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Classiques Garnier

Éditorial

  • Publication type: Journal article
  • Journal: La Lettre clandestine
    2013, n° 21
    . Déismes et déistes à l’âge classique
  • Author: Artigas-Menant (Geneviève)
  • Pages: 11 to 14
  • Journal: The Clandestine Letter
  • CLIL theme: 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
  • EAN: 9782812412479
  • ISBN: 978-2-8124-1247-9
  • ISSN: 2271-720X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-1247-9.p.0011
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 09-11-2013
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
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Éditorial

Avec le centenaire de l’article fondateur de Gustave Lanson et le vingtième anniversaire de La Lettre clandestine, l’année 2012 fut l’occasion de prendre, une fois de plus, la mesure temporelle du corpus clandestin. Qu’en est-il de sa mesure spatiale, dont on parle beaucoup moins ?

En 1912 le point de départ était entièrement français, principalement même parisien. Ayant eu « le soupçon » de l’origine précoce et clandestine des « ouvrages les plus hardis ou les plus violents » imprimés après 1750 « en feuilletant le catalogue des manuscrits des bibliothèques, en examinant un certain nombre de manuscrits de la Bibliothèque Nationale, de l’Arsenal, de la Mazarine », Lanson exhortait à faire « l’étude exacte des nombreux manuscrits philosophiques du xviiie siècle que possèdent les bibliothèques des départements ». Il signalait deux extraits du Mémoire de Meslier à Rouen, un autre à Fécamp, une copie de la Promenade de Cléobule de Diderot à Montivilliers, l’Esprit de Spinoza à Fécamp, et, sous le titre de Traité des trois imposteurs, à Châlons-sur-Marne, des copies de l’Examen de la religion à Rouen et Fécamp, deux copies de l’Examen critique des apologistes de la religion chrétienne à Châlons, ainsi qu’une copie du traité De l’examen de la religion, la Lettre de Thrasybule à Leucippe à Douai et Rouen, l’Analyse de la religion chrétienne à Rouen, Fécamp, Montivilliers, l’Opinion des Anciens sur la nature de l’âme et l’Opinion des Anciens sur les Juifs à Rouen. Ces quelques indications incitaient d’une part à poursuivre l’enquête dans les catalogues imprimés existants, d’autre part à aller voir sur place les manuscrits ainsi repérés.

Ce fut chose faite en 1938, par Ira O. Wade qui bénéficiait alors du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, tout juste achevé (1886-1935, 82 vol.). The Clandestine Organization and Diffusion of Philosophic Ideas in France from 1700 to 1750 offre deux outils de travail exemplaires : la liste alphabétique des cent deux titres correspondant à plus de trois cent quatre-vingts copies manuscrites (p. 11-18), un

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appendice (p. 277-321) contenant des extraits des catalogues des manuscrits de cinquante-trois bibliothèques dont huit bibliothèques parisiennes, quarante et une bibliothèques des départements et quatre bibliothèques de l’étranger : Gand, British Museum, Leningrad (Saint-Pétersbourg), Harvard. Malgré ce début d’exploration internationale, l’expansion géographique touchait encore principalement la France, le nombre des bibliothèques des départements qui conservaient des manuscrits philosophiques clandestins étant multiplié par huit. Dès 1982, Miguel Benítez élargissait considérablement le champ d’investigation du corpus (« Liste et localisation des traités clandestins » dans Le Matérialisme du xviiisiècle sous la direction d’Olivier Bloch). En 1996, dans La Face cachée des Lumières, c’est le monde entier qui étale ses richesses en manuscrits philosophiques clandestins. Pour illustrer quantitativement cette expansion spatiale, je prendrai les deux exemples les plus éloquents, celui de l’Examen de la religion (sans distinction des versions, y compris celle intitulée Doutes) et celui des Trois Imposteurs. Ces deux manuscrits ont l’avantage d’avoir fait partie du corpus désigné dès 1912. L’étude de leurs cas n’entraîne donc pas les problèmes que posent les nouveaux titres, les manuscrits latins, les manuscrits étrangers, les traductions en langues diverses. Outre que ces problèmes importants méritent d’être traités à part, ils risqueraient ici de parasiter la démonstration.

