Préface « Une philosophe-juriste au secours de l’Europe »
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Justice sociale dans l’Union européenne. Citoyenneté et droits au-delà de l’État
- Pages : 7 à 11
- Collection : Bibliothèque de la pensée juridique, n° 19
- Thème CLIL : 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- EAN : 9782406130352
- ISBN : 978-2-406-13035-2
- ISSN : 2261-0731
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13035-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
Préface
« Une philosophe-juriste au secours de l’Europe »
Une question hante l’Europe : une question de justice. Dans un discours au Parlement européen prononcé en 2014, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, reconnaissait déjà que l’Union européenne souffre d’un « déficit d’équité sociale » et d’un déficit de « légitimité démocratique ». Ce double déficit est maintenant entré dans la conscience des Européens. Il constitue une opinion commune et largement partagée. Les études européennes ont donné un nom à ce mal : « justice deficit1 ». Celui-ci ne tient pas tant au fait que les compétences de l’Union européenne en matière sociale restent limitées, les politiques sociales relevant pour l’essentiel des prérogatives des États membres, qu’à la manière qu’a eu l’Europe de se construire et de se concevoir. Dans un arrêt Defrenne rendu le 8 avril 1976, la Cour de justice de l’Union européenne présentait la Communauté européenne comme « ne se limitant pas à une union économique, mais devant assurer en même temps, par une action commune, le progrès social et poursuivre l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi des peuples européens ». Cette phrase et bien d’autres semblables qui suivirent reflètent la conviction selon laquelle seul l’établissement d’un marché commun européen, dans lequel sont assurées la libre circulation des facteurs de production et une concurrence non faussée entre les entreprises, permettra de mettre les Européens à l’abri du besoin, classes populaires comprises. Produire, circuler et croître librement en Europe, c’est garantir le progrès social au sein des nations. Les institutions européennes, à bien des égards, en sont encore là. « Smith abroad, Keynes at home2 ».
Contre cette idée irénique d’une intégration économique travaillant au bénéfice de tous les Européens, Mathilde Unger ne se lasse pas d’affirmer 8qu’on ne peut considérer l’Union européenne sans envisager les conflits de justice que, par son fonctionnement, elle ne cesse d’engendrer. C’est au droit que l’Union fonctionne. Or, force est de constater que le droit de l’Union est le siège d’iniquités dans la répartition des ressources. Non seulement les politiques de l’Union sont le résultat de luttes pour la répartition des avantages et des charges entre États membres, mais les principes de base de son droit – libertés de circulation et principe de non-discrimination – sont sources d’injustices et d’inégalités au sein des sociétés européennes. En imposant, sous certaines conditions, la dénationalisation des droits à la libre circulation et à l’égalité de traitement, le droit européen affecte les mécanismes de redistribution des ressources, du travail et des opportunités établis au sein des États membres. Il expose les systèmes fiscaux et sociaux des États à des effets de concurrence réglementaire, contribue à déstabiliser les structures de l’État-providence, tend à marginaliser les exigences nationales liées à la justice sociale et à la cohésion sociale. Par l’effet de ce droit, les principes de justice qui règlent la répartition des biens et l’accès aux droits à l’intérieur des États et qui ont été démocratiquement convenus sont remis en cause. Mathilde Unger n’occulte rien des tensions, des conflits et des polémiques auxquels est susceptible de donner lieu l’application du droit de l’Union. Cela ne veut pas dire qu’elle n’en perçoit pas les bénéfices : la promesse d’une égalité libérale au sein de l’espace européen, celle d’une émancipation individuelle pour les citoyens européens, jouissant de facilités étendues au-delà de l’éventail limité des opportunités offertes par leur État d’origine, le projet d’une coopération élargie à un possible « corps social européen », une lutte organisée contre les discriminations et les biais dans l’accès aux ressources. Cependant, elle considère que ces bénéfices ne sont pas suffisamment protégés des risques que ce même droit fait courir aux Européens. Risque d’exclusion sociale et d’affaiblissement de la protection sociale, mais aussi risque de dépolitisation. Imposée par la voie judiciaire, l’extension des droits et avantages au-delà des limites de la communauté politique nationale, si elle donne corps à la « citoyenneté sociale » européenne, opère un découplage avec la citoyenneté politique. La gestion des ressources collectives est un enjeu démocratique. Or, les citoyens européens ne sont pas directement associés à l’organisation de la solidarité transnationale que le droit de l’Union européenne met en place. Ils ne prennent part ni aux décisions qui concernent les systèmes 9de solidarité nationaux auxquels ils accèdent par la voie de la circulation et du séjour, ni à la contestation ou à la révision de la répartition qui résulte de ce décloisonnement des États-providence. Tout l’enjeu dès lors est là : à la fois corriger les tendances inégalitaires du droit européen et rétablir le « sens politique » de l’existence, dans nos vies, de l’Union européenne, c’est-à-dire de l’existence de mécanismes juridiques de dénationalisation des questions de justice sociale.
