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Classiques Garnier

Hommages à Olivier Bloch (1930-2021)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : La Lettre clandestine n° 30
    2022
    . Émilie Du Châtelet et la littérature philosophique clandestine
  • Auteurs : Antoine-Mahut (Delphine), Artigas-Menant (Geneviève), Labib (Abdelaziz), Moreau (Pierre-François), Quintili (Paolo), Seguin (Maria Susana), Stancati (Claudia), Terada (Motoichi)
  • Pages : 267 à 288
  • Revue : La Lettre clandestine
  • Thème CLIL : 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
  • EAN : 9782406132585
  • ISBN : 978-2-406-13258-5
  • ISSN : 2271-720X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13258-5.p.0267
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/05/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Hommages à Olivier Bloch
(1930-2021)

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Lorsque nous avons appris, le 18 novembre dernier, la disparition dOlivier Bloch, nous avons tous été saisis dune grande émotion. La Lettre clandestine perdait lun de ses fondateurs, la recherche sur la littérature philosophique clandestine lun de ses maîtres. Nous perdions aussi un collègue et un ami. 

Bien évidemment, notre revue se devait de rendre un hommage appuyé à lhomme et au chercheur qui avait contribué à ouvrir les recherches systématiques sur le corpus clandestin. Mais notre surprise fut grande quand, à peine quelques jours après sa disparition, nous avons commencé à recevoir, de manière spontanée, les témoignages danciens étudiants, danciens collègues, damis de toujours, qui, chacun à sa manière, voulait se souvenir de la relation intellectuelle et personnelle quils avaient pu tisser avec Olivier Bloch au cours des années et rendre hommage à lhéritage scientifique quil avait laissé à toute une génération de chercheurs. Nous avons donc décidé de réunir ces témoignages dans un dossier spécial, que nous publions ici, et qui, rompant sans doute avec la tradition de lhommage académique, rendent mieux compte de ce quOlivier Bloch a pu représenter pour tous ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui.

Quil me soit donc permis de saluer ici le souvenir de lenseignant rigoureux, exigeant mais bienveillant que jai pu rencontrer à la fin de sa carrière, alors que moi-même je commençais ma thèse et que je minitiais à lunivers de la clandestinité philosophique dans le cadre de son séminaire de recherche. Cest bien des années plus tard que jai appris à le connaître, lors des réunions régulières du comité scientifique de La Lettre clandestine, et surtout après, quand, diminué physiquement par sa santé, nous communiquions régulièrement autour des activités scientifiques de notre équipe. Il aimait recevoir les nouvelles de nos réunions et de nos journées détude, auxquelles il espérait chaque année pouvoir participer et dont je lui rendais compte systématiquement ; il menvoyait ses commentaires sur les derniers numéros de la revue, relisait avec intérêt et bienveillance certains de mes articles, proposait des sujets pour nos rencontres et se réjouissait de lavancée de nos projets, même sil savait quil ne pourrait pas y participer. Je garde précieusement désormais ces messages dans lesquels il me racontait la préparation de son Anthologie des textes matérialistes dAristote à Marx (Paris, Agora 2019), lidée dun prochain article sur Molière, la découverte quil croyait avoir faite à 269propos dAbraham Gaultier (et quil naura pas eu le temps décrire). Cest là aussi que jai découvert, derrière le savant, lhomme attentionné et généreux, passionné de la vie dans ce quelle peut donner de plus simple, comme le pelage des chats quil aimait tant, ces « animaux insurpassables et indispensables » dont nous aimions parler librement…

Maria Susana Seguin

Matières à travailler

Entre 1992 et 1996, de la licence à lagrégation, jai suivi et validé, à lUniversité de Paris I, à peu près tous les cours et séminaires dOlivier Bloch. Il a en outre co-dirigé, avec Pierre-François Moreau, mes mémoires de maîtrise et de DEA. Nous nous sommes ensuite, parfois, retrouvés dans des manifestations scientifiques, notamment lors du colloque international sur Descartes et le matérialisme organisé à lUQAM au printemps 2008 par Josiane Boulad-Ayoub et Alexandra Torero-Ibad. Durant une bonne vingtaine dannées, nous avons, par intermittences, échangé quelques articles. Cest durant le « grand confinement », en relisant Matières à histoires (entre autres) et en discutant la méthodologie et les résultats de cet article sur lequel il na eu de cesse de revenir au cours de sa carrière, « Marx, Renouvier et lhistoire du matérialisme » (1977)1, que jai réalisé à quel point Olivier Bloch avait laissé une empreinte essentielle et durable dans luniversité française. Cest de cela que je souhaite témoigner ici, en soulignant trois dimensions essentielles de son travail.

Premièrement, Olivier Bloch a travaillé linstitution philosophique de lintérieur. Il ne sest pas contenté de montrer comment la tradition spiritualiste héritée de Victor Cousin avait occulté les philosophes matérialistes de lhistoire officielle de la philosophie moderne. Il a, en outre, fait exister matériellement et institutionnellement ces corpus. Avec Olivier Bloch, les philosophies sceptiques (en commençant par sa 270thèse sur Gassendi), libertines et clandestines, ont conquis leur place dans les programmes denseignement de la Sorbonne et renouvelé en profondeur les représentations communes de la philosophie elle-même, de ses supports, de ses thèses et de ses acteurs passés et présents. Il nest donc plus possible aujourdhui daffirmer que les corpus et pensées sceptique ou clandestine ne sont pas philosophiques.

Deuxièmement, Olivier Bloch nous a donné des méthodes de travail sur des matériaux. En montrant, par exemple, que le copié-collé caractéristique de certains manuscrits clandestins pastiche et détourne une pratique patristique commune ; en renouvelant de ce fait nos représentations topiques de ce que cest quêtre un « auteur » à lépoque moderne ; en mettant au jour limportance des médiations éditoriales, scolaires et historiographiques, mais aussi, des copies et traductions dans la fixation des normes canoniques ; ou bien encore, en insistant sur limpact des réseaux et transferts intellectuels et culturels dans lélaboration, lévolution et les réceptions des philosophies, Olivier Bloch a modifié notre compréhension des « grandes » philosophies et des étiquettes qui, depuis le dix-neuvième siècle surtout, structuraient plus ou moins consciemment la façon dont elles nous parvenaient. Il nest donc plus possible de soutenir aujourdhui que la philosophie se réduit à une métaphysique « pure », quil existe des « philosophies nationales », ou que lécriture de lhistoire de la philosophie peut se satisfaire dantagonismes stricts et dexclusions réciproques.

