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Classiques Garnier

Avant-propos Belles-Lettres, êtes-vous belles ?

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La Littérarité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte ?
  • Auteur : Badiou-Monferran (Claire)
  • Pages : 7 à 17
  • Collection : Investigations stylistiques, n° 2
  • Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN : 9782812413308
  • ISBN : 978-2-8124-1330-8
  • ISSN : 2271-7013
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1330-8.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/12/2013
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Belles-lettres, êtes-vous belles ?

Cette idée de beauté peut paraître un peu cucu. Elle n’en répond pas moins à un devoir être dynamique dans son effet et redoutable dans sa considération.

Georges Molinié1

Doit-on et peut-on penser la beauté des belles-lettres ? Comment et pourquoi la transmettre ? Telles sont les questions posées ici même aux contributeurs de ce collectif, à propos des productions lettrées françaises des xvie, xviie et xviiie siècles.

Le présent ouvrage reprend, en les déplaçant, les éléments du débat qui avait réuni, en mars 2012, à l’université Paris-Sorbonne, une trentaine de chercheurs en sciences du texte2. L’intitulé de la rencontre :

« Science des textes d’ancien régime : stylistique historique et/ou analyse du discours ? »

avait été en soi perçu comme problématique3. Se réclamant de champs disciplinaires différents (la stylistique, l’analyse du discours, l’analyse textuelle comparée, la pragmatique littéraire, la philologie, l’histoire

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des représentations linguistiques notamment4) et travaillant sur des époques différentes (celle de l’Early Modern vs celle de la Modernité), les intervenants avaient successivement défendu ou discuté, en fonction de leur univers de pensée, le singulier de « science » ; le pluriel de « textes » ; l’adéquation du terme de « science » à leur discipline ; la nécessité de dégager, à l’intérieur de la stylistique, une voie proprement « historique » ; la nature binaire de l’opposition « stylistique vs analyse du discours » ; la valeur exclusive du « ou » dans la double coordination « et/ou » ; l’existence, enfin, d’un « ancien régime » littéraire et la pertinence d’une telle dénomination. Le livre palimpseste qui voit aujourd’hui le jour fait place à ces débats. Pour autant, il recentre la discussion autour la question qui, par-delà les polémiques et les désaccords, a retenu de façon constante l’attention des spécialistes invités au dialogue : comment penser l’esthétique de productions lettrées antérieures à l’avènement de la notion d’esthétique ? Comment, plus largement, appréhender la littérarité de cette littérature d’avant la littérature ? Renonçant à un intitulé qui avait surtout valeur d’aiguillon, le titre du présent ouvrage :

« La littérarité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte ? »

enregistre ce changement de perspective. Non qu’il s’agisse de contester l’existence de la chose (ie, de l’esthétique, du littéraire) avant sa conceptualisation, ou sa constitution en champ (au sens bourdieusien de ce terme). Trop nombreux sont les commentaires d’époque qui, tel celui de Montaigne, désignent la « beauté » comme un horizon d’attente des productions lettrées et du discours métalittéraire :

D’où j’ay veu, plus souvent que tous les jours, advenir que les esprits foiblement fondez, voulant faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage le point de la beauté, arrestent leur admiration d’un si mauvais choix qu’au lieu de nous apprendre l’excellence de l’autheur, [… ils] nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est seure : Voylà qui est beau ! ayant oüy une entiere page de Vergile. Par là se sauvent les fins. Mais d’entreprendre à le suivre par espaulettes, et de jugement expres et trié vouloir remarquer par où un bon autheur se surmonte, par où se rehausse, poisant les mots, les

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phrases, les inventions une apres l’autre, ostez vous de là (Montaigne, Essais, t. 2, Livre 3 « De l’art de conférer », [1592], éd. P. Villey, 1992, p. 935-936)5

Le présent ouvrage entend prendre la mesure du recul, dans les pratiques des enseignants et des chercheurs, des questionnements liés à la beauté, et plus largement, à la littérarité des belles-lettres. Il cherche à produire l’histoire de ce recul, pour débattre de sa légitimité, et pour évaluer les refondations qu’il implique dans le partage des disciplines.

