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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : La Lettre clandestine
    2020, n° 28
    . Pensées secrètes des académiciens. Fontenelle et ses confrères
  • Auteurs : Mori (Gianluca), Sandrier (Alain), Artigas-Menant (Geneviève), McKenna (Antony)
  • Pages : 409 à 431
  • Revue : La Lettre clandestine
  • Thème CLIL : 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
  • EAN : 9782406106517
  • ISBN : 978-2-406-10651-7
  • ISSN : 2271-720X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10651-7.p.0409
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/05/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Élodie Argaud, Épicurisme et augustinisme dans la pensée de Pierre Bayle, Paris, Honoré Champion, 2019, 674 p.

Le paradoxe est le pain quotidien du lecteur de Bayle, et le titre de la belle thèse dÉlodie Argaud nous rappelle que rien nest simple chez lauteur du Dictionnaire historique et critique, et que le jeu des sources, des influences, des contaminations culturelles et conceptuelles natteint jamais sa fin chez un personnage si fuyant. Cest que Bayle se pose demblée au croisement de plusieurs courants différents, dont assurément celui de la culture protestante où il est né et où il a vécu pendant presque toute son existence (hormis la courte période de sa conversion au catholicisme, à Toulouse, en 1670). Grand lecteur de tout ce qui pouvait occuper des pages imprimées, Bayle se situe à mi-chemin entre les classiques grecs et latins, les scolastiques du Moyen Âge, les libertins, les auteurs de la Renaissance italienne, les cartésiens, les malebranchistes, les gassendistes…. Et la liste pourrait sallonger indéfiniment.

Parmi ces courants et ces auteurs, É. Argaud a choisi deux traditions intellectuelles parmi les plus éloignées, apparemment, lune de lautre : en loccurrence lépicurisme, qui ressurgit au xviie siècle avec Gassendi (mais aussi grâce à la traduction du De rerum naturae de Lucrèce par le baron Des Coutures), et laugustinisme, qui triomphe dans la même période aussi bien dans le monde protestant que dans le catholicisme, où la pensée janséniste, issue de lAugustinus de Jansénius (1640), devient lun des courants les plus puissants de la prétendue crise de la conscience européenne. Le terrain de cette affinité « paradoxale », que relève É. Argaud, est surtout celui de la morale, mais il ouvre des questions importantes sur les plans anthropologique et métaphysique. Cette affinité se fonde surtout sur la notion de « plaisir », dont Bayle montre quelle est au cœur, à la fois, des anthropologies augustinienne et épicurienne, jusquà « récrire ce que lon peut considérer comme un dialogue entre Augustin et Épicure, dialogue qui na pas été véritablement institué à ses yeux » (4e de couverture).

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Disons aussitôt que linterprétation donnée par É. Argaud de la pensée morale de Bayle est très originale ; elle a sans aucun doute le grand mérite de poser la question des fondements internes de la morale baylienne, sans céder à la tentation – qui est en vérité très forte – de déduire la morale de Bayle de sa métaphysique (ou de sa critique de la métaphysique). Au contraire, selon É. Argaud, la pensée morale de Bayle se constitue de manière autonome, en se situant au croisement de courants de pensée différents, où laugustinisme et lépicurisme se côtoient de manière souvent inattendue. En ce sens, on trouvera dans cet ouvrage un grand nombre danalyses littéraires et philosophiques très fines et très bien conduites, portant sur des textes de Bayle – et de bien dautres auteurs – et sur leurs sources.

Dans la première partie (« Anthropologies du plaisir », p. 39-170), É. Argaud reconstruit la généalogie à la fois augustinienne et épicurienne de lanthropologie morale de Bayle, et en particulier de sa théorie du plaisir. Cest un parcours passionnant, presque entièrement « intra-augustinien » (p. 41) au vu des auteurs traités, qui se fonde sur une comparaison attentive et parfois minutieuse entre les positions exprimées par Bayle dans ses écrits contre Arnauld et celles qui se trouvent dans les ouvrages de Jurieu, de Nicole et bien entendu de Malebranche (en passant par le néo-épicurien Gassendi). Lacquis le plus notable de ces pages consiste dans le repérage dune source prochaine possible du « principe » moral (dorigine malebranchiste) qui fait le scandale des textes de Bayle contre Arnauld, soit la thèse que « tout plaisir est un bien et rend heureux », principe que Bayle applique aussi aux plaisirs sensibles. Or, il savère quune position semblable se trouve également dans le Traité de la dévotion de Jurieu, et notamment parmi les ajouts de la deuxième édition de 1677 (la première édition, parue à Rouen, date de 1675). Contrairement à sa position initiale, qui était bien plus traditionnelle, Jurieu y soutient en effet que « la félicité consiste dans le plaisir » et que « le plaisir des sens est un bien, et même un bien de lâme » (Jurieu, Traité de la Dévotion, Charenton, 1677, p. 280 et 295). Faut-il penser que Bayle a été influencé par louvrage de celui qui était encore vers 1685 son ami le plus proche dans le Refuge hollandais ? On aurait donc là un croisement effectif (et efficace) entre la tradition épicurienne de la voluptas comme souverain bien et la tradition augustinienne dont Jurieu est certainement lun des protagonistes les plus 411lus et acclamés, malgré quelques polémiques, dans la deuxième moitié du xviie siècle.

Cette hypothèse dÉ. Argaud mérite sans aucun doute dêtre prise en considération par tous les lecteurs et les spécialistes de Bayle. Nous nous permettons de proposer deux remarques à cet égard. En premier lieu, on pourrait sinterroger sur l“appartenance” philosophique – pour ainsi dire – de la thèse de Jurieu (cest-à-dire de la thèse que le plaisir sensible est en soi « un bien de lâme »). On peut certes la ramener au courant augustinien, en y voyant la trace dune lecture de Malebranche – ce qui est en effet incontestable. Mais ne faudrait-il pas y voir aussi linfluence (indirecte) des Passions de lâme de Descartes, où se trouve cette analyse bien connue de la « joie », qui, selon Descartes, « ne peut manquer dêtre bonne » (Passions de lâme, II, § 141), quelle soit causée par des impulsions sensibles et corporelles, ou bien quelle soit une joie intellectuelle dépourvue deffets au niveau du corps ? Le point crucial de la question relève ici de la métaphysique et du statut essentiellement mental (donc incorporel) des sensations et des passions : pour Descartes et les cartésiens, les sensations et les passions sont des états de lâme déterminés (occasionnellement) par des mouvements corporels, mais éventuellement pensables aussi sans ces déterminations occasionnelles ou avec des causes occasionnelles différentes (comme Arnauld et Nicole le supposent dans lArt de penser, et comme Bayle lui-même le répète dans ses Objections à Poiret). Il en va de même chez Jurieu. Car, comme É. Argaud laffirme à juste titre, « Jurieu prend [] très au sérieux lidée que tous les plaisirs peuvent être considérés comme spirituels, puisquils sont tous ressentis par lâme immatérielle » (p. 155). Il y a donc là une irruption dans laugustinisme dun thème strictement cartésien, tiré du dualisme métaphysique entre lâme et le corps, dont la conséquence inévitable est la réduction de tous les plaisirs à des états mentaux indépendants du corps et immatériels et par conséquent à des modifications positives (causées par Dieu) des âmes des hommes. En dautres termes, lorsque laugustinisme agit sur Bayle, il est déjà contaminé (du moins chez Malebranche et Jurieu) par des éléments cartésiens – ce qui, dailleurs, rend lintrigue décrite par É. Argaud encore plus captivante.