Troisièmement et enfin, Olivier Bloch nous a mis collectivement au travail. Ce qui ma le plus étonnée lorsque je suis arrivée dans son séminaire consacré aux manuscrits philosophiques clandestins, ne fut pas seulement de découvrir lampleur, linterdisciplinarité et la collégialité du programme de recension de ces manuscrits dans toutes les bibliothèques dEurope. Ce ne fut pas non plus, seulement, dêtre initiée à la philologie voire à la calligraphie, à linterprétation des différences les plus minimes entre différentes copies dun même texte, aux techniques didentification du ou des auteurs dun manuscrit et de ses copies. Ce fut, surtout, dy être moi-même associée, alors que je nétais quen licence, et de me voir confier lélaboration de la fiche dune copie de la Lettre lHippocrate à Damagète figurant à la Bibliothèque Mazarine, en guise de travail de validation. Pour les étudiantes et les étudiants, Olivier Bloch nétait pas seulement quelquun qui montrait ce quil 271fallait faire et comment on le faisait. Cétait aussi quelquun qui, ensuite, faisait faire et laissait faire, bref, qui nous apprenait à travailler concrètement et matériellement. Justement parce que le développement considérable de ce travail collectif a entraîné la numérisation et la mise à disposition de tous de nombreux manuscrits, il nest donc plus possible aujourdhui de concevoir un travail rigoureux de la preuve sans développer, en soi et chez les autres, ce sens du travail en équipe et de première main.

Jai vu Olivier Bloch pour la dernière fois lors dune réunion du comité scientifique de la Lettre Clandestine, à lissue de laquelle il nous a dit à tous, très simplement et avant de partir, ces paroles que je tente de reconstituer le plus fidèlement possible, parce quelles nous en disent aussi beaucoup sur lhomme : « Cest la dernière fois que vous me voyez. Je ne viendrai plus aux réunions car mon état physique ne me le permet plus. Au revoir ».

Delphine Antoine-Mahut

IHRIM – ENS de Lyon

Le maître des études internationales
sur la pensée clandestine

Olivier Bloch a été linitiateur du développement des études sur les manuscrits philosophiques clandestins dans le monde. Après avoir été un des membres fondateurs de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de lUniversité Paris XII-Val de Marne2, où il dirigeait le département de philosophie depuis la rentrée 1970, Olivier Bloch nétait pas plus tôt nommé à lUniversité Paris I quil organisait une « Table ronde sur le matérialisme du xviiie siècle et la littérature clandestine », qui, « pendant deux journées de printemps de 1980, rassembla soixante-dix spécialistes venus de France et dun peu partout dans le monde, pour entendre une vingtaine de communications sur le matérialisme 272et la littérature clandestine au xviiie siècle, et en débattre avec vivacité souvent, parfois avec passion3 ».

Cet événement international a déclenché une véritable révolution dans les études sur « des milliers de feuillets formant des centaines de copies manuscrites de traités hétérodoxes, une centaine de titres en tout, répandus dans les bibliothèques de France, dEurope, voire dAmérique4 ». Jusque-là, depuis larticle fondateur de Gustave Lanson dans la RHLF5 et sa continuation dans le « livre mémorable de Ira O. Wade6 », quelques travaux partiels avaient été réalisés ici et là. Aucun intérêt collectif pour le sujet ne sétait manifesté, aucune vue densemble sur cet immense chantier ne proposait des repères pour laborder. Cette rencontre était inespérée pour les chercheurs solitaires dispersés dans le monde, lancés sur un sujet dont ils se demandaient parfois sil existait vraiment, sujet à la marge de la littérature, de la philosophie et de lhistoire, sujet jugé au mieux comme secondaire, en labsence de tout enseignement universitaire. Après ces deux jours mémorables, non seulement le sujet existait, mais il était validé par une communauté scientifique extraordinairement diverse, par ses interrogations autant que par ses certitudes, par la conviction que le corpus envisagé jetait de « nouvelles lumières sur la production intellectuelle du xviiie siècle », sans ignorer « la complexité des problèmes ainsi posés7 ».

La principale difficulté tenait au progrès même de la recherche. Des trente-cinq titres signalés par Lanson en 1912, on était passé à cent deux titres répertoriés par Wade en 1938, et à cent trente dans la liste fournie par Miguel Benítez en 19808. À cette explosion numérique sajoutait la diversité des versions découvertes sous un même titre. Cest cette double particularité du corpus qui a suscité la création, en 1986, dun Comité dinitiative pour lInventaire des manuscrits philosophiques clandestins 273des xviie et xviiie siècles, dont faisait partie Olivier Bloch9. Et cest lui qui a fondé, en 1987 à Paris, léquipe de lInventaire des manuscrits philosophiques clandestins, co-dirigée par Françoise Weil, directeur de la Réserve de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, et composée de chercheurs et denseignants-chercheurs en histoire, littérature et philosophie, ainsi que de conservateurs des bibliothèques.

De 1990 à 1995, Olivier Bloch a animé, à lUniversité Paris I, un séminaire mensuel, lieu de rencontre de léquipe. Pendant ces cinq années, un public nombreux, en partie composé détudiants étrangers venus dArgentine, du Canada, dEspagne, de Finlande, dItalie, du Japon, etc. sest réuni un samedi après-midi par mois. La motivation commune était lapprofondissement et le développement de la recherche sur la littérature philosophique clandestine de lépoque classique. Cest au cours de ces séances quen 1991 Olivier Bloch a lancé lidée de publier un bulletin, La Lettre clandestine, quil a co-dirigé avec Antony McKenna de 1992 à 2000. Depuis et jusquà ce que sa santé le lui interdise, il a participé aux réunions du comité scientifique de ce bulletin, devenu « revue » en 1995, avec la générosité intellectuelle qui le caractérisait. Lui, le savant historien de la philosophie, le spécialiste de Gassendi, le maître mondialement reconnu des études sur le matérialisme, mettait aussi son ardeur au service des études sur la littérature philosophique clandestine des premières Lumières.