Mathilde Unger établit ce diagnostic en philosophe et en juriste. Que lui apporte la philosophie ? Non pas des principes abstraits mais une manière concrète d’identifier et de penser, en prenant appui sur les théories de la justice qui, dans le sillage de l’œuvre de Rawls, sont d’inspiration libérale, ce qu’elle appelle des « contextes de justice transnationaux ». Par cette expression, empruntée au philosophe allemand Rainer Frost, elle désigne l’ensemble des situations et des relations économiques et sociales qui se déploient par-delà les frontières nationales, du fait de l’existence de l’Union européenne, et qui posent des problèmes de justice sociale. Selon l’auteure, « un contexte de justice transnationale résulte d’une concurrence normative entérinée comme mode de production des normes ». Il y a concurrence normative dans l’Union lorsque l’arbitrage entre deux normes est le fruit d’une décision de la Cour de justice ou de celle d’acteurs privés faisant usage de leurs libertés de circulation, et lorsque cette décision a pour effet d’exercer une pression à la baisse sur les dispositifs nationaux de protection sociale. Ces contextes de justice transnationaux se caractérisent en outre par le fait qu’ils souffrent d’un déficit de justification : ils ne sont le résultat ni d’une élection, ni d’une délibération, ni d’un mouvement social largement ratifié à l’échelle de l’Europe. L’originalité de la démarche de Mathilde Unger est qu’elle recherche dans le droit à la fois la source de ce déficit et ce qui pourrait lui porter remède. Le droit n’est pas pour elle une archive, un répertoire de décisions toutes faites, mais un « sol », un terrain d’exploration à partir duquel dévoiler les positions en tension, les luttes sociales, mais aussi le « sens politique » qu’appelle l’existence de l’Union européenne.
Philosophe et juriste, philosophe-juriste, Mathilde Unger est une auteure pour qui l’analyse des théories de la justice et l’analyse des cas juridiques sont essentiellement unies. Disons plus précisément que sa recherche relève d’une philosophie sociale qui prend le droit pour terrain d’analyse. Les études européennes, qui nous ont formés, posent 10généralement les problèmes de justice en termes de philosophie politique : elles les ramènent à des questions de souveraineté et de démocratie, de répartition des compétences et de régime politique, de relations de pouvoir entre institutions. Mathilde Unger n’ignore pas ces questions. Mais, pour elle, les relations de pouvoir et les formes de subjectivation politique sont, en fait, le produit des expériences sociales que le droit de l’Union fait vivre aux Européens sans pour autant donner sens à ces expériences. Quel sens donner aux expériences sociales européennes, expériences qui se présentent, alternativement, comme émancipatrices et inégalitaires ? Voilà, selon l’auteure, la vraie question politique qui se pose à nous.
Ce sens, elle le trouve dans une dialectique subtile qui articule droits de la citoyenneté de l’Union européenne et protection européenne des droits sociaux fondamentaux. Loin des conceptions qui considèrent que la justice sociale ne peut avoir pour socle que la citoyenneté nationale et pour cadre l’État, à l’écart des conceptions qui associent la promesse d’une justice sociale européenne à un projet de démocratie postnationale, Mathilde Unger propose de fonder la justice sociale et la légitimité en Europe sur les droits sociaux fondamentaux. C’est qu’elle trouve dans ces droits ce qui fait défaut aux droits de la citoyenneté européenne : une composante authentiquement politique. La citoyenneté européenne, en ouvrant un droit d’accès transnational à la justice sociale nationale, offre certes la possibilité d’une « coopération sociale » élargie au sein des sociétés européennes. Cependant, par la structure des droits à la libre circulation qu’elle octroie et du fait du contexte dans lequel ceux-ci sont mis en œuvre, elle crée inévitablement des injustices sociales. Elle appelle donc une « correction ». Pourvu qu’on accepte de leur redonner toute leur « force », les droits sociaux fondamentaux ont le potentiel d’opérer cette correction. Produits d’une authentique négociation politique entre États européens, ils pourraient prémunir ces derniers contre le risque de ne pouvoir appliquer sur leur territoire les règles qui correspondent à leurs principes de justice. Condition de la liberté politique des citoyens, les droits sociaux offriraient un fondement aux individus, organisés collectivement, pour contester les normes qui contreviennent aux principes de justice. Ils sont susceptibles de leur conférer l’indépendance leur permettant de participer à l’élaboration de la concrétisation de ces principes.
11On le voit, l’auteure attend beaucoup du travail du droit : non seulement l’émancipation des individus par les droits de la citoyenneté européenne mais également, pourrait-on dire, l’émancipation des sociétés européennes, de l’ensemble du corps social européen, y compris de ses membres les moins mobiles et de ses classes les plus populaires, par les droits sociaux fondamentaux3. Cela suppose de considérer que le droit de l’Union ne s’analyse pas uniquement comme un agent de l’individualisme libéral. Il y a plus dans ce droit, ou disons mieux : il promet plus. Ce livre développe une analyse rigoureuse et dévoile une promesse lumineuse. Il dessine ce que pourrait être une théorie de la justice sociale au-delà de l’État à partir du droit européen. C’est un appel mais c’est aussi une tâche pour les études européennes : celle d’établir rigoureusement les diagnostics sur la situation sociale réelle de l’Europe et celle, en même temps, de travailler à retrouver le sens politique de toute cette entreprise. Sachons gré à Mathilde Unger de nous montrer la voie.
Loïc Azoulai
École de Droit de Sciences Po
Dominique Ritleng
Université de Strasbourg
1 Voir De Burca, Grainne, Kochenov, Dimitry et Williams, Andrew (dir.), Europe’s justice deficit ?, Oxford, Hart Publishing, 2015.
2 Utilisée dans un autre contexte, l’expression est de Gilpin, Robert, The Political Economy of International Relations, Princeton, Princeton University Press, 1987.
3 Pour une première analyse sociologique de la stratification sociale en Europe, voir Hugree, Cédric, Penissat, Étienne et Spire, Alexis, Les classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Marseille, Agone, 2017.