En deuxième lieu, bien que le rapport entre Jurieu et Bayle sur la question du plaisir nous semble démontrée définitivement par É. Argaud 412au moyen de plusieurs citations éclairantes, il reste à savoir si lhypothèse dune récupération par le second de lune des théories les plus originales (et risquées) du premier soit la seule que lon puisse envisager pour lexpliquer. Partons des données du problème telles quelles sont rapportées par É. Argaud. Elle montre que le revirement de Jurieu sur la question du statut des plaisirs se situe entre 1675 (date de la première édition du Traité de la dévotion, où il oppose encore les plaisirs sensibles, foncièrement mauvais, et les plaisirs de lesprit, bons en eux-mêmes), et 1677, date de lédition revue et augmentée de Charenton. Or, cest exactement à lautomne 1675 que Bayle se rend à Sedan pour devenir professeur « en philosophie » et y rencontre Jurieu, qui détient la chaire de Théologie. Ce sera le début de leur amitié. Mais Bayle ne découvre pas Malebranche à Sedan : il est déjà un lecteur passionné des cartésiens, il commence à sintéresser à la Recherche de la vérité dès la fin de 1674, et il arrive à Sedan plein denthousiasme pour la philosophie cartésienne. Cest à Sedan quil commence à rédiger ce quil appelle souvent son Cours (soit le Systema totius philosophiae, paru après sa mort, avec la traduction française, au tome IV des Œuvres diverses de 1731). Or, dans cet ouvrage, il manifeste déjà une position très proche de celle quil va prendre au cours de ses polémiques avec Arnauld. Il y soutient, en effet, que le plaisir est un bien et donne lexemple des« enfants dans le sein de leurs mères », qui « ne peuvent point ne pas souhaiter que la douleur cesse et que le plaisir demeure » (OD IV, 507). Dans les pages quil consacre à la morale, Bayle cite explicitement quatre maximes dÉpicure qui, dit-il, nadmettent pas dexception, dont la première porte qu« il faut embrasser le plaisir qui nest accompagné daucun chagrin » et la troisième affirme que l« on doit fuir toute volupté qui est un obstacle à un plus grand plaisirou qui produit un plus grand chagrin »(OD IV, 259-60). Cette dernière maxime sera reprise littéralement par Bayle au cours de sa polémique avec Arnauld sur le plaisir (OD I, 453, passage cité par É. Argaud, p. 69 : « Ne peut-on pas leur dire, comme faisait Épicure, quun plaisir qui en éloigne un plus grand, ou qui attire un déplaisir plus considérable, doit être fui »).

Faut-il donc penser que Bayle partait dune position épicurienne et que celle-ci se serait croisée par la suite avec des thèmes augustiniens ? Loin de là, la conclusion de la morale du Cours exclut cette interprétation en confirmant par ailleurs de manière saisissante la thèse principale 413dÉ. Argaud. Car Bayle conjugue ses quatre maximes épicuriennes avec une conclusion ouvertement augustinienne, au ton presque dévot : « Cest Dieu seul [] qui est la cause efficiente de la félicité parfaite, lui seul pouvant remplir par son infinité, les désirs insatiables de lhomme. Cest pourquoi Saint Augustin disait : Seigneur, tu nous as fait pour toi, et ainsi notre cœur nest point en repos jusquà ce quil se repose en toi. » (OD IV, p. 267). Il est dommage quune datation certaine du Cours ne soit pas possible (sil fut rédigé presque entièrement avant 1680, on ne peut exclure des retouches ultérieures), car autrement on pourrait conclure que les deux frères ennemis, Bayle et Jurieu, entrent en contact en même temps avec la morale révolutionnaire de Malebranche (il est même possible, en ce sens, que Bayle soit la source du malebranchisme de Jurieu), et que le croisement entre laugustinisme (dans ses formes différentes) et lépicurisme prenne son origine chez Bayle : il constitue le nexus dialectique initial qui se trouve au fondement de sa pensée morale, que la thèse dÉ. Argaud permet certainement de mieux comprendre dans ses enjeux multiples.

Parmi ces enjeux se trouve la question de lathéisme vertueux, abordée par É. Argaud dans la deuxième partie de son ouvrage à partir des passages de Bayle concenant Vanini dans les Pensées diverses sur la comète (« Plaisir et morale », p. 173-291). Or lon sait que le récit que Bayle donne de la vie de Vanini provient de plusieurs sources de lapologétique chrétienne, fort hostiles à légard de Vanini et par conséquent peu fiables en ce qui concerne les informations quelles véhiculent sur la vie de cet auteur. Mais É. Argaud remarque à juste titre que « Bayle nentend pas montrer en ce point que lathéisme vertueux est un fait ; il entend au contraire mener une démonstration de droit. Et pour que sa démonstration fonctionne, il lui faut sacrifier le fait au droit » (p. 187). En dautres termes, malgré sa réputation dhistorien impeccable, Bayle sacrifie la vérité historique sur Vanini aux exigences de son affirmation de la possibilité dun athéisme vertueux, en donnant lieu à ce quÉ. Argaud appelle un « leurre historiographique » (p. 179), cest-à-dire à une construction imaginaire qui lui permet dappliquer les réquisits de la morale augustinienne la plus stricte au comportement de lathée Vanini, en faisant ressortir sa « vertu » des mêmes actions qui constituaient les preuves de sa folie et de son « opiniâtreté » aux yeux des apologistes. De ce point de vue, « on conclura quil ny a ni contradiction, ni connivence entre la pensée 414de Bayle et le modèle dun athée vertueux “malgré lui” : le portrait de lathée vertueux est un jalon argumentatif dans lensemble de lœuvre. Lathée vertueux est ainsi à nos yeux un trompe-lœil argumentatif : il sagit dune image artificielle de lathéisme que Bayle affiche en tant que telle » (p. 189). Ce modèle rhétorique et philosophique sapplique aussi aux autres figures de lathéisme vertueux baylien, cités en bas de page : « Les remarques sur Vanini sont valables pour Effendi, lathée inconnu des Pensées diverses, et pour Spinoza : Bayle ne cite pas une philosophie, dans les Pensées diverses, mais un personnage, construit par ses biographes » (ibid.).