Il laissera à ses nombreux disciples et amis le souvenir dune personnalité attachante par sa rigueur intellectuelle, par sa modestie, par son impartialité, par son amour de la beauté et de la vie malgré tout, et par la sensibilité quexprime sa dédicace « A Marie-Louise » de Parité de la vie et de la mort10.

Geneviève Artigas-Menant

Université Paris-Est Créteil – CELLF 16-18

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Perte dun Maître

Olivier Bloch, professeur émérite dhistoire de la philosophie à lUniversité de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a quitté ce monde le 18 novembre 2021 à lâge de 91 ans. La triste nouvelle me parvint quelque peu tardivement. Recevant chez-moi Éric Puisais, un ami commun en visite à Tunis, il me lannonça, le 3 décembre, au seuil de ma porte.

Nen déplaise à Nietzsche, lhumilité scientifique saurait aussi émaner dun fond propre aux grandes, fortes et braves personnes (ou « âmes » pour ceux qui préfèrent ce mot). Oliver Bloch le disait à propos de lui-même : « À mon sujet, il ny a rien à cacher, [] faute de langage adéquat – à mon sujet, on peut tout dire : il entend tout, écoute tout, ignore la faute et la culpabilité, pour autrui, comme pour lui-même » : « entendre », « écouter », « ignorer » ! Mais quen est-il alors de « parler » ? Les paroles dOlivier Bloch se faisaient très souvent avares quand il sagissait de lui-même comme de ses parents, de sa famille. Le qualificatif même de « philosophe » ne lui plaisait guère ou il ny prétendait pas. Il se disait seulement « historien » de la philosophie. Mais qui, du moins en France et en Europe, saurait, mieux quOlivier Bloch, connaître lhistoire des matérialismes philosophiques de lAntiquité grecque jusquà nos jours ? Un jour, alors que je lui rendais visite chez lui, il me demanda si Cyrano de Bergerac avait une filiation quelconque avec la pensée « libertine » ou matérialiste arabe. Comment, dans ce cas, désigner un spécialiste du « matérialisme des matérialismes » autrement que par le terme de « métaphysicien » (au sens technique) du matérialisme ou de « philosophe » tout court ? Les trois mots se trouvent dans le titre de sa grande thèse de doctorat sur « La philosophie de Gassendi – Nominalisme, matérialisme et métaphysique » quil a préparée sous la direction dHenri Gouhier, cette autre grande figure de luniversité française en matière de Sciences de lHomme.

Entre 1974 et 1983, alors que jétais étudiant à lUniversité de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Olivier Bloch était parmi mes nombreux professeurs : Sarah Kofman, Pierre Macherey, Catherine Clément, Étienne Balibar, Françoise Dastur, Jacques Bouveresse, Élisabeth de Fontenay, 275Éric Blondel, Yvon Belaval, le sage sceptique quétait Marcel Conche, la très combative Hélène Védrine, le grand érudit du xviiie siècle quétait Jean Deprun, et quelques autres admirables professeurs dont les noms méchappent en ce moment. Olivier Bloch empruntait un chemin fait, tout à la fois, de concision et de densité : anti-logomachique, sous sa plume le concept philosophique renvoie à des expériences, à des traditions intellectuelles précises, à des contextes de querelles riches en thèses problématiques et, donc, en alternatives philosophiques. À ses yeux, le matérial-isme ne se dissout pas dans une « matière » brute ; il nest ni un « ceci », ni un « cela », mais une forme instruite et réfléchie, dense et raisonnée, une forme spécifique dintelligence qui serait, primitivement, une perception étonnamment spirituelle de lactivité des corps ; une expression de « matérialisme enchantée » – dirait Élisabeth de Fontenay, parlant de Diderot. Lecteur dun Marx à labri des marxismes vulgaires ou excessivement idéologisés, selon lui, le concret, étant une synthèse animée et raisonnée, dépasse, sous ce rapport, ses éléments empiriques constitutifs tout en leur demeurant immanent. Le matérialisme suppose dabord « liberté de penser » et chemine en une pensée clandestine et libertine (zandaqa en arabo-persan). Pour sen convaincre, il suffirait de lire la revue La Lettre clandestine dont Olivier Bloch était le fondateur et léditeur scientifique ainsi que ses textes sur Molière et la philosophie, sur lironique, riante, voire rieuse tension du théâtre moliéresque avec le cartésianisme.

En somme et en dehors des sciences, surtout physiques, si même le matérialisme ne sérigeait pas en monuments philosophiques visibles, néanmoins marquerait-t-il, en filigrane, de grands tournants qui, au plan de lhistoire de la philosophie, sont accoucheurs de remises en question radicales et de grandes pensées. Dans ladite histoire, il prend des formes et des expressions diverses sy faisant lui-même plus ou moins discret, sil nest pas toutefois contraint par toutes sortes de pouvoirs hostiles, sinon à la clandestinité, du moins à une savante dissimulation. En gros, si lon admettait telle quelle la schématique opposition tardive entre idéalisme et matérialisme, cest lidéalisme qui, secondé par une historiographie philosophique tendancieusement éclectique et par la censure qui entrave son adversaire, sortirait vainqueur de la bataille. La discrétion, si le terme est à propos, semble donc commune à lobjet pensé et au penseur quest Olivier Bloch.

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Suite à un Mémoire de Maîtrise avec Yvon Belaval (bien que souffrant) et un Mémoire de DEA avec Hélène Védrine, cest Olivier Bloch qui, en 1980, maccueillit chaleureusement pour diriger ma thèse de doctorat dHistoire de la philosophie, dont le sujet portait sur les philosophes des Lumières, dits « utopiques ». Je suivais déjà, assidûment, son séminaire sur lhistoire du matérialisme (au 13 rue du Four à Paris).

