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Classiques Garnier

Introduction à la quatrième partie

  • Publication type: Book chapter
  • Book: La Langue de la fiction dans la nouvelle historique et galante (1650-1700)
  • Pages: 457 to 459
  • Collection: Stylistic Investigations, n° 17
  • CLIL theme: 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN: 9782406167020
  • ISBN: 978-2-406-16702-0
  • ISSN: 2271-7013
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16702-0.p.0457
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-05-2024
  • Language: French
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Introduction à la quatrième partie

On peut reconnaître, assez intuitivement, lexistence dun lien privilégié entre le récit de fiction et le personnage, au regard duquel les essais formalistes du « Nouveau Roman » – personnages sans noms, romans sans personnages – constituent des expériences limites. Pour les auteurs et les critiques de lâge classique, il ne fait aucun doute que lart du romancier consiste à « faire intéresser les lecteurs pour les héros1 ». Mais ces héros changent de visage au fil de lhistoire littéraire : dans la seconde moitié du xviie siècle, le régime de la vraisemblance historique fait disparaître les amants parfaits du roman baroque, au profit dhommes et des femmes qui, sans être véritablement du commun, se distinguent de leurs prédécesseurs par dhumaines faiblesses2. Or, en renonçant à lidéalisme, et en prétendant restituer à travers ses personnages une forme dexpérience du réel, la fiction redéfinit son objet dune manière qui déplace une frontière ancienne entre Histoire et fiction. La tradition aristotélicienne confiait en effet à lHistoire la représentation du particulier, et à la fiction, celle d« actions générales3 » dont les lecteurs et lectrices devaient tirer une instruction morale. Dans la poétique de la nouvelle, cependant, la dimension universalisable de lhistoire est moins conçue comme linstrument dun apprentissage moral, que comme la condition dun sentiment didentification qui aurait fait défaut au roman baroque :

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Nous ne nous appliquons point ces prodiges et ces grands excès ; la pensée que lon est à couvert de semblables malheurs, fait quon est médiocrement touché de leur lecture. Au contraire, ces peintures naturelles et familières conviennent à tout le monde ; on sy retrouve, on se les applique, et parce que tout ce qui nous est propre nous est précieux, on ne peut douter que les incidents ne nous attachent dautant plus quils ont quelque rapport avec nous4.

Les auteurs de nouvelles semblent ainsi renoncer à la mission traditionnelle du Poète – celle de peindre à travers le personnage de fiction un idéal moral – pour donner plutôt au lecteur le plaisir de se reconnaître dans les héros de lhistoire. La métamorphose du personnage est indissociable, en somme, dun bouleversement profond de la réception : il ne sagit plus déblouir les lecteurs par des exemples de vertu parfaite, mais de susciter un sentiment dempathie, voire didentification avec le personnage. On pourrait dire, dans la terminologie de Vincent Jouve, que la réception herméneutique fait place à la réception empathique, l« effet personnel » comptant désormais moins que l« effet personne5 ». Valincour, tout en blâmant lauteur de La Princesse de Clèves pour certains artifices narratifs, salue ses peintures de sentiments « si délicats et si naturels, quon les sent presque dans son cœur, à mesure quon les découvre dans les personnages6 », si bien quen lisant la nouvelle « lon entre dans les sentiments de Mme de Clèves ; lon souffre avec 459elle7 ». Chez les auteurs et les critiques, lidée simpose peu à peu que les œuvres fictionnelles sont destinées à une lecture empathique, au cours de laquelle « nous devenons les amis intimes de[s] personnages au point de saisir lessence même de leur âme8 ».