Toutes les sciences du texte littéraire s’emploient, bien entendu, à questionner la littérarité de leur objet : la littérature, la philologie, et la linguistique textuelle à travers la grille de la poétique ; l’analyse du discours littéraire à travers celle des discours constituants ; la pragmatique littéraire à travers le concept de requalification. Mais pour chacune d’elles, cette question est moins centrale qu’elle ne l’est pour la stylistique, si tant est que cette dernière se focalise sur la fonction poétique du langage, et se donne pour tâche l’établissement de modèles, de patrons stylistiques historiquement circonscrits, à l’aune desquels il deviendra possible d’évaluer les régimes de littérarité des textes étudiés. Significativement, aujourd’hui, la jeune génération de collègues intéressés par la Première modernité se détourne souvent des enquêtes stylistiques à proprement parler et se réclame, plus volontiers, de l’analyse du discours ou de la pragmatique littéraire6.

Sans doute ne prendrons-nous pas beaucoup de risque en émettant l’hypothèse que le recul de la stylistique historique7 et de son objet d’étude, la littérarité des belles-lettres, est très largement imputable au tournant contextualisant des années 1980, et à l’instauration d’un paradigme historique, qui conduit les chercheurs à penser l’histoire du fait littéraire non plus en termes de continuité8 mais en termes de rupture. Les sciences du texte travaillent plus que jamais à l’intérieur

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d’un dispositif qui oppose la modernité littéraire à un ancien régime littéraire. Ou pour le dire autrement, l’âge de la littérature à l’âge des productions lettrées. Pour certains chercheurs, cette périodisation du fait littéraire est corrélée à celle du fait historique9. Pour d’autres, la périodisation du fait littéraire est indifférente à celle du fait historique, et par-delà la rupture de la Révolution française, l’ancien régime littéraire s’étend de facto jusqu’à Chateaubriand10 ou à Flaubert11. Quoi qu’il en soit, où qu’on place le curseur, l’opposition de deux âges, celui des productions lettrées et celui de la littérature est désormais suffisamment consensuelle pour qu’on ne prenne plus la peine de la défendre. Elle fait partie de notre héritage, de notre domaine de mémoire, de ces propositions évidentes qui, ni admises ni discutées, constituent un excellent préalable à nos analyses. Dans l’avant-propos de son ouvrage, Le Livre avalé, Éric Méchoulan écrit ainsi :

Comme l’ont signalé de nombreux auteurs, au sens strict, ce que nous entendons par « littérature » date seulement du xixsiècle. Auparavant, les constellations sociales où brillent les œuvres étaient tout autres ; on était loin, en particulier, d’une évidente autonomie, telle qu’elle apparaît constitutive de la sphère littéraire à partir des années 1850. Comment alors concevoir la littérature quand elle n’est pas autonome ? Qu’est-ce que « la littérature d’avant la littérature » ? Selon quelles cristallisations historiques, qui auraient permis la quête de son autonomie, l’art des œuvres d’écriture s’est-il transformé ? (É. Méchoulan, Le Livre avalé, Montréal, PU de Montréal, 2004, p. 9).

Si les productions lettrées de la Première modernité sont ici désignées comme une « littérature d’avant la littérature », c’est que, pour accéder au statut de littérature, il leur manque : i) le nom même de « littérature » – terme qui, avant 1760, existe bien, mais qui renvoie à tout autre chose que la littérature12 ; ii) le fait d’être constituées en « champ » au

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sens bourdieusien du terme13, c’est-à-dire au sens d’univers inclus dans l’espace social, mais relativement autonome par rapport à lui, et disposant de règles qui lui sont propres14 ; iii) une langue spécifique enfin, qui permette d’identifier linguistiquement ces productions comme de la littérature15.