Cette conception de la morale des athées ne constitue pas, pourtant, la position définitive de Bayle, qui aboutira par la suite à une revendication explicite de la supériorité éthique de lathée sur le croyant (quoique le chap. 178 des Pensées diverses suggère quà cette époque déjà sa position effective nétait pas différente). Cest que les Pensées diverses sur la comète ressortissent en tout point au genre straussien de lécriture « persécutée » : nous avons affaire à un réfugié protestant qui publie son ouvrage anonymement, sous la forme de lettres envoyées par un intellectuel soi-disant catholique à un correspondant à Paris, et les passages les plus audacieux, ceux où souvre la question de lathée vertueux, sont mis dans la bouche dun autre « ami » de lauteur des lettres, également anonyme et encore plus éloigné de lauteur véritable de louvrage. Est-ce que ces subterfuges peuvent être réduits à de simples ornements littéraires ? Selon É. Argaud, « lathée vertueux nest pas un paradoxe scandaleux aux yeux de Bayle » (p. 245). Soit, mais le contexte des ouvrages où Bayle essaie de couvrir sa position derrière des affirmations compatibles avec laugustinisme est malgré tout frappant. Cest le cas de lAddition aux Pensées diverses (1691), un texte auto-apologétique où Bayle se défend contre Jurieu et où il est en quelque sorte obligé dafficher son côté orthodoxe et sa sensibilité religieuse. Au fond, est-il vraiment possible décarter le soupçon que laugustinisme, surtout dans sa version malebranchiste, est aussi pour Bayle un passe-partout assez confortable pour renverser lorthodoxie de son temps ? Et ne peut-on déceler un brin dironie dans cet éloge dithyrambique de laugustinien Malebranche qui se trouve dans la Dissertation sur lessence des corps (1680), où Bayle lui applique rien de moins que les vers célèbres par lesquels Lucrèce célébrait son maître Épicure et sa victoire sur la religion ?

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Ce sont des questions qui nadmettent pas de réponse définitive et sur lesquelles on ne saurait trancher. Il en va de même des questions quÉ. Argaud aborde dans les IIIe et IVe parties de son ouvrage, intitulées respectivement « Spiritualité du plaisir » (p. 295-435) et « Plaisir et métaphysique » (p. 439-463). Dans la IIIe partie, on touche à une question fondamentale, celle du « fondement de la foi », pour montrer que lapproche “sentimentaliste” de Jurieu senracine dans une tradition liée à laugustinisme en ce quelle rejette une approche rationaliste de la religion et de ses institutions (mais ladversaire de Jurieu, Élie Saurin, sappuie lui-même sur quelques dogmes augustiniens). Dans la IVe partie, en revanche, il sagit de confronter « deux pensées déterministes », soit la théologie de la prédestination des augustiniens et le « stratonisme » que Bayle défend dans ses derniers ouvrages (p. 442). Car le paradoxe le plus indigeste de la position de Bayle réside précisément dans son appropriation des thèses augustiniennes les plus outrées de Jurieu en fait de prédestination, jusquà montrer (dans lart. « Pauliciens » du Dictionnaire historique et critique), que selon les dogmes augustiniens Dieu ne peut être vu que comme lauteur du mal. On aurait là un autre cas où saint Augustin joue le rôle (tragique) de celui qui remet la théologie chrétienne entre les mains de ses ennemis, en se pliant devant le dilemme inexorable dÉpicure : soit Dieu est impuissant, soit il est méchant.

Cest dans ce même sens que, surtout dans les pages finales de son ouvrage, É. Argaud souligne en toutes lettres que laugustinisme, tout en étant une source incontournable de la pensée de Bayle, ne peut pas être considéré comme le point daboutissement de ses réflexions ; au contraire, lépicurisme, sous la forme revue et corrigée du stratonisme, peut constituer à ses yeux une forme philosophique cohérente et bien adaptée à la finitude de lhomme : Bayle « retrouve le débat mené par Augustin contre lépicurisme, pour le mener à nouveau, puisque celui-ci ne lui semble pas terminé. Dans cette ultime confrontation, cest le stratonisme, épicurisme revivifié, qui apparaît comme la pensée la plus cohérente » (p. 463). Incontestable, cette dernière affirmation fait comprendre que même chez un auteur comme Bayle, qui aime à se cacher derrière lopacité de ses créations littéraires, il est possible de trouver une pensée bien affirmée, clairement exprimée, non seulement entre les lignes mais dans la lettre du texte, pourvu que lon soit disposé à la suivre et à lanalyser avec passion et avec capacité critique, comme le fait 416assurément É. Argaud au cours de son étude. Celle-ci comprend aussi plusieurs annexes très utiles sur quelques thèmes et auteurs impliqués dans les débats autour de laugustinisme du xviie siècle, de Pascal à Fénelon, en passant pas Nicole et Le Porcq, ainsi quune bibliographie imposante et bien organisée.

Gianluca Mori

Università del Piemonte Orientale, Vercelli (Italie)

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Colas Duflo, Philosophie des pornographes, Paris, Seuil, coll. « Lordre philosophique », 2019, 307 p.

Sous-titré « Les ambitions philosophiques du roman libertin », cet ouvrage propose une exploration synthétique du roman des Lumières dit « libertin », terme dont lauteur reconnaît demblée le caractère flottant et les contours imprécis (lesthétique de la gaze le disputant à la franche pornographie), et quil fait alterner avec un autre, encore plus flou peut-être, celui de « roman clandestin » (p. 81). Il sagit de prendre au sérieux son originalité, maintes fois soulignée : le roman libertin des Lumières aime discourir et ne se contente pas détaler des aventures grivoises pour lexcitation du lecteur. Son « pacte de lecture » (le terme revient souvent dans lanalyse) ne recule pas devant la prétention à entrer dans des spéculations qui tendent à faire réfléchir le lecteur, à linterroger sur ses préjugés moraux voire métaphysiques. Parmi les effets de « ces livres quon ne lit que dune main », pour reprendre le titre de louvrage classique de Jean-Marie Goulemot, avec lequel cet essai se mesure régulièrement, il faut donc compter aussi cette dimension plus 417sérieuse : plus « sérieuse » sans doute, mais pas austère. Et cest là que lauteur fait intervenir des catégories quil a déjà eu loccasion de roder dans Les Aventures de Sophie (dont La Lettre clandestine a rendu compte sous la plume dAntony McKenna, LC no 21, 2013, p. 537-539) : la « philosophie » dont il est question nest justement par celle des traités, mais plutôt la « philosophie narrative » (terme récurrent) propre aux armes littéraires déployés par ces romans. Lauteur distingue donc les parties « narratives » et « dissertatives » dont lalternance crée ce jeu propre au roman des Lumières, qui interroge avec les armes de la narration et lexposé des théories matérialistes et hétérodoxes en vogue, les certitudes du lecteur, au point de les ébranler parfois, dans ce cadre de véridiction instable et souvent indécidable que produit une fiction romanesque ne répugnant pas à la parodie.

