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Classiques Garnier

Comptes rendus

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Spinoza, Œuvres, tome IV, Ethica. Éthique, texte latin établi par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers, traduction française par Pierre-François Moreau, introduction et notes par P.-F. Moreau et Piet Steenbakers, annexes par Fabrice Audié, André Charrak et P.-F. Moreau, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2020, 696 p.

Tout imprégné quil soit des leçons du Traité théologico-politique, le lecteur de Spinoza nest jamais à labri de succomber à ce quon peut appeler le « mythe du donné », selon lequel le texte quil aurait sous les yeux serait un tout achevé, authentifié et autorisé par son auteur. LÉthique est à cet égard source dune certaine frustration : le manuscrit original a été détruit. Jusquà présent, nous ne disposions donc comme texte de référence que de celui des œuvres posthumes publiées par les amis de Spinoza lannée de sa mort (Opera posthuma,OP), ainsi que de leur traduction en néerlandais (Nagelate schriften,NS). La découverte de ce quon appelle le manuscrit du Vatican (V) par Leen Spruit en 2010 a pu faire naître chez beaucoup une joie mêlée détonnement, non seulement pour son histoire, qui renforce lidée dun Spinoza libre penseur dans un monde hostile, mais aussi pour les espoirs quil a suscités : nous disposions enfin dun texte recopié directement du manuscrit original de lauteur (du moins peut-on raisonnablement le supposer, voir p. 21). Il sagit dune copie faite par son ami Pieter van Gent en 1675 à la demande de Tschirnhaus, alors de passage à Amsterdam. Son petit format, labsence de titre et de nom dauteur, le destinait manifestement à un usage strictement privé, et discret. Cétait sans compter sur la rencontre avec lanatomiste Sténon, à qui Tschirnhaus porta le manuscrit dans lespoir de contrer ses efforts pour le convertir au catholicisme. Au lieu de quoi Sténon le confia à lInquisition, qui le mit à lindex. Cest après le transfert des archives de lInquisition vers la Bibliothèque apostolique du Vatican quon put remettre la main dessus. Une copie directe, sans travail éditorial délaboration du texte, et dont le sort a tout du manuscrit clandestin maudit, tout était réuni pour en faire un événement éditorial de premier importance. Napprocherait-on 466pas enfin au plus près de lintention originelle de Spinoza ? Le manuscrit ne serait-il pas linstrument définitif pour létablissement dun texte authentique ?

Lédition de lÉthique qui voit le jour sous les hospices de Fokke Akkerman, Piet Steenbakkers et Pierre-François Moreau, qui fait suite à la publication dans la même collection du Traité théologico-politique, du Traité politique et des Premiers écrits, se voit chargée de répondre malgré elle à cet espoir. Elle na pourtant pas été motivée par cette découverte. Elle était projetée et entamée bien avant. Lévénement quelle constitue peut faire lobjet dun malentendu : le désir dune édition vraie sera-t-il satisfait par une édition meilleure ? Lintroduction des éditeurs a tout pour décevoir les espoirs dun retour à lauthenticité textuelle première grâce à ce manuscrit, dont il ne faut pas surdéterminer limportance. Les principes de lédition sont en effet les suivants (p. 48-49) : les trois textes que constituent OP, NS et V sont traités comme les témoins dun manuscrit unique, qui a été détruit. Le texte de cette nouvelle édition suit celui des OP, qui fait autorité, sauf quand V, NS et la cohérence conceptuelle ou syntaxique lexige. On gagne évidemment ainsi en fiabilité, mais cest moins par la référence à une source à laquelle on prête une illusoire authenticité, que par le croisement critique de plusieurs témoins relativement fiables.

La confrontation est bien entendu systématique. Il arrive que la leçon du manuscrit du Vatican vienne confirmer certaines corrections apportées par les éditeurs antérieurs. Cest ainsi quen E III définition 1 des affects, explication, lajout par léditeur Leopold de sive adventitia (laffection de lessence humaine, « quelle soit innée ou adventice »)sur la base de NS est confirmé par V (voir note 194). Cependant, V peut venir aussi infirmer la leçon de OP et confirmer lédition en néerlandais des NS (E IV appendice chapitre v, vita vitalis au lieu de vita rationalis), ou contredire des choix éditoriaux antérieurs (par exemple sur capacitas dans E IV chapitre 17, voir note 268, et introduction p. 31-32 et 50). Les amis de Spinoza qui ont présidé à lédition des OP ont apporté parfois des corrections ou modifications qui ne se justifiaient pas. Cest le cas des majuscules quils avaient introduites dans le texte pour les concepts principaux, qui sont ici supprimées, conformément à V (et à la correspondance). Néanmoins, certaines modifications apportées par OP, évidentes si on les confronte à V et aux autres œuvres de Spinoza, 467ne méritent pas, selon les éditeurs, dêtre rétablies (E III 2 sc., garrula, « bavarde »,au lieu du masculin garrulus), car le sens nen pâtit pas. Il convient même parfois dignorer la leçon de V car, comme tout texte, celui-ci est fautif : les conditions de sa rédaction ne le rendent pas, loin sen faut, plus fiable que les OP (p. 22 ; un exemple E II 40 sc. 2 et note 118). Le plus étonnant – mais pas le moins légitime du point de vue du sens – est le fait que les éditeurs peuvent suivre la correction apportée par OP, aux dépens de la leçon de V et/ou NS, qui a priori doit être conforme au manuscrit de Spinoza. Il en va ainsi dE II 40 sc. 1, qui parle non de « termes transcendantaux », mais de « termes supra-transcendantaux » (supra-transcendentales)1. Quand les trois sources se révèlent insatisfaisantes, comme cest le cas pour E IV 66, dont le texte est manifestement fautif, les éditeurs proposent une reconstruction originale.

On le voit : il sagit de ne suivre aveuglément aucune leçon, mais de choisir celle qui se justifie le mieux au regard du contexte et des sources, tout en intervenant le moins possible sur le texte de référence quest OP. Surtout, sans renier les éditions précédentes (qui sont présentées dans lintroduction), les éditeurs ne les ont pas suivies, mais les confirment ou les infirment à partir des trois textes témoins. Ainsi, ni OP, ni V, ni NS, ne parlent de lidée dun cheval ailé au début de la réponse à la deuxième objection dE II 49 sc., mais ne mentionnent que celle dun cheval (voir note 128). Enfin, leur édition se distingue de celle de Spruit et Totaro, parue en 2011, et qui prend lédition Gebhardt comme texte de base, corrigée selon les leçons du manuscrit que le premier a découvert.