Ce dernier point est sujet à débat. Pour ceux qui maximalisent la rupture, la langue des belles-lettres constitue le versant haut, normé, de la langue commune, et ce n’est qu’au tournant de la première moitié du xixe siècle que la langue littéraire affirmera son altérité, qu’elle commencera à s’autonomiser avec des formes d’écrire spécifiques (discours indirect libre, discours direct libre, phrase averbale, etc.). Bref, qu’elle deviendra, selon l’expression de Pierre Encrevé souvent reprise, une « langue étrangère dans la langue maternelle16 ». De ce point de vue, la ligne de partage entre l’ancien et le nouveau régime littéraire rapporte l’opposition de la « littérature » et des productions lettrées « d’avant la littérature » à celle de deux logiques langagières : logique de l’écart par rapport à la langue commune pour la littérature, et logique de l’exemplarité pour les belles-lettres. On ne reconduira pas ici la discussion menée à Cerisy17. Anne Herschberg Pierrot, en tant que spécialiste de Flaubert, affirmait alors que la stylistique avait pour objet l’appréhension de la « singularité » langagière, de l’« inoui », à la différence de l’analyse du discours, en charge des faits de répétition, autrement dit du « type ». Or, l’une des réserves que Dominique Maingueneau émettait au sujet de ce type d’analyse est que « la catégorie de la singularité », (p. 246), en diachronie étendue, « n’a rien d’évident » :

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A-t-elle le même sens [s’interrogeait-il] dans une littérature de genre (sonnet pétrarquiste, poésie galante, tragédie classique, comedia espagnole, pour n’évoquer que des exemples européens…) et une esthétique postromantique ?

Et voici ressurgir, probablement à juste titre, l’idée que la catégorie de la singularité n’est pas forcément adéquate à l’examen du fonctionnement textuel des belles-lettres. Sans doute peut-on se contenter de prendre acte de cette idée, et de repenser le partage des territoires, pour les disciplines en charge des textes d’ancien régime, dans un cadre où la linguistique textuelle viendrait avantageusement se substituer à la stylistique : à l’analyse du discours, l’examen des dispositifs communicationnels internes au corpus des belles-lettres ; à la pragmatique littéraire, celui des techniques de séduction ; à la philologie, celui non plus seulement de la lettre des textes, mais des modalités complexes et problématiques – car instables – de la construction du sens ; à la linguistique textuelle enfin, l’examen, non pas de l’inouï, de la singularité, des écarts par rapport à une langue commune que la langue des belles-lettres entend tout au contraire illustrer, mais des variations de tout type dont ces dernières s’autorisent, et qui permettent une approche tout à la fois comparative et différentielle des productions lettrées de la Première modernité18.

Cette théorie de la variation s’inscrit très clairement en déport de la théorie de la variante, à l’œuvre, notamment, dans les études de sémiotique structurale : alors que la variante suppose un étalon, et par là induit une hiérarchie, la variation, elle, substitue au discours évaluatif un discours purement descriptif, soucieux de dégager les différences de mise en œuvre. Le récent livre d’Ute Heidmann et de Jean-Michel Adam19 fait la preuve de l’incontestable opérativité d’une telle démarche.

Alors, pourquoi chercher aujourd’hui à rouvrir le dossier du partage des disciplines et de leur territoire ? À l’origine de cette initiative, il n’y a aucune nostalgie. Il ne s’agit ni de sauver pour la sauver une stylistique historique moribonde de sa mort annoncée, ni de renouer avec des postulats structuralistes remisés, comme l’immanence du texte. Il ne s’agit

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surtout pas de faire table rase des acquis, considérables pour l’appréhension du fait littéraire, de l’analyse du discours, de la pragmatique, de la nouvelle philologie et de l’analyse textuelle comparée ; il s’agit de prendre acte de l’émergence de nouveaux discours, généralement tenus par nos collègues de littérature, sur ce qui constitue la table d’opération commune de nos disciplines. En l’occurrence, la nécessité d’historiciser et de désacraliser le fait littéraire.