La démonstration se déploie en treize chapitres qui isolent à juste titre Sade dans trois chapitres en fin de parcours, comme un cas à part, relevant dune autre situation politique, non moins questhétique. Sade se fait lacteur dun détournement dhéritage des Lumières dont lauteur ausculte la face tant exotérique, avec Aline et Valcour ou Le Roman philosophique, quésotérique avec cet exercice-limite que constitue Juliette. Sans vouloir céder à la séduction vénéneuse dune œuvre désormais très commentée, Colas Duflo montre les apories sur lesquelles elle prospère avec cette contradiction de limpossible transgression en régime athée et les paradoxes dun concept de la nature, largement hérité et orienté complaisamment au pire, cest-à-dire proprement « déréglé ». Lauteur montre ainsi justement en quoi Sade sécarte des conceptions antérieures du roman libertin, quil connaît intimement, mais qui est étranger à la notion phare de transgression. Cest ce cours, si lon peut dire « commun », du roman libertin qui occupe donc les chapitres précédents dans une succession de parcours généraux et thématiques, prenant en charge de plus nombreux cas de figure, et de chapitres centrés sur des exemples particuliers. Lauteur sattache sans surprise à quelques titres remarquables faisant office de modèles dans cette production abondante et souvent répétitive, qui aime se citer. Sont donc analysés plus spécifiquement Dom Bougre, Thérèse philosophe et Les Bijoux indiscrets : on accordera que le choix simposait, tant ces titres sont révélateurs des grandes tendances du roman libertin. Lanalyse souligne la différence dapproche entre les deux premiers textes : lun plus ostensiblement choquant, presque 418anarchiste dans sa démolition euphorique des certitudes morales et des usages religieux, lautre plus soucieux dune certaine forme de respectabilité sociale fondée sur un déisme à destination dune élite desprits forts. Comme le rappelle lauteur à plusieurs reprises, cest dans lexpérimentation morale plus que dans lontologie que sillustrent ces romans. Lanthropologie des passions quils dessinent, sans relever dune théorie unifiée, mais incontestablement à fondement empiriste et matérialiste, offre des variations qui poussent loin la remise en cause des « préjugés » (telle la défense de la naturalité de linceste dans Dom Bougre) et participe dune sécularisation de la pensée morale. Lauteur, dans le sillage des travaux de Florence Lotterie, indique que le grand intérêt de ce corpus tient également à la promotion du point de vue féminin sur les questions morales.

La trajectoire démonstrative, dans cette organisation qui fait alterner le particulier et le général, névite pas quelques répétitions ; elle laisse également plusieurs aspects sans exploration approfondie : si lon comprend que la définition de la « clandestinité » soit renvoyée aux travaux de R. Darnton, sur lequels louvrage fait fonds, il est plus frustrant de voir que, par exemple, le « côté “journal” » (p. 86), ou « gazette », du roman libertin soit si peu étayé, alors quil constitue un aspect sans doute moins étudié. Au milieu de ces pages qui tentent une synthèse accessible dun corpus désormais largement fréquenté, on apprécie les explorations les plus originales : le chapitre, présenté comme un « interlude », consacré à la thématique musicale dans les Bijoux indiscrets, constitue de ce point de vue un passage particulièrement plaisant.

Alain Sandrier

Université de Caen Normandie

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Miguel Benítez, Voltaire lit Locke. Une étude critique de la Lettre sur lâme, Paris, Honoré Champion, coll. « Libre pensée et littérature clandestine » (no 74), 2019, 484 p.

Sous ce titre modeste, Miguel Benítez ne présente pas moins de trois éditions critiques, introduites, encadrées et éclairées par une analyse approfondie et exigeante de la question de lâme chez Locke, Voltaire, leurs correspondants et leurs adversaires.

Lintroduction, intitulée « Ce que Locke a vraiment dit sur la matière pensante », sous-entend clairement que la lecture de Voltaire nest pas neutre et précise la place de ce sujet dans lEssay concerning Human Understanding (1690). Entre 1697 et 1698, les débats de Locke avec lévêque de Worcester, Edward Stillingfleet, en illustrent la complexité. La conclusion de leur analyse est que « Locke sen tient donc aux Écritures, qui affirment explicitement limmortalité de lâme, sans se prononcer sur sa nature, et en suggérant même à loccasion quelle pourrait être matérielle » (p. 38).

Sans doute à lincitation de Bolingbroke, Voltaire sintéresse à Locke dès 1724 (lettre du 27 juin) et, en 1732, « déterminé à faire paraître ces Lettres anglaises » (Lettre à Formont vers le 6 décembre), il savoue « obligé de changer tout ce [quil avait] écrit à loccasion de m. Locke », peut-être dès 1728 (p. [41]). Cest le point de départ de lhistoire des copies, des éditions, corrections et remaniements que lauteur retrace méthodiquement et savamment depuis la version manuscrite de la « “Lettre sur la nature de lâme”, comme Voltaire lappelle occasionnellement dans sa correspondance », jusquaux chapitres xv à xvii des Œuvres de Mr. de Voltaire (Dresde, G.C. Walther, 1748) et xix à xxi de La Henriade et autres ouvrages du même auteur (Londres, aux dépens de la Société, 1751).

Depuis lédition de la Lettre sur Mr. Locke, quatrième pièce du recueil manuscrit Arsenal 2557, par Gustave Lanson en annexe des Lettres philosophiques (1909), quatre autres copies manuscrites ont été signalées. Après 420avoir soigneusement décrit et comparé entre elles les cinq éditions et les cinq copies manuscrites connues de cette première version, M. Benítez en donne, dans une perspective historique, une édition critique, non « philologique » (p. 85-86), en prenant comme texte de base la copie dArsenal 2557, « la plus correcte, la moins fautive », quil reproduit sans y faire la moindre correction. Lannotation en bas de page signale par ordre alphabétique les corrections reportées par le copiste dArsenal 2557 lui-même, et par ordre numérique la totalité des variantes des quatre autres copies et des cinq éditions. Les explications et commentaires sont développés dans les trois sections suivantes.