Quen est-il du résultat concernant le texte latin ? Disons-le tout net : ce nest pas une Éthique radicalement différente qui apparaît, même si certaines corrections et leçons modifient de façon conséquente linterprétation de certains passages, comme cest le cas des exemples cités plus haut dE IV 66 et dE IV chapitre 5. Le plus important, dans cette édition, est que tous les principes qui la fondent sont explicités, que tous les choix quils déterminent sont indiqués dans les notes de bas de page du texte latin, et souvent justifiés dans les notes de fin, dont les appels sont insérés dans la traduction française. Le lecteur est donc ici pris au sérieux : on ne lui donne pas une œuvre quil reçoit, on lui confie un ouvrage dont il peut sapproprier, critiquer ou rejeter les 468principes de construction et les décisions qui ont été prises. On pourrait par exemple discuter le choix de conserver garrula, conforme aux OP, plutôt que de corriger le texte conformément à V où cest garrulus qui est employé, et dont la leçon est confirmée par la Lettre 58 à Schuller. Ce sont ici les premiers éditeurs de lédition latine, et non Spinoza, qui rabattent lexemple sur un lieu commun selon lequel ce sont souvent les femmes qui sont bavardes. Lenjeu doctrinal nest peut-être pas si grand, mais il en va de limage de Spinoza aujourdhui. Certains pourraient donc trouver ce choix injustifié. La valeur de cette édition, ce qui en fait dores et déjà lédition de référence incontournable, repose sur le fait que le lecteur ne peut pas ne pas être au courant des choix qui ont été faits, des raisons qui les ont déterminés, et des leçons des autres sources. Quil soit ou non latiniste, universitaire, spécialiste de Spinoza, celui qui tient ce livre entre les mains est conduit à penser le texte comme un produit et non pas comme un donné.

Cest ce que mettent en évidence les quatre tableaux quon trouvera en fin dintroduction, et qui récapitulent lensemble des différences entre les sources et les corrections apportées aux OP. Ajoutée à la récapitulation des leçons les plus épineuses, leur présence est fort appréciable, car elle permet de saisir de façon synthétique le caractère construit du texte que lon sapprête à avoir sous les yeux. En plus de proposer une nouvelle édition de lÉthique, cet ouvrage constitue ainsi une leçon pratique détablissement scientifique dun texte.

Cest cette même attention à ne pas favoriser la pente spontanée du lecteur au mythe du donné qui préside à la traduction. Pierre-François Moreau a procédé à des choix, mais ne les impose pas sans les expliciter, les justifier, et en souligner les limites. La traduction de mens par « âme » peut évidemment se discuter, elle suscite des problèmes (comment traduire anima ?), mais le lecteur le sait, car on le lui indique (voir par exemple les notes 23, 110 et 283). P.-F. Moreau prévient également que la traduction de gaudium par « soulagement », qui rend très bien le sens que ce mot reçoit dans la définition 16 des affects et le scolie 2 de la proposition 18 de la partie III, ne peut être maintenue dans dautres contextes, où gaudium signifie « joie » ou « contentement », et ne se distingue de laetitia que par son sens non technique. Ce double sens serait leffet conjugué de la comédie latine de Térence bien connue de Spinoza, où les situations offrent le type de soulagement quil définit par 469ce terme, et de la traduction latine des Passions de lâme de Descartes par Desmarets, quil possédait, et qui donne parfois gaudium à la place de laetitia pour « joie ». La traduction de fluctuatio animi par « irrésolution » est également justifiée par cette traduction latine des Passions de lâme.

Il arrive évidemment que certains effets de sens naient pas été explicités par le traducteur : la traduction danimositas par « résolution », qui fait également lobjet dune note fort documentée, conduit le lecteur de la traduction à opérer un lien dopposition structurel entre cet affect et celui de fluctuatio animi, traduit, on la dit, par « irrésolution », lienque le latin ne suggère pas immédiatement. Néanmoins, le texte ninterdit pas un tel lien, comme on le voit bien dans le scolie dE III 59. On mentionnera encore lexemple du mot libido, traduit selon les contextes par « pulsion » ou par « lubricité », choix qui fonctionne très bien à la lecture, ainsi que securitas, traduit par « assurance » plutôt que par « sécurité ». Certaines habitudes de traduction se voient bousculées, mais donnent une radicalité plus grande à la métaphysique spinoziste : certus est rendu par « bien précis », et involvere par « impliquer ». Le corollaire dE II 38 ne dit pas seulement qu« il y a » des notions communes, mais affirme quelles « sont données [dari] ». Si lexpression « expérience vague » semblait pertinente pour rendre experientia vaga,celle d« expérience errante » rend mieux la vérité de la chose (E II 40 sc. 2 et note 117). Plus généralement, la lecture de la traduction est fluide, malgré son effort dêtre au plus près du texte. Elle rend bien le ton et le rythme de Spinoza.

On la vu, le traducteur sappuie, pour ce qui concerne les affects, sur la traduction latine des Passions de lâme de Descartes que Spinoza possédait, et dans laquelle il a trouvé une source de premier choix. Cest loccasion de souligner quun certain nombre de notes sont consacrées aux sources de lÉthique, pour justifier des choix de traduction ou détablissement du texte, mais aussi pour indiquer au lecteur le caractère collectif et historique de la pensée. Si les éditeurs préviennent quils se sont contraints à ne pas proposer de notes interprétatives, ils se sont efforcés de lui indiquer les matériaux que sapproprie et réorganise lÉthique. On rencontre alors des citations de Térence, de Cicéron, de Descartes, ou bien encore de Heereboord et de Meyer, qui éclairent le texte et montrent que celui-ci est lœuvre dun individu pluriel, collectif, composé de son cercle, de ses lectures et de sa société. Cest également le cas de cette 470édition qui, comme le rappellent les éditeurs eux-mêmes en préface, est le fruit dun travail collectif.

Signalons enfin la présence en annexe dun tableau de la vie affective, quon doit à Pierre-François Moreau, et qui se révèle fort utile. On y trouve le mot latin, sa traduction, la note qui sy rapporte le cas échéant, ses occurrences, ainsi que le terme correspondant dans les Passions de lâme de Descartes. Un glossaire permet daccéder rapidement aux notes relatives aux concepts principaux. On trouve également un texte de Fabrice Audié sur « Les exemples mathématiques de lÉthique », et un autre texte dAndré Charrak, « Sur labrégé de physique de lÉthique ».

La formule célèbre de Gaston Bachelard selon laquelle « Rien ne va de soi. Rien nest donné. Tout est construit », pourrait figurer en tête de cette nouvelle édition de lÉthique de Spinoza. Une édition scientifique se constitue contre le désir et la croyance au donné. Celle-ci atteint une telle rigueur quelle constitue dores et déjà linstrument de travail de référence pour tout lecteur de Spinoza, et pour les éditions à venir. On attend avec impatience les autres volumes des Œuvres, notamment la correspondance et les Principes de la philosophie de Descartes.

Jacques-Louis Lantoine

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Martin Mulsow, Radikale Frühaufklärung in Deutschland 1680-1720,Göttingen, Wallstein Verlag 2018. Bd. 1 : Moderne aus dem Untergrund, 502 p. ; Bd. 2 : Clandestine Vernunft, 624 p. (abrégé ici « CV »).