La nouvelle historique et galante est donc le lieu dun bouleversement de la pensée du personnage, qui engage un travail visible de la langue. Nous nous pencherons ici sur deux systèmes qui jouent un rôle essentiel dans la représentation fictionnelle de lêtre humain, à commencer par celui du discours représenté. Contrairement aux mémoires, qui se donnent pour ambition de restituer la langue singulière des hommes et des femmes quelle représente, on verra que la fiction ne se préoccupe guère de doter chaque personnage dune langue propre ; au contraire, les discours et les pensées représentées sont le lieu dun travail dunification stylistique où se dessine une continuité formelle entre le domaine de la voix et celui de la pensée (chapitre 8). On se penchera ensuite sur les chaînes de référence liées aux personnages de fiction : les relations de coréférence sont exploitées par les auteurs, non seulement pour effectuer des opérations de rappel, susceptibles de faire évoluer notre représentation du personnage, mais également pour mettre en concurrence différentes expressions désignant la même personne. Ces tensions invitent les lecteurs à prêter attention aux noms du personnage, et à sinterroger sur linaptitude de certaines expressions à saisir pleinement et uniquement lindividu (chapitre 9). Au fil de ce parcours, nous essaierons de montrer que dans la nouvelle historique et galante sélabore une pensée fictionnelle de lindividu, distincte de la représentation particularisante de lHistoire, car elle est destinée à créer chez le lecteur un sentiment de reconnaissance, et sans doute de réflexion sur sa propre condition individuelle.

1 Du Plaisir, Sentiments sur les lettres et sur lhistoire, ouvr. cité, p. 51.

2 Voir Pavel, Thomas, La pensée du roman, ouvr. cité.

3 Le Bossu, René, Traité du poème épique, Paris, Le Petit, 1675, p. 36. Parce que le poète doit toujours « feindre une action générale » (ibid., p. 36), Le Bossu recommandait même aux auteurs de poèmes épiques de commencer par imaginer « un plan général, universel, & sans Noms », car « commencer par chercher un Héros dans lHistoire, & entreprendre de raconter une action quil aura faite », cest « séloigner des préceptes dAristote [], et corrompre la nature de la Fable Epique » (ibid., p. 96). « Un Poëte », dit encore Le Bossu, « nécrit pas comme un Historien, quel a été Alcibiade, ce quil a dit, ou ce quil a fait en telle rencontre ; mais ce que vrai-semblablement il a du dire ou faire » (ibid., p. 335). Le but de cette peinture générale est déduquer le lecteur, lépopée nétant quune « instruction morale, déguisée sous les allégories dune Action » (ibid., p. 83).

4 Du Plaisir, Sentiments sur les lettres et sur lhistoire, ouvr. cité, p. 50. Au sujet de la théorie du personnage formulée par Du Plaisir dans ses Sentiments, voir Toma, Dolores, « Du Plaisir, un théoricien de la nouvelle au xviie siècle », dans V. Engel et M. Guissard (dir.), La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres, du Moyen Âge à nos jours, Actes des colloques de Metz et de Louvain-la-neuve, Louvain la Neuve, Bruylant-Academia, 2001, vol. 2, p. 132-137. Concernant la place prise par lidée didentification dans les théories classiques de la réception, voir lanthologie de Camille Esmein-Sarrazin, qui commente lune des premières expressions de cette théorie dans la préface de Clorinde, roman anonyme paru en 1654 (Poétiques du roman, ouvr. cité, p. 241 sq.).

5 Dans sa théorie de l« effet personnage », Vincent Jouve distingue la perception du personnage de sa réception. Ni simplement un actant, ni véritablement une personne, le personnage est en effet « le produit dune représentation » fondée sur notre compréhension du texte, et des savoirs qui concernent le hors-texte – cest la perception du personnage (Jouve, Vincent, Leffet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1998, p. 40 sq.). La réception du personnage, en revanche, est moins déterminée textuellement que culturellement : elle concerne la manière dont le lecteur établit des liens avec le héros, liens qui peuvent être de nature herméneutique (cest « leffet personnel », le personnage étant perçu comme un élément de sens), empathique (cest « leffet personne », le personnage devenant objet de sympathie ou dantipathie), ou encore fantasmatique (cest « leffet prétexte », le personnage servant de support à des investissements inconscients) (ibid., p. 70 sq.).

6 Valincour, Jean-Baptiste de, Lettres sur le sujet de La Princesse de Clèves, ouvr. cité, p. 558.

7 Ibid., p. 543.

8 Chapelain, Jean, Opuscules critiques, Paris, 1936, p. 221, cité par Ginzburg, Carlo, « Paris 1647 : un dialogue sur fiction et histoire », art. cité.