En 1938, dans les vingt-quatre manuscrits de l’Examen de la religion que Wade ajoute aux treize mentionnés par Lanson, deux sont conservés à Gand, un à Leningrad (Saint-Pétersbourg), donc on n’en connaissait alors que trois hors de France. En 1996, Miguel Benítez en comptait en tout soixante-deux dans le monde, dans des endroits aussi divers et éloignés que Budapest, Cambridge (Mass.)-Harvard, Chicago, Cincinnati, Dresde, Gand (une de plus qu’en 1938), Gênes, Londres, Milan, Moscou, New York, Varsovie, Venise, Wittenberg, sans compter une traduction danoise à Copenhague. En 2003, dans la version espagnole de son livre (La Cara Oculta de Las Luces), il en dénombre quatre de plus : à Genève, Neuchâtel, Rome, Londres encore. En 2011, dans La Lettre clandestine no 19, François Moureau en annonce un nouvel exemplaire à Paris. Enfin il faut désormais ajouter une version en onze chapitres découverte en 2012 à la Newberry Library de Chicago (voir ci-dessous p. 000). Ce qui fait, en attendant d’autres trouvailles, soixante-huit exemplaires répandus dans le monde, de Dresde à Venise, de Cincinnati à Moscou,

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dont soixante-deux en Europe et trente-sept seulement en France, soit un peu plus de la moitié du total mondial. L’hypothèse lansonienne de la diffusion clandestine, déjà numériquement confirmée par Wade, est encore plus spectaculairement confirmée, mais la question de la circulation devient beaucoup plus complexe qu’elle ne l’était lorsque la géographie se limitait, ou presque, à la France.

La complexité atteint son comble avec le Traité des trois imposteurs (Esprit de Spinoza) qui subit littéralement une explosion spatiale. Lanson en connaissait cinq manuscrits, Wade vingt-huit dont un à Harvard, cinq à Leningrad (Saint-Petersbourg). Miguel Benítez en dénombre cent cinquante-neuf en 1996, auxquels s’en ajoutent quatre dans la traduction espagnole de La Face cachée des Lumières : à Hamilton (Ontario), Milan, Naples, Oxford ; ce qui porte le nombre de manuscrits connus à cent soixante-trois. En 2003, dans La Lettre clandestine no 12, Miguel Benítez signale un deuxième manuscrit à la Bibliothèque de l’Université McGill de Montréal ; dans La Lettre clandestine no 14, Jens Glebe-Møller présente un exemplaire de la Bibliothèque Royale de Copenhague ; Winfried Schröder fournit dans La Lettre clandestine no 15 la notice d’un exemplaire en vente chez un libraire de Cologne. Sur les cent soixante-six copies ainsi dénombrées, cent quarante-six se trouvent en Europe, dont trente seulement en France, moins d’un cinquième du total mondial, moins d’un quart du total européen, alors que l’Amérique du Nord (Canada et États-Unis) en possède vingt.

On le voit, la circulation géographique sur une si grande échelle temporelle et spatiale ne peut plus s’expliquer seulement par des réseaux clandestins dont, sans encore bien les connaître, on devine l’existence au xviiie siècle en France et dans certains pays d’Europe. Les circuits commerciaux de livres et manuscrits anciens aux xixe et xxsiècles compliquent considérablement la situation, sans oublier la circulation, de plus en plus intense, des personnes. Qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Hasard ? Curiosité ? Idéologie ? D’innombrables questions se posent de façon de plus en plus pressante au fur et à mesure des découvertes, d’autant plus qu’on observe d’étonnantes concentrations : quatre copies du Traité des trois imposteurs à la Deutsche Staatsbibliothek de Berlin, à la Bibliothèque universitaire de Cracovie, au Hebrew Union College de Cincinnati, six à la Bibliothèque Royale de La Haye, sept à Saint-Pétersbourg, huit à la Bibliothèque Royale de Copenhague.

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L’enquête sur la réception des manuscrits philosophiques clandestins dans leur siècle est en plein chantier et voilà que s’impose une enquête sur la réception des manuscrits philosophiques clandestins après la clandestinité. On peut espérer que des recherches et une réflexion approfondie sur cette extraordinaire dissémination dans le monde apporteront des lumières neuves sur l’histoire des bibliothèques et des collections privées, mais aussi sur le mouvement des idées, des cultures, des combats souterrains du monde intellectuel international.

Geneviève Artigas-Menant