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Classiques Garnier

Conclusion de la quatrième partie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Langue de la fiction dans la nouvelle historique et galante (1650-1700)
  • Pages : 599 à 601
  • Collection : Investigations stylistiques, n° 17
  • Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN : 9782406167020
  • ISBN : 978-2-406-16702-0
  • ISSN : 2271-7013
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16702-0.p.0599
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/06/2024
  • Langue : Français
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Conclusion de la quatrième partie

La représentation du personnage est un lieu de différenciation stylistique pour la fiction, au sens où sy inventent des manières singulières de faire parler et penser le personnage, de le nommer et de le (re)désigner. Dans la nouvelle historique et galante, ces outils nous semblent engagés dans une pensée de lindividu, que nous avons proposé danalyser, après Stéphane Chauvier, à laide du couple notionnel de lunité et de lunicité. Pour Stéphane Chauvier,

Il existe, sinon en fait, du moins en droit, deux manières très différentes daccéder cognitivement à un individu []. Lune de ces deux manières de penser à un individu, la manière dominante, conduit à concevoir lindividu comme une unité numérique dune espèce ou dune sorte données, ce que nous appellerons une hénade. Lautre manière de penser à un individu conduit à concevoir lindividu comme un absolu singulier, fermé sur le reste du monde, ce que nous appellerons une monade. [] nous disposons de deux chemins daccès cognitifs complémentaires à tout individu, deux chemins qui ne peuvent pas être empruntés en même temps et qui, lorsquils sont empruntés, conduisent à voir nimporte quel individu, tantôt comme une hénade, tantôt comme une monade1.

Ces notions peuvent éclairer la complémentarité de deux systèmes linguistiques au cœur de la représentation du personnage : celui du discours représenté, et celui de la référence. Dune part, le travail dunification stylistique à lœuvre dans la représentation des paroles et des pensées peut sinterpréter comme la figuration littéraire dune unité intime, sans que les personnages se distinguent linguistiquement les uns des autres, comme ils peuvent le faire dans les mémoires, et comme ils le feront dans les romans plus tardifs. Dautre part, les tensions à lœuvre dans le système de la désignation permettent de penser lunicité dun personnage qui ne se reconnaît ni dans le nom de sa famille, ni dans 600celui de son type ; loin dapparaître alors comme une unité, le personnage se voit fractionné entre différentes instances – privée et publique, physique et psychologique, passée et présente – que saisissent ses différents noms. En empruntant à Ann Banfield les mots avec lesquels elle mettait en rapport les notions de la philosophie russellienne et les modes de représentation de lesprit dans le roman, on pourrait dire que « la langue contient déjà – parmi les choses dont on peut dire que la langue les sait – la distinction même que la philosophie sefforce de rendre explicite2 » entre deux manières de penser lindividu : lindividu comme monade, « sujet [] qui occupe toute la scène et quon regarde moins, lui, quon ne regarde en lui », et lindividu comme hénade, « sujet [] qui se détache parmi dautres3 ».

Le double processus dindividuation et dindividualisation du personnage à lœuvre dans la nouvelle historique et galante nous amène à nous interroger sur le rôle joué par la fiction littéraire dans lémergence, à lâge classique, dune pensée moderne de lindividu – « idée forcément un peu schématique, mais à laquelle les séries dautoportraits de Rembrandt ou lémergence dun projet comme les Confessions donnent une sorte de sens malgré tout4 ». Au sujet de la représentation de la vie intérieure dans la fiction de lâge classique, Marc Hersant invitait ainsi à se demander « si la vie intérieure des personnages de fiction ne crée pas, dune certaine manière, celle des hommes réels5 ». On peut envisager que les hommes et les femmes du passé aient appris à se concevoir comme des individus dune manière quont modelée leurs expériences esthétiques, et notamment la lecture des récits de fiction. Au xviie siècle, ceux-ci sorientent en effet vers une expérience de lecture empathique, destinée à créer un sentiment didentification : nous adoptons le point de vue des personnages, et nous assistons aux expériences intérieures des héros. Dans lexpérience de loralisation, nous pouvons faire nôtre la voix intérieure de personnage, cette scansion saccadée de la pensée 601en « je ». Nous pouvons faire nôtre, également, le trajet psychologique de ces héros qui sindividualisent : lisant lhistoire de personnages qui réfléchissent en lecteurs à leur condition individuelle, les lecteurs et lectrices réels sont peut-être amenés à sévaluer eux-mêmes à laune des ensembles préconstruits de la culture littéraire, et à se saisir narrativement, en se racontant sous la forme dune histoire6. Sil est vrai que « la fonction fabulatrice [] est à la racine de notre identité personnelle7 », sans doute la réception des récits de fiction détermine-t-elle aussi, au moins en partie, la manière dont nous nous racontons.

1 Chauvier, Stéphane, « Lunique en son genre », art. cité, p. 3.

2 Banfield, Ann, Phrases sans parole, ouvr. cité, p. 312-313.

3 Chauvier, Stéphane, « Lunique en son genre », art. cité, p. 19.

4 Hersant, Marc et Ramond, Catherine (dir.), La représentation de la vie psychique dans les récits factuels et fictionnels de lépoque classique, ouvr. cité, p. 13. À ce sujet, on pourra consulter les actes dun colloque franco-italien réunissant philosophes et historiens des idées, Cazzaniga, Gian Mario et Zarka, Yves-Charles (dir.), Lindividu dans la pensée moderne, xvie-xviiie siècles, Pisa, ETS, 1995.

5 Hersant, Marc et Ramond, Catherine (dir.), La représentation de la vie psychique dans les récits factuels et fictionnels de lépoque classique, ouvr. cité, p. 14.

6 Cette réflexion excède sans doute la portée de notre étude. On peut évoquer cependant la notion d« identité narrative », proposée par Paul Ricœur à la fin de Temps et récit, et développée ensuite dans une conférence (Ricœur, Paul, « Lidentité narrative », Anthropologie philosophique. Écrits et conférences, t. III, Seuil, 2014 [1986]). Pour Paul Ricœur, « la compréhension de soi est médiatisée par la réception conjointe – dans la lecture en particulier – des récits historiques et des récits de fiction » (ibid., p. 355). Ces deux types de récits jouent chacun un rôle : « la composante historique du récit sur soi-même tire celui-ci du côté dune chronique soumise aux mêmes vérifications documentaires que toute autre narration historique, tandis que la composante fictionnelle le tire du côté des variations imaginatives qui déstabilisent lidentité narrative » (Ricœur, Paul, Temps et récit, t. III, Le temps raconté, ouvr. cité, p. 258). Le concept didentité narrative sest largement diffusé dans les sciences de lhomme à la fin du xxe siècle, « lidée quil ny a pas didentité personnelle sans la narration [étant] devenue un topos de lherméneutique et de la sémiotique » (Ferry, Jean-Marc, Les puissances de lexpérience. Essai sur lidentité contemporaine, t. I, Le sujet et le verbe, Paris, Cerf, 1991, p. 103).

7 Molino, Jean et Lafhail-Molino, Raphaël, Homo fabulator, ouvr. cité, p. 48.