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Classiques Garnier

Advertissement au lecteur

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Judit
  • Pages : 95 à 97
  • Collection : Textes de la Renaissance, n° 226
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782406090915
  • ISBN : 978-2-406-09091-5
  • ISSN : 2105-2360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09091-5.p.0095
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 16/01/2020
  • Langue : Français
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ADVERTISSEMENT
AU LECTEUR



Ami Lecteur, m'ayant esté commandé, il y a environ quatorze ans, pax feu tres-illustre & tresvertueuse Princesse Jeanne royne de Navarrel, de rediriger l'histoire de Judith en forme de poeme Epique je n'ay pu tant suivi l'ordre, ou la phrase du texte de la Bible, comme d'imiter Homere
5 en son Iliade, Virgile en son Aeneide, qû autresZ qui nous ont laissé des ouvrages de semblables estoffe : & ce pour en rendre de tant3 plus mon oeuvre delectable4. Que si l'effect n'a respondu à mon desir, je te supplie rejettera la coulpe sur celle qui m a proposé un si sterile sujet : &non sur moy, qui ne luy pouvois honnestement desobeir. Tant y a que comme estant
10 le premier de la France, qui par un juste Poeme ay traité en nostre langue des choses sacrees6, j'espere recevoir de ta grace quelque excuse, veu que les choses de si grand poids ne peuvent estre & commencees, &parfaites tout ensemble. Et que si tu ne loues ny mon style, ny mon artifice, pour le moins seras tu contrainct de louer mes honnestes effors, & le sainct desir
15 que j'ay de voir à mon exemple la jeunesse Françoise occuppee à si sainct exercice. Je ne veux oublier que ceux-là me font grand tort, qui pensent qû en descrivant la catastrophe de ceste histoire vrayment tragique, je me soy rendu volontaire Avocat de ces esprits brouillons & seditieux, qui pour servir à leurs passions, temerairement &d'un mouvement privé conjurent
20 contre la vie des Princes, qui pour leurs cruautez, exactions insupportables,
1 Vers 1564.
2 L'édition de 1574 cite explicitement L'Arioste. Il n'évoque pas non plus Ovide, peut-être parce que les réformés lui reprochent sa lascivité.
3 de tant :d'autant plus.
4 La poésie même sacrée se doit d'être délectable, voir les avertissements au lecteur de La Sepmaine.
5 je te supplie rejetter :emploi transitif direct du verbe prier, possible dans la langue du xv~ siècle.
6 Du Bartas se pose comme le premier à élever la poésie française en traitant de sujets sacrés, en ruprure avec les poètes de la Pléiade et leur poésie amoureuse.
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& desbordemens domestiques, se sont comme degradez du venerable &sacré tiltre de Royauté'. Car tant s'en faut que j'estime que test exemple &ses semblables doyvent estre tirez en consequence :que mesure je me persuade que l'acte d'Ahod, de Jael, & de Judith, qui sous couleur d'obeissance, &
25 pretexte d'amitié, jetterent leurs mains vangeresses sur Eglon, Sizare, & Holoferne, eust esté digne de cent potences, cent feux, &cent roues, s'ils n'eussent esté peculierement choisis de Dieu pour deslier les chaînes, & rompre les ceps, qui retenoient le peuple Hebrieu en une servitude plus qû Egyptienne, voire expressement appellez pour faire mourir ces Tyrans
3o d'une mort autant ignominieuse, que leur vie avoir esté meschante & abominable$. Mais pource que ceste question est si difficile qu'elle ne peut estre expliquee en peu de paroles, &que mon cerveau est trop debile pour une si haute entreprinse, je la renvoye à ceux qui ont employé beaucoup plus d'huile & de temps à fueilleter les volumes sacrez, que je n'ay fait pour
35 encores. Il me suffira pour ce coup d'admonester le Lecteur, de n'attenter rien, sans une claire &indubitable vocation9 sur la vie de ceux que Dieu a eslevé sur nous. Et sur tout de n'abuser de l'hospitalité, amitié paternelle, & autres saincts liens10, pour donner lieu à ses frenetiquesll opinions, & abolir une pretendue TyrannielZ. Quand a mon Triomphe de la Foy, je
4o sçay qu'il sera trouvé manqué &imparfait. Mais je m'asseure que tous hommes de bons jugements reconnoistront que de propos deliberé j'ay obmis plusieurs choses, pour n'aigrir par un style partial &envenimé, les esprits des hommes de ce siecle, qui sont assez, &par trop aigris à cause des presentes contreverses de la Religion :lesquelles je desire voir non
7 Du Bartas se défend de faire l'apologie du tyrannicide.
8 Les figures bibliques d'Ahod et de Jael servent d'exemples à la Judith de Du Bartas (III, v. 421-448). Même recours à la ruse pour obéir à l'injonction divine. L'argument est le caractère exceptionnel du tyrannicide et que sa légitimité ne repose que sur cette injonction divine. Les figures ne doivent donc pas servir d'encouragement à la rébellion.
9 La vocation, l'appel de Dieu, qui se doit être selon Du Bartas, certaine et assurée, et non relevant d'une quelconque illusion du soit-disant appelé pour accomplir son action. Voici qui explique l'une des plus frappantes amplifications du texte deutérocanonique par Du Bartas qui décrit Judith recevant de Dieu une injonction secrète et silencieuse grâce à la lecture de la Bible guidée par l'esprit saint. Dans Le Livre de Judith, rien n'indique que Judith obéit à une «claire et indubitable vocation ».
10 La question de l'hospitalité trahie apparaît dans le texte en VI v. 109, 110.