La sacralisation de la littérature, comme pièce maîtresse d’une culture haute, dépositaire de textes scintillant pour l’éternité en raison de leur puissance esthétique et morale a été décrite par Pierre Bourdieu comme une construction idéologique entretenue, depuis le xixsiècle, par les nations bourgeoises, pour assurer leur propre domination20. Le fait est que, depuis une trentaine d’année, les sciences du texte – analyse du discours, pragmatique et linguistique textuelle en tête – œuvrent pour une désacralisation. Ces derniers temps toutefois, certains spécialistes de littérature s’emploient à repenser, à nouveaux frais, la sacralisation de leur objet : non plus sur le mode de la construction idéologique mythifiante et mystificatrice, mais sur celui de la nécessité anthropologique. C’est, écrit Hélène Merlin-Kajman, pour reproduire la société, sans laquelle les hommes ne peuvent pas survivre, qu’il leur faut mettre à part des biens inaliénables et inaliénés – des sacra – parce que ces biens perpétuent le lien social et garantissent, en somme, sa dimension symbolique. Or, les productions lettrées font partie de ses biens-là. Et si elles constituent des sacra meilleures que d’autres, c’est parce que les textes littéraires ont vocation à se renouveler, que leurs interprétations ne sont pas verrouillées et qu’à côtoyer en tant que biens inaliénables et inaliénés les textes des Pères de l’Eglise, ils correspondent « à la transmission d’une zone de profanation permanente du sacré21 ». Sans revenir ici sur le détail de la démonstration, entreprise par ailleurs22, il apparaît que le corpus des belles-lettres s’emploie précisément à mettre en scène

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la mission proprement anthropologique de la littérature ; qu’à travers la notion récurrente de « valeur publique », il en désigne le sens sociétal et donne à voir la temporalité de ses productions lettrées comme une temporalité non totalement historique ; qu’à ce titre, la sacralisation de la littérature n’est pas une donnée étrangère, loin s’en faut, à l’ancien régime littéraire.

On peut bien entendu ignorer ces propositions. Mais si on décide de les prendre en compte, il faut alors d’autres outils que le contexte pour les comprendre. À en croire les discours et les métadiscours de l’époque, la valeur publique du corpus des belles-lettres se mesure de facto à l’aune de trois critères, culturellement déterminés : leur désintéressement, leur beauté, et l’émotion qu’elles suscitent. Il revient à Hélène Merlin-Kajman d’avoir circonscrit la notion de désintéressement en la rapportant, pour la période considérée, aux échanges cérémoniels réciproques caractéristiques du don23. De même, il revient à Delphine Denis d’avoir historicisé, pour la même période, la relation de symétrie inversée de la beauté et de l’émotion24. Or, ce que nous enseignent les textes d’ancien régime, c’est qu’au regard de ces trois critères – désintéressement, beauté, émotion – les productions lettrées de la Première modernité sont loin de se valoir. Ou, pour le dire autrement, que leur force de perturbation, à l’intérieur du domaine des sacra, est très inégale. Devons-nous ignorer ce fait ? Devons-nous ignorer qu’en dépit de la logique de l’échange marchand dans lequel il est pris, l’ancien régime littéraire développe une culture du désintéressement, de la beauté et de l’émotion, portée par des déterminations langagières qui ne relèvent pas de la langue commune, non parce qu’elles s’en écartent, mais parce qu’elles l’illustrent, tout au contraire, de manière brillante, exemplaire, exceptionnelle ? À quelle(s) branche(s) des sciences du texte est-il donné de se saisir de l’étrange dispositif langagier des belles-lettres, qui affirme tout à la fois le continuum de la langue et du style – ie, l’exemplarité de celui-ci pour celle-là – et la nature néanmoins incommensurable du fait stylistique – ie, son caractère inimitable – dont l’avènement signale