Je dus consulter dabord lincontournable Jean Deprun. Nous fûmes vite tombés daccord : son « purisme » linguistique et philosophico-musical (le fameux ré mineur ramiste et mozartien dans sa thèse sur linquiétude) et sa répugnance pour la « chose politique » firent basculer mon choix du côté de Bloch. Lami Jean Deprun me réserverait, selon ses propres mots, ses « salves » pour le jour de la soutenance ! Cela dit, trois jours avant ce rendez-vous scientifique, fixé pour le 21 mars 1983, remettant à Deprun un errata long de plusieurs pages, il saisit loccasion pour mopposer, aimablement, une sérieuse objection qui tenait, pour lessentiel, aux lignes de démarcations, plus ou moins fines, entre les textes et mes propres commentaires. Ensuite, jetant un regard sur les errata, Jean Deprun me répliqua à peu près dans ces mots : « cest un honneur pour nous que vous écriviez dans notre langue ; mais je vous jugerai comme je jugerai un national », en ajoutant : « vous avez bien fait de me les remettre… dimanche, je vais relire votre thèse pour me préparer contre vous… mais dormez bien, car le lundi vous dormirez bien sur vos deux oreilles ». En quittant le bureau de Jean Deprun, je me demandai si cétait le signe dune boutade, dune plaisanterie ou bien celui dune réelle sympathie. Je ne le sais toujours pas aujourdhui. En tous cas, venant dun spécialiste des anti-Lumières, dun philosophe de linquiétude, ces mots ne pouvaient quencore me rassurer. Des années plus tard, Bloch me dit : « parmi les érudits, il ny en a pas trois dans le monde qui connaissent le xviiie siècle mieux que Jean Deprun ».

Dans le labeur, une vraie amitié sétait tissée entre Olivier Bloch et moi. Et, plus tard, en 1997, il participera au Jury de mon Habilitation à Tunis. Pour cette occasion, il se fera accompagner de son épouse Marie-Louise Bloch, professeur agrégée de Lettres classiques. Jai appris à connaître plus tard leurs enfants, Isabelle et Jérôme.

Tout au long dune vingtaine dannées, Olivier Bloch naura pas hésité à se déplacer à Tunis afin de participer à des colloques ou donner généreusement des cours à mes étudiants de 3e cycle. Et, pour chaque 277occasion, il ne se répétait pas, ne reprenait pas un thème précédemment abordé à Tunis ! Tout au contraire, il avançait, dans certaines occasions, des thèses complexes et nouvelles devant un public de jeunes doctorants plus ou moins avertis de lobjet quil traitait. Cest ainsi que lors dun séminaire de formation tenu loin de Tunis, dans loasis de Tozeur, entretenant des doctorants sur lhistoire de la pensée à lâge des Lumières, il sinterrogea sur quelques-unes des thèses de Jonathan I. Israel, en montrant les décalages et les écarts qui sexpriment au sein dun seul et même « courant », quil soit radical, modéré, ou autre. Car, chez un même auteur du xviiie siècle, le radicalisme sur un plan précis fait bon ménage avec la modération, voire avec le conservatisme sur un autre. Les illustrations ne manquèrent pas, évidemment, à Olivier Bloch. À lauditoire de juger si certaines classifications fermes, celles de radical et de modéré, sont consistantes ou non. Une fois, il fut comme frappé par lexposé dune étudiante qui faisait à peine ses premiers pas dans la recherche. Son commentaire fut bref : « je voudrais être, si possible, au courant de vos travaux ultérieurs ». Son intuition était fort juste : létudiante concernée soutiendrait, à Tunis, un très remarquable Mémoire de DEA sur la négativité chez Hegel et ensuite une thèse sur Hegel et Heidegger.

Cest environ à la fin des années 1990 quOlivier Bloch, partit à la retraite en qualité de Professeur Émérite. Jean Salem, son ex-étudiant en thèse, lui succéda dans la direction du Centre de Recherche sur lHistoire des Systèmes de Pensée Moderne. Cest Olivier Bloch qui minforma, le premier, que Jean Salem nétait autre que le fils dHenri Alleg (le grand militant pour lindépendance de lAlgérie et lauteur du célèbre livre La Question, adapté au cinéma). Cette discrétion de Jean Salem témoignait déjà dun sens profond du sacrifice et dune grande éthique académique.

Olivier Bloch ne cessait de travailler et décrire. Entre autres, il a organisé un séminaire sétendant sur plusieurs années autour de lidée de révolution. Jai pu y prendre part, une fois à Paris, une autre à Chauvigny. Il publia, en 2009, les Actes du séminaire : Lidée de révolution : quelle place lui faire au xxie siècle ? (Publications de la Sorbonne), cest-à-dire deux ans environ avant lamorce du printemps arabe. La raison ou, mieux encore, une intuition élaborée théoriquement et mise en perspective, coïncide avec lévénement historique. Coïncidence sans prévision, ni 278incarnation. Quant à ma contribution dans louvrage collectif, elle avait comme titre « Utopie et révolution ».

Or Olivier ne transmettait pas à ses étudiants simplement des connaissances, mais aussi une posture intellectuelle, une éthique du savoir, une vision de la vie et du monde, une histoire de soi peu ou prou silencieuse, presque muette. Cest ainsi que, seulement un quart de siècle après notre première rencontre, après une longue période de collaboration enrichie par une amitié respectueuse et une proximité « familiale » et, surtout, après son départ à la retraite, que – regardant dans un CV quil ma envoyé à loccasion dune invitation académique à Tunis – mes yeux tombèrent sur cette ligne : « né de parents avocats morts à Auschwitz ». Un choc frissonnant parcourut tout mon corps. Je nosais pas poser directement la moindre question à Olivier Bloch. Auparavant, tout ce que je savais sur ses parents, militants antifascistes, cest leur séjour, avant la seconde guerre mondiale, à « Saint-Germain » dans la banlieue sud de Tunis (lactuelle petite ville dEzzahra). Et, cest précisément à loccasion dune promenade avec lui sur la plage de cette localité où – par coïncidence – je résidais pour un temps, quil ma dit que ses parents, Odette et René, y séjournèrent au courant des années trente. Et cest, plus tard, à loccasion dune rencontre à Heidelberg que jai demandé à son fils Jérôme, diplomate culturel, agrégé dHistoire et talentueux pianiste, pourquoi Olivier se taisait au sujet de cette tragédie. Il me répondît : « mon père évitait toujours den parler, craignant quelle ne jouât en sa faveur dans sa carrière universitaire ». Je ne savais pas, non plus, que le frère dOlivier, Roger Bloch, était mort à Auschwitz à lâge de vingt ans, et que seuls mon professeur et sa sœur Geneviève échappèrent à la tragédie – cest Jérôme lui-même qui men parla.