Avec cet ouvrage en deux volumes, pour un total de 1126 pages, Martin Mulsow conclut la grande entreprise commencée en 2002 avec le volume Moderne aus dem Untergrund (Hambourg, Felix Meiner) qui, révisé 471et augmenté, constitue désormais le volume I de cet ouvrage global2. Nous avons ainsi une synthèse générale de la Radikale Frühaufklärung en Deutschland 1680-1720, une étude détaillée, riche en thèmes, textes et figures souvent négligés, mais très importante aussi pour comprendre la transmission de la philosophie moderne dans la culture allemande du début du xviiie siècle. Le livre de Mulsow parvient à intégrer de manière documentée et convaincante les chemins de la culture « clandestine » avec ceux de la philosophie, reconstruisant ainsi une image riche et variée de la modernité émergente (aussi) « aus dem Unterdgrund ».

Dans le deuxième volume, Mulsow explique un autre aspect méthodologique important de son travail : le recours à la méthode de ce quil appelle la Konstellationsforschung, quil avait lui-même appliquée à la philosophie du xviie siècle dans un volume collectif (Konstellationsforschung, hrsg. von Martin Mulsow et Marcelo Stamm, Francfort a. M., Suhrkamp 2004). Non seulement les idées et les buts, mais aussi les « conditions » et les « contingences » définissent la formation et le fonctionnement dune « constellation » dauteurs et de thèmes. Dune part, il existe des contraintes théoriques qui délimitent, pour ainsi dire, le périmètre de la constellation ; dautre part, le fait que tel ou tel auteur, tel ou tel thème se retrouve à lintérieur de la constellation, dépend déléments factuels, qui doivent être vérifiés et documentés, et non pas considérés comme acquis. De cette manière, apparaît un paradigme alternatif à la notion générique et à juste titre critiquée (par exemple par Q. Skinner et autres) d« influence », sans toutefois « jeter le bébé avec leau du bain ». Ce travail de Mulsow montre concrètement comment il est possible déchapper au caractère « occulte » (ni explicite ni prouvé) de linfluence (ce nest pas un hasard si le terme a une origine astrologique) et pourtant récupérer sa dimension positive pour le transposer dans la Konstellationsforschung. La relation entre auteurs ne repose pas sur des analogies génériques, mais sur des contacts directs ou médiatisés historiquement établis. On peut dire que chaque chapitre de ce volume retrace la carte dune constellation spécifique : le chap. ix (« Die sterbliche Seele ») part du « mortalisme » anglais (Hobbes) et voit son parallèle dans les débats philosophiques, médicaux et psychologiques avec Wittenberg au centre et Urban G. Bucher comme protagoniste ; le chap. x (« Natur 472und Idolatrie ») part de discussions sur le concept de nature (Robert Boyle et son A Free Equiry into the Vulgarly Received Notion of Nature est le point de référence central de tout le débat), mais sétend rapidement aux implications théologiques. Il nest donc pas surprenant que dans cette constellation lhistoire et la critique de lidolâtrie soient incluses, à commencer par lidolâtrie astrale, et que par conséquent Maïmonide et la tradition juive (à travers Selden) soient un point de référence tout aussi important. Le chap. xi (« Temperamentenlehre. Medizin und das Problem des Atheismus ») nous ramène au monde médical, mais le tableau général est fourni par les provocations de Bayle à partir dune confrontation entre la superstition et lathéisme ; le chap. xii (« Naturrecht, Religion und Moralskeptizismus ») part du grand renouveau du droit naturel au xviie siècle (avec Hobbes et Selden), sa reformulation en une clé épicurienne par Gassendi, pour se concentrer sur Johann J. Becmann et Georg M. Heber ; le chap. xiii (« Von Becmann zu Stosch ») montre la diffusion de la tradition socinienne et arménienne (convergeant sous certains aspects), à travers Crell, Le Clerc, la redécouverte de Michel Servet, lantitrinitaire brûlé à Genève par ordre de Calvin, jusquà la Concordia rationis et fidei (1692) de Friedrich W. Stosch, un véritable Nicodémite, que Mulsow définit comme « ein Sozinianischer Gassendist » (CV p. 308). Le chap. xiv (« Böhme-Rezeption, Arianismus und Kabbala ») se concentre sur la figure complexe de Wachter, toujours en relation avec Crell et le piétiste millénaire Johann W. Petersen ; le chap. xv (« Die Menschlickeit der Religionsstifter ») sinspire du topos médiéval des trois imposteurs créateurs de religions (célèbre devise attribuée à Frédéric II de Hohenstaufen) et voit son épanouissement entre les xviie et xviiie siècles, avec la découverte dun nouveau manuscrit clandestin De Josepho Christi parente meditatio, daté de 1743, dans lequel le thème de lhumanité absolue du Christ est relancé et discuté à travers celui de la paternité réelle de Joseph, avec tout ce que cela implique de subversif pour la tradition chrétienne (CV p. 464-483).

Il est impossible de rendre compte rapidement de lextraordinaire richesse de sources documentaires, de nouveaux textes, dauteurs majeurs et mineurs auxquels réfèrent ces deux volumes. Nous nous limiterons donc à des observations dordre général, qui illustrent les grands progrès réalisés avec la publication de cet ouvrage extraordinaire, tout en mettant également en évidence les problèmes nouveaux quil pose. Comme 473tout grand ouvrage historiographique qui marque un tournant décisif dans la recherche (et celui de Mulsow lest certainement), Radikale Frühaufklärung suscite également des interrogations, pose de nouvelles questions, et révèle des problèmes encore à résoudre.

Tout dabord, quelques considérations préliminaires semblent ici nécessaires. Après ce travail de Mulsow (qui marque le point culminant dune vaste production scientifique étonnante en qualité, intensité et quantité), non seulement la carte des premières Lumières allemandes est énormément plus riche et plus précise, mais elle est également réorganisée dans ses grandes directions, y compris une dimension « occulte », clandestine ou souterraine, qui navait jamais été explorée aussi profondément dans le contexte allemand. Très souvent, les auteurs du début des Lumières ont dû jouer sur un double registre, en Allemagne comme dans le reste de lEurope : une production « publique », officielle et même académique dune part, et dautre part une réflexion plus cachée, implicite dans le texte, ou confiée à des œuvres qui ont circulé sous forme manuscrite, sous une forme anonyme et confidentielle. Explorer cet espace « im Untergrund » ne signifie pas, pour Mulsow, revenir à la lecture « zwischen den Leinen » proposée par Leo Strauss, qui sest souvent avérée problématique.