11 Précaution qui vise à limiter les débordements.
12 Du Bartas est conforme dans tout ce passage aux propos de Calvin : «Car la volonté de Dieu est tellement la reigle suprême et souveraine de justice, que tout ce qu'il veut, il faut tenir pour juste d'autant qu'il le veut. » De l'In.rtitutian Chrertienne, III, xxiii, 2.
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45 seulement esteintes, ains mesme ensevelies sous un eternel oubli13. Je ne doute point aussi que plusieurs ne trouvent le long denombrement que je fay des amis &ennemis de la Foy, non seulement ennuyeux, ains aussi fort eslogne de la façon d'escrire des Poetes. Mais je les prie de croire, qu'il m'a esté beaucoup plus fascheux d'enfiler en mes vers ces noms propres, qû il ne
so leur sçauroit estre fascheux de les lire : &que d'autre part ayant Petrarque pour patron14, je ne me soucie pas beaucoup de leurs reprehensions. J'avoy aussi à te dire que j'ay dressé le discours de mon Uranie, non tant pour taxer les oeuvres d'autruy, que pour defendre les miennes contre deux fort differentes sortes d'hommes, dont les uns sont si deprevez qû ils ne peuvent
55 rien ouyr qui ne soit du tout profanels : &les autres sont si superstitieux, qû ils font conscience, non seulement descrire, ains mesme de lire les choses sacrees envers, pensant que l'assemblement &jointure de leurs syllabes est si contrainte, qu'il est impossible que le sens n'en soit perverti, ou pour le moins obscurci grandement16. Or si je cognoy que ce mien coup d'essay te soit
6o agreable, je poursuivray avec plus grande allegresse la carriere commencee & feray en sorte, que tu ne te repentiras de ton indulgence, ny moy de ma peine. Mais s'il advient au contraire, je me garderay d'orenavantl' d'estaler mes menues denrees en test ample Theatre de la France, où il y a presque autant de Jugemens, comme de spectateurs. A DIEU.







13 Volonté affichée de modération pour ne pas exciter les passions.
14 Inspiration pétrarquiste.
15 Les poètes profanes de la Pléiade entre autres par rapport auxquels Du Bartas se pose en
rupture.

16 Notion de la vérité sacrée qui doit être énoncée avec simplicité et clarté sans image ni rhétorique. Dans L'uranie, Du Bartas expose une certaine modération dans le domaine de la littérature spirituelle, en disant par l'intermédiaire de la Muse que la poésie sacrée ne peut faire abstraction des lieux communs propre à son genre, affirmation qui réapparaîtra. dans son Advertirrement au lecteur de La Sepmaine.
17 Lire dorénavant, forme intermédiaire entre le mot actuel et la forme originelle, d'are en avant.