Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface « Une philosophe-juriste au secours de l’Europe »

7

Préface

« Une philosophe-juriste au secours de lEurope »

Une question hante lEurope : une question de justice. Dans un discours au Parlement européen prononcé en 2014, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, reconnaissait déjà que lUnion européenne souffre dun « déficit déquité sociale » et dun déficit de « légitimité démocratique ». Ce double déficit est maintenant entré dans la conscience des Européens. Il constitue une opinion commune et largement partagée. Les études européennes ont donné un nom à ce mal : « justice deficit1 ». Celui-ci ne tient pas tant au fait que les compétences de lUnion européenne en matière sociale restent limitées, les politiques sociales relevant pour lessentiel des prérogatives des États membres, quà la manière qua eu lEurope de se construire et de se concevoir. Dans un arrêt Defrenne rendu le 8 avril 1976, la Cour de justice de lUnion européenne présentait la Communauté européenne comme « ne se limitant pas à une union économique, mais devant assurer en même temps, par une action commune, le progrès social et poursuivre lamélioration constante des conditions de vie et demploi des peuples européens ». Cette phrase et bien dautres semblables qui suivirent reflètent la conviction selon laquelle seul létablissement dun marché commun européen, dans lequel sont assurées la libre circulation des facteurs de production et une concurrence non faussée entre les entreprises, permettra de mettre les Européens à labri du besoin, classes populaires comprises. Produire, circuler et croître librement en Europe, cest garantir le progrès social au sein des nations. Les institutions européennes, à bien des égards, en sont encore là. « Smith abroad, Keynes at home2 ».

Contre cette idée irénique dune intégration économique travaillant au bénéfice de tous les Européens, Mathilde Unger ne se lasse pas daffirmer 8quon ne peut considérer lUnion européenne sans envisager les conflits de justice que, par son fonctionnement, elle ne cesse dengendrer. Cest au droit que lUnion fonctionne. Or, force est de constater que le droit de lUnion est le siège diniquités dans la répartition des ressources. Non seulement les politiques de lUnion sont le résultat de luttes pour la répartition des avantages et des charges entre États membres, mais les principes de base de son droit – libertés de circulation et principe de non-discrimination – sont sources dinjustices et dinégalités au sein des sociétés européennes. En imposant, sous certaines conditions, la dénationalisation des droits à la libre circulation et à légalité de traitement, le droit européen affecte les mécanismes de redistribution des ressources, du travail et des opportunités établis au sein des États membres. Il expose les systèmes fiscaux et sociaux des États à des effets de concurrence réglementaire, contribue à déstabiliser les structures de lÉtat-providence, tend à marginaliser les exigences nationales liées à la justice sociale et à la cohésion sociale. Par leffet de ce droit, les principes de justice qui règlent la répartition des biens et laccès aux droits à lintérieur des États et qui ont été démocratiquement convenus sont remis en cause. Mathilde Unger nocculte rien des tensions, des conflits et des polémiques auxquels est susceptible de donner lieu lapplication du droit de lUnion. Cela ne veut pas dire quelle nen perçoit pas les bénéfices : la promesse dune égalité libérale au sein de lespace européen, celle dune émancipation individuelle pour les citoyens européens, jouissant de facilités étendues au-delà de léventail limité des opportunités offertes par leur État dorigine, le projet dune coopération élargie à un possible « corps social européen », une lutte organisée contre les discriminations et les biais dans laccès aux ressources. Cependant, elle considère que ces bénéfices ne sont pas suffisamment protégés des risques que ce même droit fait courir aux Européens. Risque dexclusion sociale et daffaiblissement de la protection sociale, mais aussi risque de dépolitisation. Imposée par la voie judiciaire, lextension des droits et avantages au-delà des limites de la communauté politique nationale, si elle donne corps à la « citoyenneté sociale » européenne, opère un découplage avec la citoyenneté politique. La gestion des ressources collectives est un enjeu démocratique. Or, les citoyens européens ne sont pas directement associés à lorganisation de la solidarité transnationale que le droit de lUnion européenne met en place. Ils ne prennent part ni aux décisions qui concernent les systèmes 9de solidarité nationaux auxquels ils accèdent par la voie de la circulation et du séjour, ni à la contestation ou à la révision de la répartition qui résulte de ce décloisonnement des États-providence. Tout lenjeu dès lors est là : à la fois corriger les tendances inégalitaires du droit européen et rétablir le « sens politique » de lexistence, dans nos vies, de lUnion européenne, cest-à-dire de lexistence de mécanismes juridiques de dénationalisation des questions de justice sociale.