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un changement de perspective, marque une division, une séparation, le passage d’un ordre profane du discours à son ordre sacré, celui de la littérature comme sacra ? Comment se saisir de cette question, qui n’est pas arrimée à la contemplation religieuse de nos objets d’étude, mais à la prise en compte de l’hypothèse de leur sens sociétal ? Les théories continuistes du style aujourd’hui disponibles, celle du style dans la langue de Jean-Michel Adam et/ou celle de la stylistique intégrative d’Anna Jaubert, sont-elles en mesure de prendre en charge la valeur disjonctive du fait de style au sein du corpus des belles-lettres ? À l’opposé, la grille des régimes de littérarité de la stylistique de Georges Molinié, hiérarchisante et discontinuiste par essence, est-elle en mesure de saisir ce continuum de la langue au style, qui définit notre ancien régime stylistique ? À ces questions, le présent ouvrage s’emploie à apporter des éléments de réponse.

Le deuxième dossier qu’il rouvre, tout aussi dérangeant que le précédent, concerne la question des régimes d’historicité. Ces dernières décennies ont vu se développer chez les chercheurs une hantise du contresens. Mais qu’est-ce qu’un contresens en littérature ? Jusqu’à quel point la reconstruction, par un spécialiste, du contexte exhaustif constitue-t-elle un garde-fou contre cet écueil, sachant qu’un tel contexte ne correspond à rien historiquement, car il n’y a pas de lecteur au savoir aussi complet que le chercheur ? Que faire des interprétations postérieures, certes anachroniques, mais qui pour autant font sens pour une communauté donnée de lecteurs ?

Si ces questions, de portée générale, se posent pour les sciences du texte avec une acuité particulière, sans doute est-ce parce que ces dernières héritent aujourd’hui de deux missions contradictoires : celle de théoriser la dynamique et l’instabilité du sens ; celle de réagir au choix du structuralisme – qui fut celui de la réception anachronique de la littérature du passé25 – en privilégiant, au nom de la dynamique du sens mais aussi finalement contre elle, la (ou les) réception(s) contemporaine(s) de la

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production des œuvres, au détriment des réceptions ultérieures. N’est-il pas temps d’articuler les deux temporalités, historique et transhistorique (ou anthropologique), de la littérature ? De reconstituer, par exemple, pour les comédies de Molière les lectures d’époque, sans renoncer à nous interroger sur la manière dont ces comédies nous parlent encore aujourd’hui ? Bref, d’assumer, certes à nouveaux frais, la « réception en feuilleté » proposée par Georges Molinié dans les années 1990 ? Autrement dit, d’en finir avec la superposition du « contresens » et de l’« anachronisme » ? D’accueillir sans exclusive, sans hiérarchisation, dans un cadre d’analyse se réclamant d’une temporalité élargie, toutes les lectures qui, conscientes des codes esthétiques qu’elles mobilisent, font sens, c’est-à-dire, participent, pour une communauté donnée de lecteurs, à la relance éthique, pathétique et logique du sens26 ? Sans clore le débat, le collectif apporte sa pierre à cet ensemble de questions en s’efforçant de penser le lien des analyses « étiques » et « émiques » non en termes de décalages ou d’anachronismes, mais en termes de transitions et de transmission27.