Dans la première section, intitulée « Sources de la “Lettre sur la nature de lâme” » (p. [115]-169), lauteur a choisi de présenter à son lecteur le texte intégral dont il vient de lui fournir lédition (ms. Arsenal 2557) sous la forme de dix-huit extraits de taille variable entre lesquels il livre un commentaire très fouillé, rempli de citations. Véritable gageure éditoriale, cette méthode de confrontation du texte voltairien et des sources identifiées, suggestive et convaincante, permet de suivre, preuves à lappui, lusage que Voltaire en fait « soit quil en ait suivi plus ou moins fidèlement lenseignement, soit quil en ait pris le contrepied ». Elle permet en particulier une étude comparative, quasi linéaire par endroits, des textes de Locke et de la Lettre de Voltaire.

Cest sur ces bases solides que se fonde l« Examen de la “Lettre sur la nature de lâme” » qui constitue la deuxième section (p. [171]-200) dans laquelle M. Benítez, analysant les procédés et les raisonnements de Voltaire, démontre que « le Locke quil présente à ses lecteurs est son Locke à lui » (p. 172). Dans la troisième et dernière section des commentaires sur la première version de la Lettre sur Mr Locke, lauteur reproduit et commente quatre documents où il a repéré « des traces de la diffusion de la “Lettre sur la nature de lâme” » (p. [201]-244) : deux extraits manuscrits (Arsenal 7062, f. 294 ; Arsenal 6810, f. 51v.-55r), un extrait imprimé (Caspar Cuenz, Essai dun système nouveau concernant la nature des êtres spirituels, Neufchatel, 1742) et une compilation manuscrite à lintérieur dun recueil de la Bibliothèque humaniste de Sélestat (ms. 216) contenant divers extraits et compilations du corpus clandestin. Ses rigoureuses analyses comparatives contribuent à confirmer la circulation et linfluence de la version clandestine de la Lettre sur lâme et son importance dans le débat contemporain sur le sujet.

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Pour lédition de la treizième des Lettres philosophiques, sur Mr Locke, « version obscurcie » de la « Lettre sur la nature de lâme » (p. [247]-296), M. Benítez fait un choix ambitieux et efficace. Persuadé que cest « le texte imprimé par Jore et corrigé par Voltaire quil faut retenir pour établir une édition savante », mais jugeant « que la comparaison des trois éditions différentes pourrait mieux orienter le lecteur quant à la légitimité de ce choix », il établit une présentation doublement synoptique, à la verticale et à lhorizontale. La page de gauche présente le texte de lédition rouennaise de Jore (Lettres philosophiques. Par M. de V… A Amsterdam, chez E. Lucas, au Livre dor, MDCCXXXIV). Le texte proposé par Thiriot (Lettres Ecrites de Londres sur les Anglois et autre sujets. Par M. D. V*** A Basle, MDCCXXXIV) occupe la page de droite. La version anglaise (Letters concerning the English Nation. By Mr de Voltaire. London. Printed for C. Davis in Pater-Noster-Row, and A. Lyon in Russell-Street. Covent-Garden. MDCCXXXIII) court en bas des pages de gauche et de droite. Deux sortes de notes accompagnent lensemble. Les notes alphabétiques « se rapportent aux éditions françaises du texte, tant en lui-même quen ce qui concerne les variantes » ; les notes numériques se rapportent à la traduction anglaise. Ce système complexe dannotations triangulaires met notamment en évidence les interventions de Voltaire sur les épreuves de lédition Jore et permet aussi de faire une lecture critique serrée de la traduction anglaise.

M. Benítez fait suivre son édition de la treizième lettre philosophique dun « Examen de la Lettre sur M. Locke » (p. [273]-296) où il commente les procédés de Voltaire pour obscurcir et égayer son texte afin de le rendre moins provocant et de séduire un « public qui ne serait pas rompu à laridité des sujets philosophiques ». Le philosophe français « réduit [] la longue démonstration concernant lidentité de nature entre lhomme et les bêtes » et il rejoint la position de Locke sur limmortalité de lâme, « croyance fondée sur la seule parole révélée ». En réalité « Voltaire entend développer son opinion à lui mais cette opinion repose sur sa lecture de Locke ». En cela, Locke lui procure la « découverte dun nouveau continent en philosophie » (p. 276-286). Cette découverte le conduit à une réflexion hardie sur les rapports de la pensée et de la matière : « La matière organisée dans le corps peut penser ». Sur un autre plan, M. Benítez conclut cet « examen » en 422prêtant aussi à Voltaire des intentions purement politiques : « le dogme de limmortalité sert le bien commun ».

Dans une enquête à bien des égards novatrice, M. Benítez sattache à retracer lhistoire des réflexions de Voltaire sur lâme entre la publication de la treizième lettre et le texte « définitif » qui figurera dans les éditions des Œuvres de Voltaire de 1748 et 1751. Plusieurs étapes sont successivement analysées. Dabord « la relecture proposée à Formont » par le philosophe dans leur correspondance de 1733-1734, où perce un « soupçon dathéisme » (p. 299-303). Ensuite, la conception du Traité de métaphysique, « essai danthropologie » resté inédit jusquen 1784 mais composé à partir de 1734, nourri déchanges avec Maupertuis, Formont, Cideville, Frédéric II. Lauteur souligne que « la réflexion sur lâme, qui fait le noyau autour duquel sarticule le traité, sorganise en deux chapitres, le cinquième, sur la question “Si lhomme a une âme et ce que ce peut être”, et le sixième, consacré à savoir “Si ce quon appelle âme est immortel” ». Il relève que « comme dans la lettre Sur Mr. Locke, la discussion sur la nature et limmortalité de lâme se place sur le terrain exclusif de la raison » et que Voltaire pense que « probablement rien ne survit au corps après sa désagrégation » (p. 312, 322). Une troisième étape, restée jusquici peu étudiée, est constituée de la discussion avec le Père Tournemine, directeur des Mémoires de Trévoux, auteur dune « Lettre à M. De *** sur limmatérialité de lâme et les sources de lincrédulité » en 1735. Dans le doute, Voltaire « parie pour la matière pensante » (D 877) ; Newton est appelé à la rescousse de Voltaire et de Locke (D 901). Voltaire affirme que lâme est « faite de matière » à laquelle Dieu peut communiquer la pensée : « Lâme matérielle nest pas nécessairement mortelle, la matière ne périssant point. Lauteur reconstruit la logique du dialogue des deux hommes » (p. 345) en montrant que Voltaire a saisi cette occasion de « faire connaître au public létat de la question quelque temps après les Lettres philosophiques ». Les « faibles objections » de Tournemine ne sont quun prétexte à développer une pensée qui, comme le montre la correspondance avec Formont, reste nourrie des idées de Locke. Une troisième voie souvre avec les Éléments de la philosophie de Newton (1738) qui sont destinés à mettre « tout le monde en état dentendre cette philosophie », mais M. Benítez regrette que dans ce « petit ouvrage », le chapitre sur lâme soit décevant.