Cest quil y avait, chez Olivier Bloch, plus que la dignité dun vrai professeur, dun ex-élève de lENS de la rue dUlm, dun brillant professeur agrégé de philosophie, dun intellectuel communiste réfléchi et engagé : la discrétion et lhumilité. Une intégrité totale, aussi. Reprenons, pour comprendre cet aspect de sa personne, une de ses expressions citées plus haut : « il ignore la faute et la culpabilité, pour autrui, comme pour lui-même ». Cest là le fond dune pensée, dune sensibilité et de leur relation à la vie et à la mort. Faudrait-il ajouter que, sur un autre plan, cest de ce même fond ou re-pli que provenait aussi 279cet air dhumilité discrète chez un érudit polyglotte qui, non tenté par la vanité académique, préférait se présenter plutôt comme historien de la philosophie que comme philosophe. Car, en un certain sens, cest au risque de tourner le dos au philosophe que lon peut être le matérialiste, – un subversif discret. Dun épicurisme réinterprété, transhistorique et peu courant, Bloch relie les deux bouts de la destinée du matérialisme, ses origines antiques et son actualité moderne, son côté replié de « jardin » et son côté engagé de « cours », défiant ainsi soi-même et la scène tumultueuse du monde.

Abdelaziz Labib

Université de Tunis El-Manar

Trois moments avec Olivier Bloch

Jai écrit ailleurs mon admiration pour le travail et la méthode dOlivier Bloch. Ici, je voudrais évoquer trois moments qui mont frappé, à des décennies dintervalle.

Une salle à Créteil au milieu des années 70. Cest Althusser qui my avait envoyé ; il mavait fait lire larticle quOlivier Bloch avait publié sur La Sainte Famille, en me disant quelque chose comme : enfin une vraie recherche sur lhistoire du matérialisme, tu devrais aller à son séminaire. Cela tombait bien : je commençais à mintéresser à cette histoire, et je découvrais les conflits autour de la figure de Spinoza et du « panthéisme » au xixe siècle. Je my rendis donc. À la première séance, il était question du docteur Rochoux, auteur en 1839 dun mémoire au matérialisme intransigeant en réponse à un concours de lAcadémie des sciences morales et politiques sur lévaluation du cartésianisme – mémoire évidemment condamné dans le rapport de Damiron sur le concours (le prix fut attribué à Renouvier et Bouillier) ; Bloch avait écrit à lAcadémie, obtenu la levée de lanonymat, étudié le texte et ses arguments et montrait comment se constituait là une alternative gassendiste au spiritualisme de Victor Cousin. Cétait une manière de 280faire de lhistoire de la philosophie tout autre que celle qui consistait à reconstituer larchitecture des seuls grands systèmes reconnus par lUniversité. Et cela caractérisait latmosphère du séminaire où lon traitait de choses que lon nabordait guère alors à la Sorbonne. Il y avait là Marcel Conche, qui parlait de la tradition épicurienne, Jacques Moutaux (dont plus tard Olivier Bloch rassembla dans une édition posthume les écrits sur le travail, le matérialisme et lart), Georges Lantéri-Laura, qui étudiait lhistoire de la phrénologie. Un travail collectif, une autre manière daborder lhistoire concrète des idées.

Une salle à la Sorbonne, cette fois, en 1993 ou 94. Les temps ont changé : on peut y traiter du matérialisme, des libertins, des philosophies clandestines. Olivier Bloch et moi faisons passer ensemble des oraux de DEA à des étudiants qui suivent nos deux séminaires (le sien désormais à Paris I, le mien à lENS de Fontenay). Je suis frappé par le mélange de rigueur et de bienveillance de ses questions. Il encourage les jeunes étudiants à se lancer dans la recherche, il leur propose déditer des manuscrits clandestins, et il les publie. Ce nest pas si courant à lépoque. Un jour une scène comique – une étudiante étrangère, à qui nous ne mettons pas la note quelle espérait, passe deux jours à négocier en venant dire à chacun dentre nous que lautre a accepté de remonter sa note – en vain ; finalement Bloch me raconte en souriant quelle est revenue le voir encore une fois pour lui dire quelle est la fille du préfet de police et quil finira en prison sil met le pied dans son pays. Lhistoire lamuse. Je ne sais sil pense déjà aux livres quil écrira sur Molière, mais cette façon de réagir avec humour à lagressivité me paraît caractéristique.

Le travail à La Lettre clandestine. Son goût de la précision et de la nuance – de la différence significative. Je pense à une étude publiée dans le numéro de 2012, sur « Boyer dArgens lecteur et citateur de Gassendi et de Bernier ». Alors que toute une part de la littérature hétérodoxe rédigée en français au xviiie siècle semble souvent coupée des textes latins du siècle précédent, Boyer au contraire sappuie amplement sur Gassendi (et sur le texte français de Bernier seulement à titre de complément). Olivier Bloch suggère une explication : « à la différence de nombre de nos auteurs », Boyer « (en bon élève des jésuites ?) paraît maîtriser solidement » la langue latine. Ici, cest donc la culture personnelle qui vient colorer la singularité dun écrivain. Une hypothèse à vérifier, mais 281typique peut-être dune démarche qui cherche lindividualité même face à un courant didées où les matériaux semblent parfois anonymes et interchangeables.

Voilà : le sens de la découverte ; le sens de lhumour ; le sens de la différence. Trois facettes dune personnalité.