Les deux dossiers qui viennent d’être présentés, celui de la sacralisation des belles-lettres et celui du contresens, interrogent, sous des angles différents, l’altérité des productions lettrées de la Première modernité, et la pertinence de la question de leur littérarité28. Dans « La rhétorique revient : où va la littérature ? », François Cornilliat ressaisissait l’opposition – convenue – de la « littérature » et des « belles-lettres » en ces termes :

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Prenons Quintilien pour lire Montaigne et Bossuet, mais gardons Jakobson pour lire Baudelaire, ou Derrida pour lire Ponge. Cette solution mi-chèvre mi-chou, à supposer même qu’elle puisse s’entendre sur une frontière, a quelque chose de déprimant et de chimérique ; elle pose manifestement plus de problèmes qu’elle n’en résout, mais je me demande parfois si nous ne sommes pas en train de dériver, à l’aveuglette, vers une chimère de ce genre, sinon vers un mur de Berlin des études littéraires (F. Cornilliat, « La rhétorique revient : où va la littérature ? », http://www.mouvement-transitions.fr/intensites/la-beaute/sommaire/188-gabarit-preambule, 2011)

Un « mur de Berlin » en effet, opposant de part et d’autre de sa frontière la rhétorique et la poétique. L’enjeu du présent ouvrage est d’envisager les possibles reconfigurations de territoire qui, sans nécessairement abattre ce mur – justifié à bien des égards –, permettent aussi de passer outre. Autrement dit, de ne pas se cantonner à l’approche discontinuiste du fait littéraire qui, dans les sciences du texte, prévaut encore aujourd’hui. Bref, de ne pas se contenter d’aborder le corpus des belles-lettres comme un corpus d’« ancien régime », mais de l’appréhender également sous l’angle de l’Early Modern, de la Première modernité. Tel est le changement de perspective auquel invitent les trois parties de ce livre.

1 Voir sa contribution infra.

2 Que soient ici remerciées les institutions sans le soutien financier desquelles le déroulement et l’organisation matérielle du colloque n’auraient pas été possibles : l’EA « Sens, Texte, Informatique, Histoire », l’UMR CELLF 17-18, et le Conseil scientifique de l’Université Paris-Sorbonne.

3 Pour le détail de l’argumentaire afférent, auquel renvoient parfois les textes infra – notamment ceux soucieux de manifester un « bougé » entre le temps de la discussion et celui de l’écriture du livre – voir www.fabula.org/…/science-des-textes-d-ancien-regime-stylistique-historique-et-ou-analyse-du-discours_49596.php ou www.mouvement-transitions.fr/component/content/article/24-a-present-important/347-colloque-science-des-textes-dancien-regime.

4 Cette liste n’est pas exhaustive, et nous l’ouvrons naturellement aux branches disciplinaires dans lesquelles les contributeurs de ce livre se reconnaissent.

5 Sur cette question, nous renvoyons aux très « beaux » textes déposés dans la rubrique « Intensité-beauté » du site « Mouvement-transitions » : http://www.mouvement-transitions.fr/intensites/la-beaute

6 Voir ici-même, parmi d’autres, les contributions de C. Lignereux, de J. Nollez, ou encore de K. Abiven et A. Arzoumanov.

7 Au sens de Georges Molinié, dans La stylistique, Paris, PUF, « Que sais-je », [1989] 1991, p. 43, ie, en tant qu’« examen des conditions formelles de la littérature du passé ».

8 Comme ce fut le cas en France avec le structuralisme, et comme c’est toujours le cas, outre-Atlantique, avec les études d’Early Modern French.

9 Voir ici-même la contribution de C. Reggiani.

10 Voir ici-même la contribution d’A. Principato.

11 Voir ici-même les contributions de G. Philippe et de J. Piat.

12 Voir à ce sujet Philippe Caron, Des “belles-lettres” à la “littérature” : une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760), Louvain-Paris, Peeters, Bibliothèque de l’Information grammaticale, 1992. Ce livre identifie, pour la désignation des productions lettrées de l’ancien régime, trois lexies successives : « bonnes lettres » ; « belles-lettres » à partir des années 1620 ; et – mais seulement à la fin du xviiisiècle – « littérature ». On l’aura compris : l’extension que, dans le présent ouvrage, nous donnons par commodité à la lexie « belles-lettres » est en quelques sorte abusive, et recouvre tout le champ des productions lettrées des xvie, xviie et xviiie siècles, indépendamment de l’acception technique et historiquement circonscrite de ce terme.