À cette fouille entièrement interprétative dans lunique « grand » ouvrage, Mulsow préfère une technique de recherche qui pluralise et articule les textes : cest-à-dire quil les relie à dautres textes du même auteur, écrits sur différents « registres » (public, privé, clandestin) et en relation avec les sources, les interlocuteurs, les inspirateurs. De cette manière, lauteur étudié est « déplacé », pour ainsi dire, au sein de « réseaux », ou de « constellations », qui interagissent à plusieurs niveaux : non seulement la doctrine présente dans le livre imprimé, mais aussi la discussion académique, avec la confrontation de thèses quelle suppose, le travail dérudition, la compilation encyclopédique, le pamphlet et le manuscrit clandestin. Pour Mulsow, le sens authentique dun texte est donné par linteraction globale de ces niveaux, à tel point que lœuvre unique peut acquérir de multiples significations dans la circulation, dans la stratégie et la tactique dune controverse, dans la transmission confiée aux catalogues, répertoires, anthologies, histoires, etc. Les conséquences involontaires, non déclarées et parfois même non prévues par lauteur du texte, font également partie de sa signification historico-intellectuelle, vues dans cette dimension plurielle et multi-layered.

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Deuxième considération générale : des synthèses sur les Lumières, comme celles de Hazard, Cassirer, Wade, Spink et Gay ne sont plus adéquates, après lecture de ce volume qui vient aussi proposer des pistes dinterprétation densemble, en partant du cas « allemand ». Mulsow nous offre des Lumières limage dun phénomène étendu, constitué non seulement de quelques grandes personnalités isolées et héroïques, mais surtout dun tissu conjonctif dense de penseurs, historiens, philologues, théologiens, savants, professeurs, bibliothécaires, étudiants, que lauteur décrit au moyen dune belle image comme « la zone grise entre lacceptation académique et le Freidenkerei » (CV p. 489). Cest dans cette continuité de discours souvent ambivalents, au sens oscillant et ambigu, pouvant servir à la fois lopposition « modérée » et à linnovation « radicale », que Mulsow voit mûrir les grandes idées des Lumières allemandes. Les arguments classiques de la philosophie (théorie de la connaissance, problème de la liberté, de la nature et de limmanence, loi naturelle et morale, esprit et corps, mortalité et immortalité, etc.) sagrègent « en molécules » autour des « thèmes » de la critique radicale, et donnent lieu à des synthèses originales de sources qui ont également servi déléments catalyseurs du discours (CV p. 490).

Une troisième considération concerne limportance accordée à la pensée théologique, à lhistoire religieuse, à la philologie biblique et à létude de la religion en général, non seulement chrétienne, mais aussi juive et islamique, avec une grande attention portée à la naissance de lorientalisme. Ces thèmes sont au cœur de la perspective de Mulsow et cette centralité aurait étonné non seulement des historiens plus strictement philosophiques comme Cassirer ou des partisans, comme Gay, des Lumières comme « montée du paganisme moderne ». Cette orientation particulière de la recherche de Mulsow surprendrait même les partisans beaucoup plus récents des « Lumières religieuses », désireux de souligner la contribution de la religion à la naissance de la modernité. Souvent, dans ces études, il sagit dune seule tradition, la tradition chrétienne, bien quarticulée dans les différentes confessions, tandis que la perspective de Mulsow, à partir du cas allemand, est beaucoup plus large et plus articulée : elle inclut des parties substantielles du judaïsme et porte une attention toute particulière aux transformations internes du luthéranisme et du calvinisme (la contribution du catholicisme, dit-il, est presque nulle au pays berceau de la Réforme). Lauteur met en avant la contribution des groupes 475minoritaires les plus hétérodoxes ; ceux-ci constituent le terreau didées nouvelles et plus radicales : sociniens, antitrinitaires, ariens, piétistes, des auteurs qui avaient derrière eux lexpérience de la persécution religieuse et de lintolérance, comme les réfugiés huguenots et les marranes transfuges de la péninsule ibérique. Il ne sagit pas dune thèse définie au préalable, elle émerge des preuves factuelles qui se dégagent de la documentation approfondie proposée par le livre. Paradoxalement, on pourrait dire que ce travail de Mulsow, tout en insistant sur de nombreux thèmes religieux et en enquêtant sur un ensemble impressionnant de textes théologiques, réfute plus quil ne confirme la thèse émergente des Lumières « religieuses ». Si le thème de la critique de la religion devient si central dans louvrage, cest en raison de « lempreinte négative de la place toujours centrale de la théologie et de la religion révélée au début du xviiie siècle » (CV p. 439). Ce qui ressort, cest le caractère innovant de toute une production qui est, certes, théologique, mais avec les caractéristiques dune hétérodoxie extrême. Cest ce qui constitue le nœud de la reconstruction historique et aussi lune des principales innovations historiographiques de lœuvre. Selon Mulsow, le rôle du socinianisme, de larianisme et de lanti-trinitarisme a jusquà présent été largement sous-estimé, tant par les partisans des Lumières radicales que par les partisans de la composante religieuse des Lumières. Les premiers ont préféré concentrer leur attention sur le spinozisme en tant que « Radikalisierungsfaktor » et cela a laissé dans lombre des formes dopposition qui avaient également une capacité unificatrice beaucoup plus large que la philosophie trop spéculative de Spinoza. Le consensus antitrinitaire, ou du moins le scepticisme trinitaire (qui allait des juifs aux musulmans pour inclure des déistes, des Freidenkers, plusieurs Arminiens et de grands penseurs ou scientifiques comme Locke et Newton) « peut être considéré comme lespace propre aux tentatives dopposition radicale » (CV p. 490). Les deuxièmes, les tenants des Lumières « religieuses », se sont plutôt concentrés sur le mainstream des grandes confessions chrétiennes (luthériens, calvinistes, catholiques), sans pour autant reconnaître les facteurs de radicalisation, de modernisation et de sécularisation présents dans des mouvements minoritaires mais très vivants, comme le socinianisme. Ce dernier, bien quayant été important pour le protestantisme libéral du xixe siècle, ne joue plus de rôle majeur dans la théologie protestante du xxe siècle et finit donc par disparaître des questionnements historiographiques.

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Tout en insistant constamment sur les facteurs de « radicalisme » présents dans les premières Lumières allemandes, létude de Mulsow prend cependant une position au moins en partie différente de celle de Jonathan Israël. Dans létude de Mulsow, la ligne de partage entre « conservateurs » et « radicaux », est le plus souvent le facteur religieux et théologique, critique ou traditionnel, plutôt que la référence principale à la philosophie de Spinoza ou aux positions politiques sur lesquelles insiste J. Israël (universalité, liberté, égalité, tendances républicaines). Si nous voulions tout condenser en une formule, nous dirions que les Lumières radicales de Mulsow sont plus sociniennes (aryenne, hébraïque, antitrinitaire, critique de lidolâtrie, arménienne, anti-platonicienne, etc.) que spinozistes, et en cela il sécarte définitivement de la thèse centrale de J. Israël.