Pierre-François Moreau

In Memoriam

Olivier Bloch nous a quittés le 18 novembre 2021, dans un monde profondément bouleversé par les conséquences sociales, politiques et, jajouterais, anthropologiques de la situation durgence sanitaire où nous sommes. Son dernier ouvrage, Un bouquet de fleurs du mal. Anthologie de textes matérialistes dAristote à Marx (Paris, Pocket), a paru en octobre 2019, à la veille de la pandémie. Ce livre en fait na pas eu la possibilité dêtre présenté, discuté et apprécié dans sa véritable dimension de « testament » – comme continuation et conclusion de la courte synthèse, Le Matérialisme, parue aux PUF (« Que sais-je ? ») en 1985 [19952] – dun travail qui avait commencé avec la publication de La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique (La Haye, 1971) issue de la thèse sous la direction dHenri Gouhier. Dès lors, Olivier Bloch a été directeur de lUER de Philosophie de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne de 1980 à 1983, du Centre de recherche sur lhistoire des systèmes de pensée moderne (CHSPM, aujourdhui HIPHIMO), de 1983 à 1995 et fondateur/animateur des GDR sur lhistoire du matérialisme et sur la littérature philosophique clandestine des xviie et xviiie siècles. Je lai connu dans ce contexte, en 1990, à loccasion du début de mes travaux de doctorat sous sa direction, à la Sorbonne, sur Diderot, le matérialisme et ses liaisons avec la « galaxie » philosophique et littéraire de la clandestinité (Diderot était du nombre) quOlivier Bloch a contribué à faire mieux connaitre. Et il ma fait le grand honneur de devenir un ami.

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Lœuvre dOlivier Bloch se distingue tant par loriginalité de la méthode dapproche philologique des problèmes de lhistoire de la philosophie que par lesprit critique qui a animé sa recherche, visant à la redécouverte et à la réactivation productive dune « tradition matérialiste » longtemps victime de condamnations trompeuses ou de loubli. Après la monographie tirée de sa thèse, lactivité dOlivier Bloch sétait alors principalement axée dans la direction dimportants ouvrages collectifs et, en tant que grand organisateur de culture, dans la création de structures internationales de recherche, tels que le Comité international pour linventaire des manuscrits philosophiques clandestins des xviie et xviiie siècles. Les textes produits dans ces contextes ont été rassemblés par Olivier Bloch dans divers ouvrages collectifs importants, qui ont marqué lhistoire de la discipline ; et jai eu lhonneur de participer à certains dentre eux : Actes de la Journée Maupertuis (Paris, 1975) ; Images au xixe siècle du matérialisme du xviiie siècle (Paris, 1979) ; Le matérialisme du xviiie siècle et la littérature clandestine (Paris, 1982) ; Spinoza au xviiie siècle (Paris, 1990) ; Spinoza au xxe siècle (Paris, 1993) ; Les philosophies de la nature (Paris, 2000) ; Lidée de révolution : quelle place lui faire au xixe siècle ? (Paris, 2009) ; Philosopher en France sous lOccupation (Paris, 2009). Cette activité de directeur de recherche sest accompagnée de lédition dimportants manuscrits philosophiques clandestins (Parité de la vie et de la mort. La Réponse du médecin Gaultier, Paris-Oxford, 1993 ; Lettres à Sophie. Lettres sur la religion, lâme humaine et lexistence de Dieu, Paris, 2004) et dun engagement théorique parallèle pour reconsidérer certains aspects de la philosophie de Marx par rapport à lhistoire de la dichotomie idéalisme-matérialisme (« Marx, Renouvier et lhistoire du matérialisme », La Pensée, no 191, 1977, p. 3-42).

Mais, finalement, le titre majeur de gloire littéraire et historico-philosophique dOlivier Bloch consiste, à mon avis, dans les ouvrages sur le théâtre de Molière et la philosophie libertine et hétérodoxe de lÂge classique. Cest sa dernière et plus importante contribution à la culture européenne et mondiale. Ces derniers travaux – ainsi que le recueil dessais Matière à histoires (Paris 1997) – à savoir : Molière/Philosophie (Paris, 2000, que jai traduit en italien en 2002) et Molière, comique et communication (Paris, 2009, également traduit, en cours de publication11), 283ouvrent des perspectives importantes sur le statut de la philosophie elle-même aujourdhui, à travers lhistoire des idées. La déclaration de Pascal citée par Olivier Bloch au début de son Molière/Philosophie (p. 7) indique la direction de cette philosophie hétérodoxe, libertine et profanatrice : « Se moquer de la philosophie », en tant que savoir séparé, spécialisé, académique, « cest vraiment philosopher ». Ce « philosopher », ou le nouveau philosopher que recherche Olivier Bloch, se déplace vers les frontières entre les différentes activités historico-expressives de lhomme : la poésie, le théâtre, la littérature, la musique, la science, etc., en tant que connaissances critiques, interdisciplinaires et « intertextuelles ». La clé, ou l« ébauche de clé » de ce travail est à rechercher dans lactivité poétique et littéraire de la seconde identité dOlivier Bloch. Cest cet « Olivier Bardet » (http://olivierbardet.free.fr/, consulté le 10/03/2022), héritage de la période de la Résistance, qui nous a sauvé lOlivier Bloch professeur dUniversité, et nous a légué une œuvre philosophico-littéraire complexe – la dernière, par exemple : Cynistres, paru en octobre 2019 (Paris, Éditions Baudelaire)12 – qui reste encore à découvrir.

Paolo Quintili

Université de Rome « Tor Vergata »

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Olivier Bloch
et la défense des
hommes terribles

Lors de ma dernière rencontre avec Olivier Bloch, chez lui à Paris, fin janvier 2020, il me fit cadeau de ses livres récemment sortis des presses : Un bouquet de fleurs du mal et Cynistres celui-ci publié sous le nom de plume dOlivier Bardet. Jai repris dans les mains ces deux livres après la nouvelle de sa mort et jai retrouvé demblée dans les mots de ses dédicaces lamitié dont je suis honorée et qui maccompagne depuis lessor de ma carrière scientifique. Jai connu Olivier le 12 novembre 1976 à lUniversité de Paris XII et cétait pour moi la première fois que je prenais la parole en public. Cétait aussi mon premier voyage en France et loccasion pour moi de mettre à lépreuve léducation francophone reçue dès lenfance car le soir on était chez lui, invité par sa famille avec dautres chercheurs, comme bien de fois après au cours de ces années. Olivier Bloch était, depuis 1977, professeur en Sorbonne quand, deux ans après, je commençai à travailler sur la littérature clandestine sous sa direction et avec son soutien scientifique et personnel. À partir de ma thèse doctorale jusquaux nombreux colloques consacrés aux thèmes du matérialisme et de la littérature clandestine, quil a organisés et à certains desquels jai participé, une bonne partie de mon activité scientifique sest développée sur le socle de son activité de directeur dun centre de recherche où des étudiants, des jeunes chercheurs, des savants provenant des pays les plus divers et les plus lointains ont eu loccasion de se rencontrer. Cétait surtout loccasion dentrer en contact avec Olivier Bloch, de faire lexpérience de sa courtoisie et après recevoir de sa part des leçons de science, de dévouement au travail, de rigueur morale.