13 Voir Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

14 Voir à ce sujet les travaux de sociopoétique d’Alain Viala, notamment La naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, éd. de Minuit, 1985, ou encore les travaux de Christian Jouhaud, notamment Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000.

15 Voir à ce sujet l’introduction de Gilles Philippe & Julien Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009.

16 Pierre Encrevé, Conversation sur la langue française, Paris, Gallimard, 2007, p. 75-76.

17 Voir Ruth Amossy & Dominique Maingueneau (dir.), L’analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2004.

18 Nous résumons ici à grands traits, et donc en les simplifiant, les objets et les positions respectives de Dominique Maingueneau, d’Anna Jaubert, de Delphine Denis et de Jean-Michel Adam. Pour une description plus nuancée, voir dans le présent ouvrage les contributions des mêmes.

19 Voir Textualité et intertextualité des contes. Perrault, Apulée, La Fontaine, Lhéritier..., Paris, Classiques Garnier, 2010.

20 Nous paraphrasons ici les analyses développées dans Hélène Merlin-Kajman, « Donner du plaisir au public : un enjeu littéraire paradoxal », La Revue, 4, Vendre, échanger, donner, 2009-2010, p. 1-13.

21 Ibid., p. 12.

22 Voir entre autres le chapitre de présentation de Claire Badiou-Monferran (dir.), Il était une fois l’interdisciplinarité. Approches discursives des Contes de Perrault, Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant, coll. « Au cœur des textes », 2010.

23 Voir Hélène Merlin-Kajman, art. cit., ainsi qu’Hélène Merlin-Kajman, « Le texte comme don public », dans C. Moyes (dir.), L’échelle des valeurs au xviie siècle. Le commensurable et l’incommensurable. Études françaises, 45, 2, Presses de l’université de Montréal, 2009, p. 45-67.

24 Voir Delphine Denis, « “La grâce plus belle encor que la beauté ?” », http://www.mouvement-transitions.fr/intensites/la-beaute/sommaire/230-gabarit-preambule, 2011.

25 Sur un corpus comme celui des contes de Perrault, les études de sémiotique structurale ont très largement privilégié les lectures transhistoriques sur les lectures historiques. Voir à ce sujet Claire Badiou-Monferran (dir.), Il était une fois l’interdisciplinarité. Approches discursives des Contes de Perrault, Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant, coll. « Au cœur des textes », 2010.

26 Sur la question du contresens en régime littéraire, nous renvoyons – parmi d’autres, dont les contributions de l’atelier de théorie littéraire de Fabula sur « l’actualisation » – aux textes mis en ligne sur le site Mouvement-Transitions, notamment à l’article « Ce qui cloche », http://www.mouvement-transitions.fr/intensites/le-contresens/n-1-h-merlin-kajman, 2012, auquel nous empruntons l’idée de relance tripartite du sens.

27 Voir notamment la contribution de Jean-Michel Adam et de Ute Heidmann, qui, après avoir rappelé que la distinction « émique » vs « étique » vient de « l’ethno-anthropologie et de l’analyse de discours », définit la première comme une démarche visant à « rendre compte, autant que possible, du point de vue du groupe social étudié et donc du contexte d’apparition de l’œuvre », et apparente la seconde à un point de vue qui « recouvre les systèmes de pensée de l’analyste, le contexte nouveau dans lequel l’œuvre est interprétée, contexte lourd d’une tradition de lectures ». Pour les auteurs, « une approche discursive se doit d’être émique et étique à la fois, mais sans confusion ».

28 Ou plutôt de leur « littérarisation » comme processus de lecture en faisant des vecteurs de beauté, d’émotion et de désintéressement.