En ce qui concerne la prise de position de Mulsow, nous aimerions soulever ici trois questions. La première concerne le contenu proprement philosophique du « radicalisme » allemand et donc ses relations avec le spinozisme. À la fin du deuxième volume, Mulsow identifie trois thèmes dominants dans les réseaux de la pensée radicale : la critique de lidolâtrie, lantitrinitarisme et lanti-platonisme. Le premier thème va de linterprétation de la sagesse égyptienne à lanticléricalisme, de la réception de la pensée socinienne à la nouvelle idée de nature démythifiée qui saffirme avec lavènement de la science moderne ; mais dans le troisième on peut lire aussi une critique de lidée et de la méthode de la métaphysique spinoziste. Lanti-platonisme, comme lécrit Mulsow lui-même, « a servi de paradigme à la réception de Spinoza et à la critique de la religion » (CV p. 490), puisque, en général, « lUntergrund radical ainsi considéré consiste en premier lieu dans un processus de réception » (CV p. 492). Donc, sans être dominant, comme dans Radical Enlightenment de Jonathan Israel, le spinozisme apparaît, même dans le Radikale Frühaufklärung de Mulsow, comme une composante importante, non seulement pour sa pénétration parmi les intellectuels « radicaux » mais aussi pour les réactions (positives ou négatives, curieuses ou scandalisées) quelle a suscitées dans la vaste « zone grise » impliquée dans le processus de modernisation de la culture allemande.

Un deuxième constat concerne la catégorie de « Spielraum » que Mulsow utilise souvent, concentrant son attention sur des problèmes de sociologie de la connaissance, des aspects pragmatiques de la 477communication, les « Sprachspielen » et le rôle de lironie dans la transmission des contenus subversifs échappant à la censure. Pour Mulsow les aspects illocutoire et performatif de la production linguistique sont tout aussi importants que le contenu (qui nest pas seulement livresque, mais aussi oral, comme dans les soutenances de thèses, ou personnel, comme dans le réseau dense de correspondances). Tout cela se déroule précisément dans un Spielraum, qui est aussi un champ de forces (sociales, politiques, intellectuelles) dans lequel les auteurs individuels se positionnent et se déplacent, entre les extrêmes de conformité et dacceptation et celui de Freidenkerei. Dans la structure de ces discours, ce qui importe cest quils ne soient pas univoques, cest-à-dire quils puissent être interprétés de manières différentes et parfois opposées (on peut penser au cas de Bayle, lu par certains comme un fidéiste, par dautres comme un penseur radical ou sceptique antireligieux). En tant que champ de force, le Spielraum concerne également le spinozisme, parfois même en tant que catalyseur de tendances encore moins radicales, plutôt quen tant que protagoniste. Sa récurrence, même quantitative (il suffit de regarder lindex des noms), est cependant décidemment remarquable.

Une troisième question, plus générale, concerne spécifiquement le sous-titre donné au deuxième volume : « Clandestine Vernunft ». Peut-on parler dune « raison clandestine » ? et quelles caractéristiques avait-elle dans la période étudiée ?

En plus de mettre en lumière de nouveaux textes clandestins avant ou encore inédits, comme le De tribus impostoribus (à ne pas confondre avec le traité français presque homonyme plus célèbre et antérieur), lIneptus religiosus, le JudaeusLusitanus, le De Josepho et dautres encore (à la fin de louvrage figure aussi un index substantiel des manuscrits, ainsi quune très riche bibliographie de sources et de critiques), ces deux volumes proposent une définition de la catégorie « manuscrit philosophique clandestin ». Celle-ci ne se définirait pas uniquement par le support matériel (la feuille manuscrite au lieu de la page imprimée) ou par les aspects sociologiques de la diffusion (la circulation cachée au lieu du circuit éditorial) ou par les circonstances politiques et juridiques qui laccompagnent (censure et répression au lieu dune autorisation légale). Malgré la relativité de la notion de clandestinité au contexte historique et géographique, il existe aussi des caractéristiques intrinsèques qui la différencient de la philosophie autorisée et en tout cas publique. Elles 478concernent des idées philosophiques et des textes manuscrits tels que le Colloquium Heptaplomeres, le Theophrastus redivivus, le De tribus impostoribus, lIneptus religiosus, etc., qui ne pouvaient être acceptés en public, ni imprimés, ni tolérés dans aucun contexte, quil soit catholique ou protestant, plus libéral (comme la Hollande et lAngleterre) ou moins libéral, comme les milieux allemand, français ou polonais. Ces textes témoignent dune clandestinité absolue des idées, du moins tout au long de lAncien Régime, et parfois même au-delà (le Colloquium na été imprimé quau milieu du xixe siècle). En fait, ces textes étaient porteurs dune dissidence totale envers les pierres angulaires religieuses, idéologiques, politiques et même sociales et morales (on peut penser à Meslier et au Theophrastus) de leur époque.

Cette contestation en appelait toujours à la « raison naturelle ». Il est plus facile de la définir en général par ses usages et les ennemis auxquels elle soppose, caractéristiques communes à de nombreux auteurs malgré les différences individuelles. Cest une raison critique qui entend juger les traditions et les croyances afin dévaluer les preuves et de contester leur validité ; bien quétant clandestine et de fait réservée à quelques-uns, appartenant à des cercles restreints et confidentiels, elle aspire à luniversalité de ceux qui savent utiliser correctement leurs facultés de savoir et de raisonnement ; elle ne reconnaît pas dautorité dogmatique ou idéologique préétablies, ni les textes échappant à la critique, pas même les textes dits sacrés ; elle propose une lecture démythifiante des textes, des traditions et des religions ; en général, cest une raison désenchantée qui abolit ou réduit drastiquement le monde surnaturel au naturel. Le « naturalisme » est, pour ce type de raison, à la fois une méthode et une pierre angulaire de ses conceptions ; cette raison a une « dimension historico-humaniste » qui la distingue de la raison plus « abstraite », épistémologique ou spéculative des grands penseurs de lépoque.

Selon Mulsow, en Allemagne, le chemin emprunté par la « raison clandestine » était principalement de type sceptique : « On peut maintenant observer dans les faits que, non pas lathéisme, mais le scepticisme radical avait dans certains cas une origine similaire » à celle des résultats plus radicaux dans dautres pays (Moderne aus dem Untergrund, p. 37). Cependant, il sagissait dun scepticisme corrosif, ni fidéiste ni conciliant, mais absolument critique de lexistant. Pour de nombreux savants allemands, cétait la « philosophie implicite » du début du 479xviiie siècle. Avec cette variante particulière, la « raison clandestine » allemande prend dignement sa place dans la grande historiographie des Lumières. Louvrage de Martin Mulsow marque ainsi une étape fondamentale dans les études du xviiie siècle et de son envers clandestin.

Gianni Paganini

Université du Piémont Oriental – Vercelli

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Pierre Bayle et les libertins, Libertinage et philosophie à lépoque classique (xvie-xviiie siècle), no 15, 2018, 274 p.