Cette attitude de maître patient et rigoureux et son aptitude à faire se rencontrer et travailler ensemble des chercheurs dhorizon différents, à loccasion de colloques et journées détude, formaient un trait saillant de la personne dOlivier Bloch en sa qualité de professeur. En tant que chercheur et savant, sa science va de la philosophie ancienne à lâge classique et surtout au siècle des Lumières exploré en tous ses volets les plus cachés, de Marx à la philosophie française sous lOccupation. À 285ces thèmes, il a consacré des livres et des articles, des ouvrages collectifs quil a dirigés, si nombreux quil est impossible den faire mention ici.

Ce travail dune vie a une profonde unité telle que, en quelques pages, lavant-propos et lintroduction de son Un bouquet de fleurs du mal peuvent les résumer.

Le premier trait, cest le choix détudier et de faire connaître la pensée de ces hommes terribles qui, au fil des siècles, se sont efforcés de ramener sur Terre ce qui était retenu au Ciel et dans linvisible, comme le déclare Olivier Bloch en reprenant les mots de lÉtranger du Sophiste platonicien.

Le deuxième trait est lunité des principes méthodologiques qui ont toujours guidé son travail : la prise en compte des textes dans toute la richesse de leurs dimensions, à savoir la littéralité étymologique, mais demblée les associations, les connotations, ce que les textes disent et font, leurs rapports avec les philosophes qui les ont écrits et avec leurs traducteurs et leurs usagers, même les plus infidèles, comme certains auteurs de la littérature clandestine auxquels Olivier Bloch a consacré une si grande partie de son travail, surtout à partir de la fondation du Comité International dInitiative pour lInventaire des Manuscrits Philosophiques Clandestins en 1986.

Lattention aux textes, à leurs fonctions de communication est à la charnière de sa recherche de la philosophie sous la philosophie, dans des ouvrages qui ne sont pas des écrits philosophiques à proprement parler, mais relèvent dautres domaines tels que la littérature, le théâtre etc., comme il a montré, par exemple, dans ses travaux consacrés à Molière. Il a trouvé ainsi, à mon avis, la façon de pratiquer une philosophie nouvelle et différente, moqueuse de soi-même dans les textes publiés sous le nom de plume dOlivier Bardet.

À la mort à Auschwitz de ses parents, René et Odette, tous les deux avocats socialistes et militants de la Ligue des Droits de lHomme, Olivier Bloch na pas répondu seulement par lengagement politique, il a fui toute vengeance en opposant à la barbarie la civilisation du travail scientifique qui a été lessence de sa vie professionnelle et personnelle.

Claudia Stancati

Département détudes humanistes

Université de la Calabre

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Un mot du Japon

Cest dans la seconde moitié des années 1970, à une époque où le marxisme était encore influent dans les recherches historiques sur le matérialisme, que parut dans la revue communiste La Pensée un article intitulé « Marx, Renouvier, et lhistoire du matérialisme ». Cet article osait remettre en question de manière positive, à partir de documents, le fameux schème donné par le jeune Marx dans La Sainte Famille. En effet, selon ce qui était devenu un dogme dans lhistoriographie marxiste de la philosophie, le matérialisme se situait au confluent de deux tendances : lune française, provenant de Descartes, et lautre anglaise, venant de Locke. Lauteur de larticle qui bouscula les choses était Olivier-René Bloch ; son approche philologique savéra déterminante pour beaucoup de chercheurs sur le matérialisme français, y compris moi-même, étudiant en maîtrise à lépoque, qui réussirent à se démarquer de ce schème stéréotypé de façon scientifique. Celui-ci, nous apprenait Olivier Bloch, avait été mis au point, non pas par Marx mais par Charles Renouvier, lun des philosophes français les plus représentatifs du xixe siècle. Le jeune Marx avait tiré parti de cette explication, toujours daprès Olivier Bloch, à seule fin de critiquer « lhistoire critique du matérialisme français » de Bruno Bauer.

Cet article fit sensation dans le monde entier, même au Japon, et donna à tous une leçon très importante : celle de toujours garder la distance avec une idée établie par une autorité et pour ainsi dire figée, celle de savoir la mettre en doute, de la passer au crible de recherches positives en vue den tester la vérité. Cétait la première fois que je rencontrais le nom dOlivier Bloch, et ce fut à loccasion de cette remarquable leçon méthodologique, si nécessaire à un chercheur débutant et tâtonnant dans ses études. Je découvris ainsi le grand chercheur à la fois engagé (marxiste) et prudent, se situant certes dans un certain camp mais ne manquant jamais demployer de méthodes rigoureuses et solides pour étudier scientifiquement lhistoire intellectuelle.

En 1980, Olivier Bloch organisa à la Sorbonne une table ronde, « Le matérialisme du xviiie siècle et la littérature clandestine », point de départ, à son initiative, des recherches collaboratives et systématiques 287sur la littérature clandestine. En même temps, au Japon, sous la direction de Kyô Nozawa démarra un cercle détudes sur un de thématiques proches de celles qui se déroulaient en France. Dans la seconde moitié des années 1980, je commençai à participer aux activités de ce cercle, et notamment à la lecture collective de certains textes clandestins. Au début des années 1990 prirent naissance à la fois la revue La Lettre Clandestine et la Collection « Libre pensée et littérature clandestine ». Dans le cercle dirigé par Nozawa, nous autres, chercheurs japonais, nous profitâmes de ces publications pour lire dans de nouvelles éditions critiques certains grands textes clandestins, et notamment Parité de la vie et de la mort. La Réponse du médecin Gaultier, texte édité par O. Bloch lui-même en 1993. Jécrivis deux articles sur La Réponse, lun en japonais et lautre en français, en 1995 et 1998, et présentai une communication sur le sujet au dixième Congrès international de la Société Internationale détude du xviiie siècle (SIEDS), qui se déroula à Dublin en 1999.