La dernière partie de lenquête est consacrée au point daboutissement de cette histoire intellectuelle : la version de la Lettre sur Locke publiée 423dans les Mélanges de littérature et de philosophie en 1748, et en 1751 dans La Henriade et autres ouvrages du même auteur. Cette version ultime comporte des « modifications substantielles préparées par une réflexion ininterrompue sur le sujet » (p. 417) et mérite donc une édition critique minutieuse qui na jamais été faite jusquici. Pour maîtriser la complexité des variantes, M. Benítez propose une présentation synoptique des différents textes, et un relevé exhaustif des variantes dans un triple jeu de notes. Sans pouvoir reprendre ici toutes les remarques de léditeur, on retiendra avec lui « un changement profond de perspective : la vie ne se laisse pas expliquer par les mouvements mécaniques de la matière, cest-à-dire par ses “mouvements ordinaires” ». Elle ne résulte pas de lorganisation de la matière dans certains corps. La position du philosophe est condensée dans une formule remarquable, qui concilie le déisme de Voltaire et son refus du spiritualisme chrétien : « La vie est un don que Dieu fait à la matière » (p. 419). M. Benítez voit dans le position de Voltaire une trace de ses échanges avec le P. Tournemine ; il séloigne « du dilemme proposé par Locke, qui hésite entre une âme immatérielle et une matière douée de sentiment par la divinité, en considérant une troisième voie, sous la forme dun être mitoyen entre la matière et lesprit » (p. 421).

On ne pourra plus étudier la treizième lettre philosophique sans exploiter ce travail monumental. Mais son objet est plus vaste. Dans un livre dune grande érudition, attentif à la chronologie fine des textes et aux nuances introduites par de multiples variantes, Miguel Benítez propose lexploration des relations intellectuelles entre deux philosophes. Il montre que Locke a inspiré et stimulé la réflexion de Voltaire tout au long dune histoire qui va des origines de la treizième lettre à sa transformation trois décennies plus tard. Ses analyses, nourries desprit critique, mettent en lumière le caractère vivant et ouvert de la pensée de Voltaire, le dialogue incessant quelle entretient avec toutes sortes dautres pensées, celle de Malebranche, celle de Locke ou du P. Tournemine, et la continuité des interrogations du philosophe.

Geneviève Artigas-Menant

CELLF

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Œuvres complètes de Voltaire, t. XXI : Essai sur les mœurs et lesprit des nations, « Introduction générale », « Index analytique », Oxford, Voltaire Foundation, 2019, XXI-478 p.

Dans ces Œuvre complètes de Voltaire en voie dachèvement, le pli a été pris pour les productions les plus monumentales de Voltaire, comme les Questions sur lEncyclopédie, récemment éditées intégralement (OCV, t. XXXVII-XLIII), ou ici lEssai sur les mœurs, de donner dans un volume à part, à lissue de la publication du texte proprement dit et de labondant appareil critique qui laccompagne, une ample introduction assortie de toutes les annexes nécessaires à la bonne compréhension de lœuvre. Ce volume, qui termine chronologiquement la publication, mais qui précède la série complète du texte en huit volumes (t. XXII-XXVII), comprend ainsi un impressionnant et très utile « Index analytique » (p. 393-478) portant sur les volumes de textes ainsi quune très riche section sur les « manuscrits et éditions » de lœuvre (p. 269-317). On appréciera aussi la comparaison des « Titres des chapitres dans les différentes éditions » (p. 323-369) ainsi que le « Tableau récapitulatif des chapitres » (p. 371-376) qui permettent de se repérer dans la riche histoire éditoriale dune œuvre sétalant finalement, des premiers extraits publiés (1745) à la version achevée et corrigée de lédition dite« encadrée » (1775), sur près de trente ans et comptant au bout du compte 197 chapitres. Lintroduction générale en tant que telle occupe ainsi un peu plus de la moitié du volume (p. 1-267) et, contrairement à la magistrale introduction des Questions par Christiane Mervaud (OCV, t. XXXVII), elle nest pas lœuvre dune seule personne, mais fournit la synthèse des points de vue érudits, informés et passionnés dHenri Duranton et Janet Godden pour lhistoire éditoriale (p. 1-100), de Haydn T. Mason pour la présentation (p. 101-132), de Myrtille Méricam-Bourdet pour létude des sources (p. 133-156), de Gianluigi Goggi pour celle de la présence des civilisations extra-européennes dans lœuvre (p. 157-186), de Sylvain Menant pour lanalyse de la poétique et de la réception de 425lœuvre (p. 187-242), et de Glenn Roe, à laide des outils des humanités numériques, pour la présence de lEssai dans lEncyclopédie (p. 243-257). Le directeur de la Voltaire Foundation, Nicholas Cronk, sest réservé le travail de conclusion et de bilan qui achève la parcours (p. 259-267). Le lecteur bénéficie ainsi dun éclairage à multiples facettes et points de vue offrant de ce monument de lhistoire une vue détaillée, pour ne pas dire exhaustive, en tout cas remarquablement instructive. On appréciera le cosmopolitisme des contributeurs de cette introduction conduite entièrement en français : cest le symbole de la vitalité des études voltairiennes aux quatre coins du globe, et depuis longtemps. Le volume est dailleurs dédié à la mémoire de H.T. Mason, éminent voltairien qui avait dirigé les OCV de 1998 à 2000 et qui est mort avant la parution du volume auquel il a contribué. Les angles dattaque originaux de G. Goggi et de G. Roe (ce dernier dans le sillage des travaux dO. Ferret) apportent aux perspectives plus attendues mais tout aussi nécessaires des autres contributeurs du volume ce supplément dintérêt qui place cette édition critique en digne successeur de la version de René Pomeau aux Classiques Garnier chez Bordas (1990), qui constituait jusque-là la seule édition de référence. Elle apporte en plusieurs domaines des précisions et des perspectives qui ne pouvaient retenir lattention voire lintérêt de R. Pomeau. On dispose ainsi, avec lensemble des tomes dans lédition des Œuvres complètes de Voltaire, dun outil dexception dont ce volume est tout à la fois la pièce liminaire et la clé.