Le numéro précédent de Libertinage et philosophie (no 14, 2017) était déjà consacré à Pierre Bayle. Mais, sous le titre « La pensée de Pierre Bayle », le volume explorait davantage le rapport de Bayle avec la philosophie, et notamment avec la tradition sceptique, ainsi que sa réception par les philosophes au siècle suivant.

Ici, les contributions sont recentrées sur la question du rapport de Bayle avec la culture libertine, ce qui est loccasion dune recontextualisation plus poussée (comme dans larticle dElena Muceni consacré à Reinier Leers, imprimeur de Bayle), mais surtout dun retour par un biais plus politique à la question des rapports entre raison et foi.

En effet, alors que la question des rapports de Bayle avec le scepticisme dans le précédent numéro interrogeait davantage la cohérence de la pensée de Bayle dans lexercice de la rationalité, décliné selon les différents champs du savoir et de la pratique, la question de lhétérodoxie de la pensée de Pierre Bayle concerne plus directement lusage de la raison dans le règlement des conflits nés des luttes confessionnelles. 480La question du fidéisme est comme réglée par sa transposition dans le champ de laction qui, tous les contributeurs en conviennent, consacre le divorce entre la raison et la foi, au détriment de la seconde qui ne peut que conduire, non par accident mais de manière intrinsèque, à la discorde et à la guerre. Cest pourquoi, face à lalternative « Faut-il défendre la religion dans le cadre dune théorie de la raison dÉtat, où la foi est mise au service du pouvoir politique, comme plusieurs penseurs libertins le préconisent, ou plutôt rationaliser le pouvoir souverain sur la base de sa laïcisation ? », la position de Bayle, daprès lensemble des articles, et jusque dans les varia, est parfaitement claire : même sil y a des points communs entre la culture libertine et la pensée de Pierre Bayle, lexigence dune laïcisation du pouvoir singularise Bayle en tant que précurseur de ce que Jonathan Israël a appelé les « Lumières radicales ».

Cette convergence des contributions est tout à fait remarquable : alors que le scepticisme de Bayle ne fait plus lunanimité, fait consensus la thèse selon laquelle, pour Bayle, la désacralisation du monde, que le pouvoir politique devrait opérer pour assainir la société civile, nest plus réservée à une élite lettrée et déniaisée, mais englobe aussi la masse des esprits considérés comme « faibles » par les libertins. En effet, non seulement lutilité publique de la religion est désavouée par Bayle, mais encore lathéisme constitue désormais une solution rationnelle et cohérente au problème si ce nest du mal en général (comme le soutient Gianluca Mori), du moins des maux qui rongent les sociétés humaines et poussent les hommes à sentredévorer les uns les autres.

Cette thèse proprement politique, en ce quelle conduit à défendre une paix sociale fondée sur une contrainte exercée par des lois laïques, a pour corollaire une autre thèse : celle de la supériorité dune morale qui nest pas fondée sur la foi mais, comme le montre Isabelle Moreau, dans son article sur le chef daccusation dobscénité à lencontre du Dictionnaire historique et critique, sur des principes autonomes que seule la raison peut édicter. Or, ces principes autorisent la recherche des commodités de la vie et de toutes sortes dagréments, en rupture avec lidéal moral des ouvrages de piété, dont toute la vie mondaine et littéraire devrait saffranchir.

Mais quel est alors, pour Bayle, le guide de la morale ? Larticle « La liberté nest-elle quun mot ? » de Maxime Boutros-Jacqueline, renforce la position de lensemble des contributeurs, en ce quil montre que, pour 481Bayle, le bon usage de larbitre consiste à être toujours déterminé par le bien commun, ce qui revient à suivre des principes moraux évidents que la raison reconnaît universellement (voir Antony McKenna, « Les vérités évidentes et les vérités particulières »). Il ny a donc pas de quoi se dépiter que lhomme ne puisse se considérer comme véritablement libre, faute de pouvoir être indifférent. Dans la mesure où les hommes vivent selon des jugements particuliers qui dépendent de leurs passions, des tempéraments, des habitudes, de linclination pour tel ou tel plaisir, ils peuvent faire un bon usage de leur arbitre en faisant un choix non libre du bien, déterminé soit par ce que leur montre la raison (ce qui les hausse à un niveau supérieur de décision), soit à défaut par des passions qui favorisent la concorde. Ainsi, rien nempêche un athée de bien agir, en raison de son tempérament, ou dune éducation qui la disposé à respecter autrui, de son « goût pour la vertu » (voir à ce sujet larticle dAnne Staquet « De lathéisme vicieux à lathéisme vertueux »). Rien nempêche un libertin comme Mitton dappliquer le principe de réciprocité sur ce quil est licite de faire à autrui, non parce quil croit en la vérité des Évangiles, mais parce quil estime quil convient à un honnête homme de « désirer être heureux de telle sorte que les autres le soient aussi » (voir larticle de Myriam Bernier sur la réception de Pascal par les libertins).

Dans lœuvre de Bayle, les querelles philosophiques, comme les querelles théologiques (dont Bayle dailleurs à la différence des libertins, comme le fait remarquer Jean Michel Gros, ne sest jamais détourné), passent finalement au second plan par rapport aux questions socio-politiques, réévaluées dun point de vue pragmatique. En effet, la reconnaissance par Bayle de la supériorité morale de la raison sur la religion (ce quA. McKenna appelle « le rationalisme moral » de Bayle), se justifie par les effets bénéfiques présumés dun pouvoir politique qui tolérerait les religions, sans jamais avoir recours à des principes religieux pour gouverner. La destitution éthique de la religion ne résulte pas dun dialogue privé entre des esprits forts, comme cest le cas dans le dialogue « De la divinité » de La Mothe Le Vayer, par exemple, mais dune expérience amère que Bayle a vécue en tant que réfugié, et qui la peu à peu convaincu de lincompatibilité entre la raison humaine (qui seule peut guider les hommes) et la religion chrétienne. Ainsi, comme lanalyse Grazia Grasso, Pietro Tamburini, auteur dun ouvrage intitulé 482De la tolérance ecclésiastique et civile (1783) et grand lecteur de Bayle, sil sinspire du Commentaire philosophique, sen distingue en tant que « chrétien éclairé » qui continue à penser que léthique chrétienne est à même de parachever la vertu, par la réalisation dune éthique naturelle.

Le parcours proposé par ce numéro 15 de Libertinage et philosophie se déroule donc suivant une ligne qui, tout en montrant lintégration de Bayle à la culture libertine, insiste sur ce point de rupture politique concernant le rôle social de la religion, destituée de toute valeur morale.