Quand lai-je rencontré pour la première fois ? Quand eut-il la gentillesse de minviter pour la première fois chez lui ? Je ne men souviens plus exactement… Ce qui est sûr, cest que ma recherche sur La Réponse me conduisit chez le grand spécialiste quétait Olivier Bloch à la fin des années 1990. Je me rappelle très clairement quil mattendait devant la porte de son appartement avec un grand sourire accueillant. De quoi avons-nous parlé ? Je ne men souviens plus non plus. Je suppose quil sagissait du matérialisme émergentiste de Gaultier que javais trouvé dans La Réponse grâce à lintroduction donnée par O. Bloch et que javais mis en avant aussi bien dans mes publications que dans ma communication. Je sais aussi quaprès cette première rencontre, jai continué à lui rendre visite régulièrement durant un certain temps, en fait à chaque fois que je me rendais à Paris. Et à chaque occasion, Olivier Bloch et son épouse maccueillaient avec une hospitalité remarquable.

À lautomne 2001, Olivier Bloch accepta linvitation de Mme Takako Tanigawa, Professeure à lUniversité de Tsukuba, et se rendit au Japon dans le cadre déchanges académiques. Consentant à ma demande, il donna à Nagoya une excellente conférence sur La Réponse du médecin Gaultier, dont le texte fut traduit ensuite en japonais et publié dans une revue renommée au Japon, Shisô. Jeus le plaisir, à cette occasion, de lui faire découvrir le lendemain le quartier de Osu Kannon, quartier populaire et traditionnel, ressemblant au quartier de Asakusa à Tokyo. M. Bloch 288trouva dans un magasin des kimonos pour dames et en acheta un pour sa femme, qui lattendait à Paris, montrant ainsi, comme toujours son amour pour sa femme et son intérêt pour la culture japonaise. Il mavait alors demandé des conseils sur la manière de porter le kimono, que jai été malheureusement incapable de lui prodiguer…

Après lavoir vu pour la dernière fois au Congrès international de la SIEDS à Graz, en Autriche, en 2011, des soucis personnels mempêchèrent de lui rendre visite à nouveau en France. Mais je continuai à recevoir des réponses de sa part aux messages que je lui adressais, de temps à autre, à travers Facebook. Jétais à chaque fois heureux de découvrir ses réponses, car cétait certainement la preuve quil se portait assez bien pour écrire. Je pris ainsi lhabitude dattendre à chaque fois un signe de sa part…

M. Bloch est parti et nous naurons plus de messages de lui, même sur Facebook… mais il nous a laissé des choses inoubliables : certainement, un grand sourire accueillant ; et, en tant que chercheur, limportance de développer une attitude critique rationnelle, de ne pas se fier sans réserve aux vérités qui paraissent établies, ni aux autorités qui les soutiennent, mais à rechercher partout et toujours des preuves, et délaborer des hypothèses constructives permettant de mieux expliquer les systèmes de la pensée moderne, souvent clandestine…

Motoichi Terada

Professeur émérite à lUniversité de la ville de Nagoya

1 Matière à histoires, Paris, Vrin 1997, p. 384-441.

2 Aujourdhui Université Paris-Est-Créteil.

3 Olivier Bloch, « Avant-propos » à O. Bloch (dir.), Le Matérialisme du xviiie siècle et la littérature clandestine, Actes de la Table ronde des 6 et 7 juin 1980, Paris, Vrin, 1982, p. [7]. Désormais cité : Avant-propos.

4 Ibid.

5 Gustave Lanson, « Questions diverses sur lhistoire de lesprit philosophique en France », RHLF, 1912, p. 4-28, 409-429.

6 Avant-propos, p. [7]. Ira O. Wade, Clandestine Organization and Diffusion of Philosophic Ideas in France from 1700 to 1750, Princeton, Princeton University Press, 1938.

7 Avant-propos, p. [7].

8 Miguel Benítez, « Liste et localisation des traités clandestins », Le Matérialisme du xviiie siècle et la littérature clandestine, op. cit., p. 17-25.

9 Constitué les 4 et 5 juin 1986 à Milan, au Centro di Studi del Pensiero filosofico del Cinquecento e del Seicento du CNR italien, composé de Miguel Benítez, Olivier Bloch, Guido Canziani, Arrigho Pacchi, Gianni Paganini, Jeroom Vercruysse.

10 Parité de la vie et de la mort. La Réponse du médecin Gaultier, Textes rassemblés, présentés et commentés par Olivier Bloch, Paris, Universitas / Oxford, Voltaire Foundation, 1993.

11 Livres accompagnés de nombreux études et essais particuliers, publiés dans différentes revues.

12 À titre dexemples : « Comparatisme. Au départ il y a deux sortes de religions, les religions à mystères, comme lorphisme, et les religions à simagrées, comme le judaïsme. Le Génie du Christianisme, même dans la triste figure quen a plus tard redessiné Jean Calvin, est davoir opéré la synthèse des unes et des autres. LIslam, lui, sest contenté de remplacer les simagrées par des salamalecs. Mais il a conservé de son prédécesseur lhorreur du cochon, animal intelligent, et omnivore, comme lhomme, lui-même fait à limage de Dieu. Aussi répugnent-ils lun et lautre à représenter le modèle ainsi que la copie ». « Métaontologie. Être après, ou être avec ? En voilà une question, des questions, à en veux-tu en voilà ! Après lêtre, avant lêtre, quest-ce quil y a ? Avec lêtre, sans lêtre, quest-ce quil y a ? Être après lêtre sans lêtre ? Être avec lêtre avant lêtre, avant de lêtre ? Etc. Être avant lÊtre, nom de Dieu ! Et en avant la métaphysique ! Et après ? Métaonte ? Ça doit être une ancienne ville grecque, qui a perdu quelque chose ».