Mathilde Unger établit ce diagnostic en philosophe et en juriste. Que lui apporte la philosophie ? Non pas des principes abstraits mais une manière concrète didentifier et de penser, en prenant appui sur les théories de la justice qui, dans le sillage de lœuvre de Rawls, sont dinspiration libérale, ce quelle appelle des « contextes de justice transnationaux ». Par cette expression, empruntée au philosophe allemand Rainer Frost, elle désigne lensemble des situations et des relations économiques et sociales qui se déploient par-delà les frontières nationales, du fait de lexistence de lUnion européenne, et qui posent des problèmes de justice sociale. Selon lauteure, « un contexte de justice transnationale résulte dune concurrence normative entérinée comme mode de production des normes ». Il y a concurrence normative dans lUnion lorsque larbitrage entre deux normes est le fruit dune décision de la Cour de justice ou de celle dacteurs privés faisant usage de leurs libertés de circulation, et lorsque cette décision a pour effet dexercer une pression à la baisse sur les dispositifs nationaux de protection sociale. Ces contextes de justice transnationaux se caractérisent en outre par le fait quils souffrent dun déficit de justification : ils ne sont le résultat ni dune élection, ni dune délibération, ni dun mouvement social largement ratifié à léchelle de lEurope. Loriginalité de la démarche de Mathilde Unger est quelle recherche dans le droit à la fois la source de ce déficit et ce qui pourrait lui porter remède. Le droit nest pas pour elle une archive, un répertoire de décisions toutes faites, mais un « sol », un terrain dexploration à partir duquel dévoiler les positions en tension, les luttes sociales, mais aussi le « sens politique » quappelle lexistence de lUnion européenne.

Philosophe et juriste, philosophe-juriste, Mathilde Unger est une auteure pour qui lanalyse des théories de la justice et lanalyse des cas juridiques sont essentiellement unies. Disons plus précisément que sa recherche relève dune philosophie sociale qui prend le droit pour terrain danalyse. Les études européennes, qui nous ont formés, posent 10généralement les problèmes de justice en termes de philosophie politique : elles les ramènent à des questions de souveraineté et de démocratie, de répartition des compétences et de régime politique, de relations de pouvoir entre institutions. Mathilde Unger nignore pas ces questions. Mais, pour elle, les relations de pouvoir et les formes de subjectivation politique sont, en fait, le produit des expériences sociales que le droit de lUnion fait vivre aux Européens sans pour autant donner sens à ces expériences. Quel sens donner aux expériences sociales européennes, expériences qui se présentent, alternativement, comme émancipatrices et inégalitaires ? Voilà, selon lauteure, la vraie question politique qui se pose à nous.

Ce sens, elle le trouve dans une dialectique subtile qui articule droits de la citoyenneté de lUnion européenne et protection européenne des droits sociaux fondamentaux. Loin des conceptions qui considèrent que la justice sociale ne peut avoir pour socle que la citoyenneté nationale et pour cadre lÉtat, à lécart des conceptions qui associent la promesse dune justice sociale européenne à un projet de démocratie postnationale, Mathilde Unger propose de fonder la justice sociale et la légitimité en Europe sur les droits sociaux fondamentaux. Cest quelle trouve dans ces droits ce qui fait défaut aux droits de la citoyenneté européenne : une composante authentiquement politique. La citoyenneté européenne, en ouvrant un droit daccès transnational à la justice sociale nationale, offre certes la possibilité dune « coopération sociale » élargie au sein des sociétés européennes. Cependant, par la structure des droits à la libre circulation quelle octroie et du fait du contexte dans lequel ceux-ci sont mis en œuvre, elle crée inévitablement des injustices sociales. Elle appelle donc une « correction ». Pourvu quon accepte de leur redonner toute leur « force », les droits sociaux fondamentaux ont le potentiel dopérer cette correction. Produits dune authentique négociation politique entre États européens, ils pourraient prémunir ces derniers contre le risque de ne pouvoir appliquer sur leur territoire les règles qui correspondent à leurs principes de justice. Condition de la liberté politique des citoyens, les droits sociaux offriraient un fondement aux individus, organisés collectivement, pour contester les normes qui contreviennent aux principes de justice. Ils sont susceptibles de leur conférer lindépendance leur permettant de participer à lélaboration de la concrétisation de ces principes.

11

On le voit, lauteure attend beaucoup du travail du droit : non seulement lémancipation des individus par les droits de la citoyenneté européenne mais également, pourrait-on dire, lémancipation des sociétés européennes, de lensemble du corps social européen, y compris de ses membres les moins mobiles et de ses classes les plus populaires, par les droits sociaux fondamentaux3. Cela suppose de considérer que le droit de lUnion ne sanalyse pas uniquement comme un agent de lindividualisme libéral. Il y a plus dans ce droit, ou disons mieux : il promet plus. Ce livre développe une analyse rigoureuse et dévoile une promesse lumineuse. Il dessine ce que pourrait être une théorie de la justice sociale au-delà de lÉtat à partir du droit européen. Cest un appel mais cest aussi une tâche pour les études européennes : celle détablir rigoureusement les diagnostics sur la situation sociale réelle de lEurope et celle, en même temps, de travailler à retrouver le sens politique de toute cette entreprise. Sachons gré à Mathilde Unger de nous montrer la voie.

Loïc Azoulai

École de Droit de Sciences Po

Dominique Ritleng

Université de Strasbourg

1 Voir De Burca, Grainne, Kochenov, Dimitry et Williams, Andrew (dir.), Europes justice deficit ?, Oxford, Hart Publishing, 2015.

2 Utilisée dans un autre contexte, lexpression est de Gilpin, Robert, The Political Economy of International Relations, Princeton, Princeton University Press, 1987.

3 Pour une première analyse sociologique de la stratification sociale en Europe, voir Hugree, Cédric, Penissat, Étienne et Spire, Alexis, Les classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Marseille, Agone, 2017.