Pour ce qui est des points communs entre Bayle et les libertins, les rédacteurs des articles (à commencer par Lorenzo Bianchi qui ouvre le recueil par un article intitulé « Libertinage et hétérodoxie chez Pierre Bayle ») saccordent sur linfluence déterminante des libertins sur Bayle et sur lidentification des principales sources : les italiens Ludovico Zuccolo, Vanini, Cardan, Cremonini et les exportateurs de la tradition averroïste en France tels que Gabriel Naudé, Guy Patin, La Mothe Le Vayer (ce quattestent pour ces deux derniers les deux articles du Dictionnaire historique et critique qui leur sont consacrés). Comme ses prédécesseurs libertins, Bayle soutient la thèse que ce nest pas la ferveur religieuse authentique (à laquelle porterait une religion vraie), mais les passions, les coutumes (dont léducation religieuse fait partie), qui expliquent les comportements humains. Comme ses prédécesseurs, il en déduit que lathéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption des mœurs, mais au contraire rend envisageable une société dathées vivants paisiblement, et dautant plus si la gloire et lhonneur récompensent la vertu.

Mais Bayle renchérit sur ses prédécesseurs libertins en montrant le caractère profondément moral de lathéisme qui rend supérieure une société dathées à une société de croyants (voir larticle dAnne Staquet). De surcroît, le rationalisme moral de Bayle lemporte sur le naturalisme si répandu dans la culture libertine, et qui constitue le socle du Theophrastus redivivus, où la religion remédie à la dénaturation des mœurs (voir larticle de Nicole Gengoux). Enfin, si pour Bayle « lhomme nagit point par la raison qui fait son être » (selon la formule de Pascal), il y a une solution pour lutter contre cette propension à lirrationalité. Car, comme le montre Antony McKenna, elle est dautant plus active en lhomme, quil se trouve sous lemprise de la religion, qui lui fait prendre 483goût à lincompréhensible et le détourne des principes rationnels qui lui permettraient pourtant de faire son salut : le respect des engagements, la gratitude à légard des bienfaiteurs, la règle de la réciprocité dans les actions.

Ainsi, lensemble des articles montre que, tout en ancrant sa pensée dans la culture libertine qui, sous couvert de critiquer la magie et la superstition des païens, dénonce les méfaits de la religion, Bayle, à la différence des libertins, ne se trouve jamais acculé à cette contradiction : dénoncer limposture des religions tout en en défendant lutilité publique. Comme lanalyse J.-M Gros (« Bayle et les libertins graves »), il manque à Bayle pour être assimilé aux libertins du xviie, cette légèreté avec laquelle ces derniers simaginaient pouvoir se tenir à distance de la tourmente et jouir dune douce tranquillité. Par son inquiétude même Bayle est bien plus radical (plus subversif du point de vue de lorthodoxie) que les libertins : à ses yeux, il est illusoire de penser pouvoir vivre en paix tant que la religion gouvernera les esprits. Il ny a pas dautre remède que la neutralisation politique du poison quelle porte en elle, et dont il faut préserver le peuple, le zèle religieux étant dautant plus nuisible quil est de bonne foi.

Parce que Bayle dénonce la religion comme irrationnelle, immorale, et calamiteuse sur le plan politique, il nest pas tout à fait assimilable à ce courant de pensée qui le précède : sil utilise les mêmes procédés de dissimulation que les libertins, cest pour faire un procès sans appel de la religion, prélude à linstitutionnalisation de lathéisme, selon des modalités qui le rapprochent de Spinoza et de Hobbes (voir larticle dAnna Lisa Schino qui clôture le recueil sur « Hobbes et les libertins »).

Sylvia Giocanti

Université Paul Valéry

Montpellier 3

484

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Charles T. Wolfe, Lire le matérialisme. Lyon, ENS Éditions, 2020.

Il est évident que si vous prononcez le mot « cornette » dans un cloître ou dans la cavalerie, ce nest pas nécessairement la même chose à laquelle vous faites référence. On pourrait dire la même chose à propos du terme « matérialisme ». Son sens varie selon les siècles et les pays. Le matérialisme vitaliste du dix-huitième siècle français nest pas la même chose que celui dun philosophe australien du vingtième siècle. Pour démêler lhistoire complexe du matérialisme, ou plutôt des matérialismes, on aurait donc besoin dun philosophe qui connaisse bien et lhistoire de la philosophie et les discussions contemporaines sur le matérialisme, et qui en plus soit familier avec les deux traditions philosophiques, française et anglo-saxonne. Heureusement, il y a des chercheurs qui satisfont à ces exigences, dont lauteur de Lire le matérialisme. On peut lire ce livre comme un complément à lhistoire du vitalisme du même auteur (La philosophie de la biologie avant la biologie : Une histoire du vitalisme, Paris : Classiques Garnier, 2019). On saisit ainsi loriginalité de sa perspective et son profil comme chercheur, ainsi que la richesse de son érudition.

Charles T. Wolfe commence son ouvrage en définissant les thèses essentielles du matérialisme du xviiie siècle. Un lecteur de Diderot peut sétonner de la présence du réductionnisme parmi ces thèses, surtout quand lauteur lui-même observe pertinemment, à propos des matérialistes dinspiration biologique du xviiie siècle, que pour eux les sciences biologiques ne sont pas réductibles à la physique (p. 42). Mais la solution de cette contradiction se trouve un peu plus loin (p. 50), où Ch. Wolfe révèle quil croit que Diderot était quand même un réductionniste, mais un réductionniste pour lequel la science « réductrice » serait la biologie et non la physique. Pourtant, pour Ch. Wolfe lautonomie ontologique de la biologie serait inconcevable dans le contexte du matérialisme daujourdhui. Mais il ne veut quand même pas laisser tout le champ à la physique ou aux neurosciences dans létat présent du matérialisme. 485Ch. Wolfe prône la construction des ontologies régionales, ce qui permettrait de garder une certaine autonomie des niveaux dexplication.

Les analyses de Ch. Wolfe dans le premier chapitre « Sommes-nous les héritiers du matérialisme des Lumières ? », le conduisent à des observations pertinentes sur les rapports du matérialisme avec les sciences et la société. En analysant les rapports entre les sciences empiriques et le matérialisme, il insiste sur la nature non-fondamentaliste du projet du matérialisme des Lumières (sauf quelques exceptions comme Dom Deschamps) et conclut avec Olivier Bloch que la science nest pas « le laboratoire du matérialisme ». Dans un chapitre qui étudie les relations complexes entre le matérialisme et lathéisme, Ch. Wolfe présente également une argumentation analogique contre ceux qui, comme Richard Dawkins, prétendent que lathéisme est scientifiquement prouvé, ou contre lidée quil aurait besoin de telles preuves.

Le caractère non-fondamentaliste du matérialisme de Diderot apparaît aussi dans Le Rêve de dAlembert et dans les Pensées sur linterprétation de la nature. Ainsi, dans ses analyses de ces ouvrages, Ch. Wolfe insiste sur le rôle du rêve et des conjectures dans le matérialisme de lencyclopédiste. Après un interlude plus léger sur le rire matérialiste Ch. Wolfe attaque, dans le chapitre le plus long du livre, un des plus sérieux défis pour le matérialisme : lidentité personnelle, ou le « soi ». Après une synthèse assez déroutante mais érudite des diverses discussions sur le sujet, mêlant Dennett et les matérialistes clandestins, Ch. Wolfe analyse en détail les solutions de Diderot, Spinoza et Locke entre autres. Il finit par esquisser les « éléments » dune théorie matérialiste de soi, en se référant aux discussions anglo-saxonnes sur « la philosophie de lesprit » (philosophy of mind), dont les enjeux sont parfois difficiles à saisir pour les non-initiés, cest-à-dire pour ceux qui nont pas été formés dans cette tradition. Malgré cela, les passages concernant Diderot et le matérialisme du xviiie siècle contiennent des analyses claires et pertinentes tout en ouvrant des perspectives nouvelles à la philosophie anglo-saxonne moderne.