Létude de lhistoire éditoriale mouvementée de louvrage offre un cas particulièrement remarquable de jeu avec la clandestinité. Cest à ce titre quelle intéressera aussi les lecteurs de La Lettre clandestine. Il est vrai que les manifestations les plus précoces du projet dune histoire universelle, appelée naturellement à servir dintroduction au Siècle de Louis xiv, se réalisent dans une période tendue et mouvementée : si les premières publications dextraits en revue (Mercure de France, 1745) peuvent servir la carrière de celui qui devient bientôt académicien et historiographe de France, les publications suivantes soulignent le sort nouveau réservé à celui qui est désormais persona non grata à Paris, mais qui nabandonne cependant pas tout de suite lespoir dun retour possible. En effet lHistoire des Croisades, constituée dextraits et publiée à Berlin en 1751 en parallèle avec la publication du Siècle, accuse le pli polémique de cette écriture de lhistoire. Voltaire se montre historien aguerri (son 426Siècle a prouvé une pratique véritable de larchive) capable aussi de tracer de grandes perspectives (le plus souvent à partir déléments compilés), non sans esprit dindépendance. Mais lavanie de Francfort en 1753 place Voltaire dans une position délicate alors quune version non autorisée, sous forme dAbrégé de lhistoire universelle, paraît à La Haye chez Néaulme : elle se targue de la signature de Voltaire, ce qui, aux yeux de celui-ci, compromet gravement ses chances de conciliation avec le pouvoir alors quil se retrouve sans perspective immédiate détablissement. Sensuit une campagne virulente et soutenue de démenti et de rejet de paternité, qui met en avant lindélicatesse dune publication extrêmement fautive et déformée. Voltaire va jusquà harceler Malesherbes, que ce zèle indispose, pour engager des poursuites contre lintroduction de cet Abrégé en France. On voit comment Voltaire sait détourner au besoin larsenal répressif contre la clandestinité à son profit. Cela ne lempêche pas, bien au contraire, de contribuer au Supplément de cet Abrégé en 1754. Mais avec linstallation en Suisse aux Délices et la rencontre avec les Cramer, cette phase prend fin pour aboutir à la première publication autorisée par lauteur, dans le cadre de ses Œuvres complètes, où lEssai, qui na encore que 164 chapitres, précède le Siècle. Cest à partir de là que la publication prendra un cours plus serein mais non moins polémique en sétoffant régulièrement et incorporant en 1769, en guise dintroduction, La Philosophie de lhistoire de 1765. LEssai est devenu entièrement indépendant du Siècle comme du Précis et offre au public un essai de survol mondial de lhistoire. Les éditeurs rappellent que la perspective nest pas complètement une nouveauté, car Dom Calmet avait déjà produit huit volumes dune Histoire universelle sacrée et profane (1735-1748), tandis quen Angleterre George Sale dirigeait une Universal History (1736-1765) dimportance, bientôt traduite en français (45 vol., 1742-1792). Mais ils soulignent surtout loriginalité de Voltaire dans cet espace particulier de lhistoriographie où la compilation est la règle : cet le souci critique, en particulier en matières religieuses, et également la vivacité de lécriture qui ont marqué les esprits et assuré à cet Essai une réussite éditoriale remarquable. Alors que le marché paraît déjà saturé par les éditions précédentes, les Cramer demblée nhésitent pas à lancer leur édition, la première autorisée par lauteur, à un tirage particulièrement élevé et risqué à lépoque de 7000 exemplaires (p. 71). On voit là combien Voltaire fait figure de symbole de lesprit « philosophique » offrant une conception 427différente, laïcisée et décentrée, des grandes fresques historiques, sans aucune lecture providentialiste possible : ce nest donc pas sans raison que lauteur sera la cible privilégiée dun des pamphlets retentissants de la campagne contre les « Cacouacs », LOracle des nouveaux philosophes (1759), avant dêtre repris systématiquement par Nonnotte (Les Erreurs de Voltaire, 1762). Létude des sources montre limportance des lectures de Voltaire et son choix damendements ponctuels et stratégiques dans une écriture faite plus généralement demprunts, qui sont cependant rarement reconnus, contrairement aux usages savants : cest aussi que Voltaire veut faire échapper son Essai aux pesanteurs savantes et souhaite sadresser à un public élargi, curieux et sans préjugé, à limage de sa destinataire initiale, la marquise Du Châtelet, morte en 1749. Le statut de référence de lEssai se juge non seulement à limportance des attaques dont il a fait lobjet, mais aussi à sa place éminente en tant que source dans lentreprise encyclopédique et singulièrement sous la plume de Jaucourt : 139 des 147 articles reprenant des passages de lEssai portent sa signature. Cest à une pesée précisée par les outils informatiques que sattelle utilement une section de lintroduction en corroborant les résultats dOlivier Ferret. Plus que jamais, Jaucourt fait figure de porte-parole de Voltaire dans le Dictionnaire raisonné (comme il lest aussi à une autre échelle de Montesquieu), ce qui vaut autant pour Voltaire historien que pour Voltaire poète, deux dimensions désormais les moins fréquentées de son œuvre. Gageons que de telles éditions permettent de mettre en avant toutes les facettes de son talent.

Alain Sandrier

Université de Caen Normandie

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Œuvres complètes de Voltaire, t. CXL : Notes et écrits marginaux conservés hors de la Bibliothèque nationale de Russie. Complément au Corpus des notes marginales de Voltaire. Sous la direction de Gillian Pink, Ethel Groffier et al., Oxford, Voltaire Foundation, 2019, 615 p.

On sait quà la mort de Voltaire en 1778, sa bibliothèque de quelque 7.000 volumes fut vendue par sa nièce, Marie-Louise Denis, à limpératrice Catherine ii de Russie pour la somme de 30.000 roubles. Limpératrice, qui correspondait avec Voltaire depuis une quinzaine dannées, souhaitait conserver tous les livres de sa bibliothèque ensemble afin den faire un monument à la mémoire du poète-philosophe : cest ainsi quils trouvèrent le chemin de lErmitage à Saint-Pétersbourg, avant dêtre intégrés à la Bibliothèque publique impériale, puis à la Bibliothèque nationale de Russie, où on les trouve aujourdhui. Le projet de publier les notes marginales de Voltaire dans ces volumes fut lancé dabord par lAkademie Verlag à Berlin-Est en 1979 : cinq tomes de marginalia furent ainsi publiés entre 1979 et 1994, couvrant la moitié de lalphabet, mais le projet fut interrompu alors. Un colloque fut organisé à ce sujet à la Sorbonne en 2002 (les actes étant publiés dans la Revue Voltaire, 3, 2003, p. 5-127) et le projet fut relancé par la Fondation Voltaire, qui ajouta les tomes 6-9 (2006-2018) et publia lensemble dans le cadre des Œuvres complètes de Voltaire (OCV, vol. 136-144A-B).

