminations externes agissant sur les auteurs et sur les œuvres étaient soumises à différentes médiations. Cette nouvelle histoire, qui est d’ailleurs plus qu’une histoire, a désormais mobilisé une génération de jeunes chercheurs qui se sont bientôt dotés d’objets originaux d’étude. Leur intérêt s’est porté par prédilection, et cela se conçoit bien, sur les cénacles, les cercles et les groupes qui ont animé ou éventuellement animent encore la vie littéraire – française tout spécialement. À leurs yeux, ces petites assemblées sont les lieux mêmes d’élaboration de la production littéraire dans sa dimension collective. Il est donc particulièrement judicieux d’examiner leur fonctionnement et les logiques qui s’y expriment. On est d’ailleurs frappé par la finesse et l’ingéniosité que mobilisent ces analyses portant parfois sur des réalités très circonscrites.

L’auteur du présent ouvrage fait preuve de ces qualités-là et bien au-delà. Il faut dire que son attention s’est portée sur un cas extraordinaire, qui réclamait un appareil subtil d’investigation. Il s’agit d’une réunion d’écrivains qui très tôt et pendant sa courte existence a choisi de pousser loin le principe de rupture scandaleuse qui, durant les xixe et xxe siècles, a présidé à bien des stratégies d’émergence et

8

d’affirmation. Le Cercle Zutiste, puisque c’est de lui qu’il est question, s’est réuni dans un hôtel du Quartier Latin pendant quelques mois au lendemain de la Commune de Paris et n’eut pour activité tangible que la tenue d’un album. Mais quel album et contenant quels textes ! C’est qu’entre autres Paul Verlaine, Charles Cros et Arthur Rimbaud étaient de la partie. Sous l’angle politique, l’Album zutique fut, pour plusieurs des participants, l’occasion de rendre un hommage indigné à une Commune de Paris venant de mourir du fait d’une répression sauvage ; sous l’angle littéraire, ce fut, pour tous, l’occasion de dire leur hostilité au Parnasse triomphant du solennel Leconte de Lisle et du si plat François Coppée. À ce double propos comme à d’autres, les auteurs du Cercle allaient s’exprimer sur un mode à la fois hirsute, allusif et dérisoire, où l’obscénité avait sa large part. Telle fut donc l’expérience groupale dont Denis Saint-Amand tente ici même de débrouiller les fils sur la base d’un seul document ou presque.

D’autres avant lui ont travaillé sur le Zutisme et l’ont parfois fort bien fait. Jamais cependant on n’avait mis l’Album dans une perspective socio-historique aussi complète et aussi judicieuse. C’est notamment que l’exigence du critique le conduit ici à assurer un constant va-et-vient entre ce qui fait la définition sociale du groupe, pas toujours aisée à établir, et le contenu textuel du recueil. Ainsi l’étude d’histoire sociale se marie avec beaucoup de rigueur à l’analyse des écrits. Tout est remarquable dans ce livre mais on réservera une attention particulière à la manière dont est caractérisée la « conduite de vie » d’un groupe qui réussit à durer pendant un certain nombre de mois sans avoir ni chef ni leader. On en retiendra aussi que les comportements potaches du petit cercle ont voulu qu’il ne cherche pas à s’imposer davantage et qu’il se conforme même à une sorte de « loi du silence ». Tout cela ne faisant pas, dit Denis Saint-Amand, l’histoire d’un échec mais bien plutôt celle d’un non-lieu, pourtant gros de possibles.

Mais aussi comme il est amusant de plonger avec l’auteur dans cet Album zutique porté à de cruelles moqueries ! Pauvre François Coppée, qu’est-ce qu’il en prend pour son grade. C’est tantôt sous la plume d’un Verlaine à peine connu alors et tantôt sous celle d’un Rimbaud qui a seize ans et vient de débarquer à Paris ! Le comble est que tout cela, qui est très mal élevé, soit commenté avec autant

9

de délicatesse que de sympathie. Il faut dire que Denis Saint-Amand est visiblement en affinité avec un esprit de dérision qui en littérature commençait à peine à se manifester mais allait se répercuter chez bien d’autres par la suite.

Jacques Dubois