Loriginalité de la position de Ch. Wolfe se manifeste surtout dans son rapport au réductionnisme : il paraît approuver la réduction des phénomènes psychologiques aux fonctions biologiques, sans aller plus loin, cest-à-dire jusquau physicalisme (p. 151). Cest peut-être une position acceptable au moins si lon élargit en même temps le champ 486de la biologie en y intégrant létude de toutes les fonctions du cerveau et en laissant en suspens, comme le fait Ch. Wolfe, le sens exact du terme « réduction ». De toute façon, si lon est non-fondamentaliste, il ne sagit pas nécessairement dune solution métaphysique, mais plutôt, et pragmatiquement, des structures et des limites des disciplines universitaires : comme il y a des cardiologues étudiant les fonctions du cœur, il y aurait des psychologues qui étudient celles du cerveau. Intégrer la psychologie dans la faculté de médecine, comme on la récemment fait à lUniversité de Helsinki, est une décision plutôt pratique et administrative que métaphysique. Pourtant Ch. Wolfe insiste avec raison, sur le fait quen exigeant une certaine autonomie explicative et ontologique du matérialisme biologique par rapport à la physique, lénoncé matérialiste sera aussi métaphysique (p. 208).

Dans la version biologisante du matérialisme que Ch. Wolfe défend – ou présente dune façon analytique et critique –, il y bien sûr le risque que le réductionnisme se réduise à une façon de parler, à une manière de présenter les résultats des études scientifiques. Ainsi, on parle souvent des cerveaux, là où on parlait auparavant des personnes. Mais, heureusement, il y a la théorie relationnelle du soi pour contrecarrer cette tendance en nous rappelant que les cerveaux sont (dans une mesure tout à fait différente en comparaison avec les autres organes) en relation, non seulement avec le corps entier et son environnement physique, mais aussi avec lenvironnement culturel. Ainsi Ch. Wolfe insiste-t-il sur le contraste entre la « théorie de lidentité cerveau-esprit » qui voulait établir une identité entre les processus mentaux et les processus cérébraux sur un plan conceptuel ou sémantique, et le matérialisme de Diderot qui « accorde un statut plus fortement culturel spécifique de cet organe [cerveau] » (p. 164) Lévidence que Ch. Wolfe cherche pour ce statut culturel dans les Éléments de physiologie et le Rêve de dAlembert se réduit principalement aux métaphores auxquelles Diderot a recours dans ces ouvrages : le clavecin avec ses résonances et « le livre qui se lit lui-même ». On aurait trouvé plus de bois pour faire des flèches dans La lettre sur les sourds et muets, ou lon trouve de beaux arguments pour linfluence du langage et la culture sur nos fonctions cognitives, mais bien sûr, dans cet ouvrage Diderot ne parle plus du cerveau. De toute façon les conclusions de Ch. Wolfe qui contrastent lapproche de Diderot avec celle des réductionnistes qui veulent expliquer le culturel par le 487neuronal (p. 174) sont bien valides. Si nos cerveaux sont plastiques et si les connexions neuronales sont formées sous les influences culturelles (entre autres), un tel projet « cérébrocentriste » naurait évidemment aucun sens. Donc Wolfe contraste sa position de matérialiste biologique et celle des théoriciens de lidentité australiens. Son observation que ces derniers ne font appel à aucun donné empirique concernant le cerveau est grosso modo valide (p. 208) (sauf la fameuse identification simpliste de lactivité des fibres C et de la douleur). Il a donc raison en insistant sur la nature « désincarnée » et le manque de dimension biologique de cette forme du matérialisme.

Le dernier chapitre de louvrage est une analyse critique assez dense du néo-matérialisme contemporain (new materialism). Dans la partie historique du chapitre Ch. Wolfe reproche avec raison que le contraste établi par ces matérialistes de leur matérialisme avec lancien matérialisme témoigne dune vision erronée et obsolète du matérialisme de lâge classique. Malgré toutes les avancées des études du matérialisme des Lumières, on persiste à le présenter comme un matérialisme passif et mécaniste. La partie critique de la présentation du néo-matérialisme de Ch. Wolfe exige parfois une connaissance approfondie de cette tradition, mais, si elle est difficile à suivre, cest peut-être précisément en raison du « manque de cohérence théorique » de ce mouvement évoqué par Wolfe.

Dans ses conclusions Wolfe fait encore quelques commentaires critiques sur les tendances constructivistes de lembodiment et pose également la question que le lecteur ou la lectrice probablement attendait depuis le début : « à quoi sert laffirmation oppositionnelle du corps, a fortiori à une époque où on ne croit pas plus particulièrement à “lâme”, surtout immortelle et immatérielle » (p. 249). Pour Ch. Wolfe les oppositions pertinentes du corps des matérialistes sont aujourdhui – au lieu de lâme immatérielle et le corps physicaliste – le corps « incarné » purement fantasmatique, un corps « construit » des féministes ou des néo-matérialistes, ou un corps subjectif à tendance phénoménologique. Donc, après la disparition de lâme, il paraît que cest le corps lui-même qui est devenu le champ de bataille idéologique. Si les catégories sont définies pas les distinctions et contrastes faits entre elles et les autres catégories, le matérialisme a vraiment changé de sens depuis le matérialisme du dix-huitième siècle, sans que ce dernier nait rien perdu de son actualité.

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Louvrage de Ch. Wolfe est lui-même un témoignage convaincant de cette actualité. Lauteur a raison quand il évoque la discontinuité du matérialisme et quand il écrit que les épisodes matérialistes de la philosophie ne « communiquent » pas entre elles (p. 181). Ce nest pas le moindre des mérites de son ouvrage que de les mettre en communication. En faisant communiquer les formes plus modernes du matérialisme avec le matérialisme du xviiie siècle, et surtout celui de Diderot, il réussit en même temps à étendre lontologie matérialiste vers le domaine du vivant et à revitaliser lhistoire du matérialisme, sinon le matérialisme lui-même.

Timo Kaitaro

Université dHelsinki

1 On trouvera un autre exemple de conflit entre deux versions à propos de potestas et potentia dans E III préface ; la note 136 justifie de suivre OP plutôt que V.

2 Sur cet ouvrage, voir mon compte rendu publié dans La Lettre clandestine 13/ 2004, p.-350-355.