Le présent volume apporte un complément à ces marginalia en faisant connaître les annotations voltairiennes dans des volumes en dehors de sa bibliothèque conservée à Saint-Pétersbourg : il sagit de manuscrits et de livres publiés, annotés parfois au fil de la plume avec des remarques personnelles et spontanées, mais parfois aussi dannotations qui visent à constituer un ensemble de conseils adressés à lauteur, ou de commentaires dans des volumes dont Voltaire a fait ensuite cadeau à ses amis – et qui ont parfois été recopiés dans dautres exemplaires du même livre. Les notes marginales de chaque volume sont présentées dans des sections distinctes par une équipe déditeurs sous la direction de Gillian Pink, bien connue des voltairiens pour ses recherches minutieuses et 429pour son travail impeccable déditrice. Cest ainsi que nous découvrons les commentaires de Voltaire sur une lettre de Chauvelin et sur un Supplément aux probabilités (éd. John Renwick) ; sur Faget, Critique de la Henriade (éd. David Williams) ; sur Fénelon, Démonstration de lexistence de Dieu et sur Guibert, Essai général de tactique (éd. Christophe Paillard et Irina Zaïtseva) ; sur Frédéric II, LArt de la guerre (éd. Christiane Mervaud), sur son Ode aux Prussiens et sur les Œuvres du philosophe de Sans-Souci (éd. G. Pink) ; sur les œuvres de dHolbach, Le Bon Sens et Le Christianisme dévoilé (éd. Alain Sandrier) ; sur La Beaumelle, Examen de la Nouvelle Histoire de Henri IV, et sur Portalis, Consultation sur la validité des mariages protestants de France (éd. E. Groffier) ; sur les Lettres de Mr de Voltaire à ses amis du Parnasse (éd. Jean-Alexandre Perras) ; sur un Mémoire des fermiers généraux (éd. John R. Iverson) ; sur Le Vrai Sens du Système de la nature, ouvrage publié sous le nom de Helvétius (éd. Gerhardt Stenger) ; sur LÉmile de Rousseau (éd. Gemma Tidman) ; et sur plusieurs œuvres de Vauvenargues, Réflexions critiques sur quelques poètes, Réflexions critiques sur Rousseau et Introduction à la connaissance de lesprit humain (éd. Jean Dagen et G. Pink, avec la participation de Samuel Bailey). Sy ajoutent enfin des annotations attribuées à Voltaire dans les Lettres de Mlle Aïssé à Mme C… (éd. Édouard Langille) et dans les Notes sur La Henriade de Saint-Saphorin (éd. David Williams). Cest donc un corpus considérable et intéressant de marginalia qui nous est présenté avec de nombreuses suggestions quant à des pistes de recherche (rapports entre les commentaires de Voltaire dans différents volumes dun même auteur, ses renvois à dautres auteurs, ses notes en rapport avec ses Cahiers et leur apport à létude génétique de ses propres œuvres).

Nous ne saurions tout commenter ici et dailleurs lintérêt philosophique ou littéraire des annotations est très inégal et parfois peu commenté par les éditeurs, qui privilégient la recherche bibliographique. On retiendra les protestations de lauteur de lHistoire de Jenny contre lathéisme du baron dHolbach dans Le Bon Sens : dans un exemplaire emprunté, Voltaire affiche ses convictions hostiles au matérialisme. Tout en faisant des concessions et en approuvant la polémique contre le fanatisme, contre le priestcraft et contre le mystère religieux, Voltaire maintient lexistence dun Être intelligent, Être nécessaire : « cest le principe, cest la cause de tous les effets » ; et encore : « Il y a un Être nécessaire, il est nécessairement éternel, il est principe, il ne peut être 430méchant, tenons-nous-en là » ; et il brandit le mens agitat molem qui apparaît pas moins de cinq fois dans la marge de ce même livre. Contre dHolbach, Voltaire maintient ainsi la position adoptée dans la Lettre sur Locke. Dans les marges du Christianisme dévoilé, il défend également, comme dans les Lettres philosophiques, « le pur déisme accommodé avec la morale du Christ » et sinquiète pour le peuple : « Pourquoi ôter aux hommes le frein de la crainte de la divinité ? »

Le même thème revient constamment dans les commentaires de Voltaire sur Le Vrai Sens du Système de la nature (1774) faussement attribué à Helvétius : « qui nous prouvera quil ny a pas dans la nature une intelligence et des desseins marqués. Spinosa même est contraint de lavouer » (p. 1) ; dès quon affirme que « le mouvements est lessence de la matière », Voltaire sexclame : « Nest-ce pas supposer ce qui est en question ? » et dinsister quatre fois sur lexistence dans la nature dun « principe intelligent », dune « puissance intelligente », dune « intelligence suprême » qui « anime évidemment la nature ». Voltaire reprend le refrain : saccordant avec lauteur sur limposture des prêtres qui « nous ont volés et écrasez », il croit la foi – malgré Bayle – utile à la morale et à lordre public : « songez que tout athée conséquent vous assassinera et vous volera sil se croit sûr de limpunité. Si Dieu nexistait pas, il faudrait linventer ». Lauto-citation est manifestement destinée à être lue par autrui.

Lintérêt des annotations de Votaire dans un exemplaire de lÉmile de Rousseau est tout autre. Comme la souligné Nicholas Cronk, lexemplaire annoté – conservé dans les Archives Rousseau de la Bibliothèque de Genève – est destiné au colonel Charles Pictet de Cartigny, qui avait accusé Voltaire davoir inspiré au Petit Conseil de Genève sa condamnation de lÉmile et du Contrat social en juin 1762. Voltaire écrit à Pictet en 1775 (éd. Leigh, no 1975 ; Best. D10.578) et lui envoie ses annotations comme « preuve » de sa bonne foi – puisquil y approuve certains passages du livre. Le don est censé convaincre la famille Pictet (que Voltaire tient en affection) quil nest pas lennemi de lauteur condamné. On peut douter que les Pictet se soient laissés convaincre par les quelques « bon » et même « très bon » dans la marge, à côté de la dénonciation de mille fadaises très plates. La véritable opinion de Voltaire est bien connue par sa correspondance : « il y a une cinquantaine de pages au troisième volume contre la religion chrétienne qui ont fait rechercher louvrage, et bannir 431lauteur » (1762 : Best. D10.626) ; « Pour une trentaine de pages qui se trouvent dans un livre inlisible [sic] qui sera oublié dans un mois, je ne vois pas quil nous ait fait grand bien » (1762 : Best. D10.581) et « Je me suis moqué de son Émile, qui est assurément un plat personnage ; son livre ma ennuyé ; mais il y a cinquante pages que je veux faire relier en maroquin » (1762 : Best. D10.705).

Enfin, on mentionnera les annotations de Voltaire dans un exemplaire de la première édition de lIntroduction à la connaissance de lesprit humain de Vauvenargues (Paris, 1746) : Voltaire donne des conseils essentiellement stylistiques au jeune écrivain, qui en profite dans la préparation de la deuxième édition de 1747 : lannotation critique des éditeurs du présent volume permet de suivre à la lettre les réactions de Vauvenargues à la lecture des commentaires de Voltaire.

Lensemble de ces textes commentés et ici parfaitement édités – et on nous pardonnera de ne pas les commenter tous – constitue donc un complément utile au marginalia déjà parus daprès les volumes de lHermitage.

Antony McKenna