Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Fureur et la Grâce. Lectures de Malcolm Lowry
- Auteur : Paccaud-Huguet (Josiane)
- Pages : 9 à 16
- Collection : Carrefour des lettres modernes, n° 4
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406065920
- ISBN : 978-2-406-06592-0
- ISSN : 2494-7520
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06592-0.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/11/2017
- Langue : Français
Avant-Propos
Malcolm Lowry connut au vingtième siècle la gloire littéraire pour son roman paru en 1947, Au-dessous du volcan. Ce dernier fut accueilli comme une parole à la fois prophétique et apaisante, parce que sublime. Après la mort prématurée de l’auteur, il fallut que s’écoule un certain temps pour qu’on s’aperçoive que le Volcan n’était pas seulement un phénomène condensateur des affects de son temps. En dehors du coup d’essai qui était déjà un coup de maître, Ultramarine (1933), une œuvre non encore publiée mais loin d’être embryonnaire, attendait son public. Elle l’a trouvé essentiellement grâce au fonds d’archives détenu par l’Université de British Columbia à Vancouver. Toute une nouvelle génération de critiques s’est penchée sur un corpus remarquablement cohérent malgré l’hétérogénéité apparente ; la variété et la richesse des travaux présentés ici par un groupe de chercheurs français et de spécialistes anglophones de Lowry, témoigne de la fécondité, et de la contemporanéité d’une œuvre dont le spectre n’en finit pas de hanter la littérature.
Ce volume rend hommage à la puissance de l’inoubliable Volcan, mais aussi à tout ce qui a émergé depuis : le recueil de nouvelles Hear Us O Lord, les romans Dark as the Grave Wherein my Friend is Laid (1961), October Ferry to Gabriola (1970), ainsi que le texte anglais de la longue nouvelle Lunar Caustic dont seule une version française, Le Caustique Lunaire, était parue du vivant de Lowry en 1956 ; enfin, un récit qui devait être une pièce maîtresse de la Divine Comédie Ivre. On le croyait définitivement perdu mais un tapuscrit a refait surface, qui a donné lieu à une publication en 2014 : il s’agit de In Ballast to the White Sea, auquel un essai inaugural est consacré ici.
Lowry voulait être un poète, mais se voyait comme un romancier inaccompli. Le recul fait apparaître que la pérennité de sa prose n’est pas sans lien avec cette contradiction. La figure qui se dégage au fil des lectures proposées ici est celle d’un poète du réel – chaos pulsatile du magma volcanique, maëlstrom en mer ou folie furieuse de l’Histoire – que 10ses protagonistes affrontent à un moment ou un autre de leur parcours. L’acte poétique consistera à ne pas reculer devant la tourmente, à en extraire l’énergie vitale pour la retourner en vertige créateur dans un monde toujours à refaire. Plutôt que de reprendre pas à pas le plan de l’ouvrage, nous nous efforcerons ici de souligner les lignes de force qui, dans les études proposées par les différents contributeurs à ce volume, font émerger cette figure du poète.
Au littoral
On a peine à ranger Lowry sous l’étiquette d’une identité nationale – il n’est ni Américain, ni Britannique, ni Canadien, mais un peu de tout cela et aussi autre chose, l’essentiel étant son rapport – et son apport – à la langue anglaise et à la littérature mondiale. De même que pour James Joyce, Joseph Conrad ou Vladimir Nabokov, son œuvre relève moins de la frontière entre nations, que du littoral : elle se situe sur ce bord poreux où se mêlent des éléments hétérogènes et instables comme la terre et l’eau, le corps et l’étrangeté de la langue, le sujet et l’Autre. Elle touche à une modernité intemporelle et pourtant contemporaine, car elle s’ancre dans un siècle qui a vu s’ouvrir l’abysse de toutes sortes « d’horreurs économiques », pour reprendre la phrase de Rimbaud. Lowry est de ceux qui arracheront au vacarme de cette modernité toujours teintée de violence et de dérision pour lui, le bruissement d’une langue nouvelle : une langue chargée d’effets de vérité qui ne relèvent pas du sens commun, une langue littorale à bien des égards. Ne se plaisait-il pas à se qualifier de « pelagiarist » – homme du rivage (pelagus) et plagiariste à souhait, faiseur de mots volés à la renommée des pères littéraires, et qu’il saura faire siens ?
La position de marge serait en quelque sorte sa signature, à commencer par sa réponse aux débats de son temps. Le protagoniste de In Ballast to the White Sea vacille entre la tentation du socialisme (la Russie) et celle d’une mystique nordique proto-fascisante : cette « ambiguïté aryenne » (Chris Ackerley) fait passer par les défilés de l’équivoque la voix puissante des discours idéologiques dominants. La position de marge fait 11aussi le style de vie des personnages de Lowry, vagabonds aux places symboliques toujours instables et dont la condition se trouve élevée à la dignité du symbole. Pour Mathieu Duplay l’ex-Consul de Under the Volcano incarne le statut d’exception inclusive que Giorgio Agamben associe à la figure de l’homo sacer, tant dans l’ordre politique que celui de la langue : car c’est sur la relation de ban que se fonde le pouvoir souverain, voire totalitaire. De l’à-ban-don à l’errance des identifications vagabondes, il n’y a qu’un pas. Il n’est pas rare que ces personnages se fassent bateaux errants ou inversement que ceux-ci se mettent à parler, voire à divaguer jusqu’à se dissoudre dans de longues rêveries océaniques – par exemple dans « The Bravest Boat » et cette remarquable nouvelle de jeunesse qu’est « Tramp ».
L’univers lowryien est empreint de ce qu’on pourrait dénommer une mystique du réel qui, pourtant, serait toute spirituelle : une religiosité sans religion qui se traduit par une hyperesthésie en lien avec le hors-monde : celui de la mort certes, mais aussi de la renaissance. Le poète s’en fait le medium, allant jusqu’à puiser dans les rites vivifiants du Jour des Morts, dans la tradition des cultures amérindiennes du Mexique que revisite ici Nigel Foxcroft. Cette mystique imprègne aussi les lieux de l’entre-deux mondes que hantent les protagonistes : le bateau (« Through the Panama », Ultramarine, October Ferry), l’espace naturel du parc dans la cité (« Ghostkeeper », « The Bravest Boat »), l’asile qui, dans Lunar Caustic, héberge trois figures de l’homo sacer moderne : le Juif, le Noir, le poète maudit. N’oublions pas non plus cet autre lieu du sacré : Eridanus, la ban-lieue située sur un bras de mer au nord de Vancouver où vivent les bienheureux squatters entre la fureur de la ville moderne et la quiétude du bord de mer. Lowry y situe plusieurs des nouvelles étudiées ici. C’est en de tels lieux que le premier couple humain peut se raccorder à la substance du monde, là où la psyché se trouve en résonance avec un espace hyperbolique et polyphonique (Mark Deggan).
La magnifique nouvelle qui clôt le cycle de Hear Us O Lord, « The Forest Path to the Spring », nous ramène au littoral de la vie et du langage. Spring, c’est tout à la fois la source, le printemps, le bond jaillissant. Dans une rencontre fulgurante le narrateur entrevoit le couguar, son double totémique ; le chemin vers la source est aussi celui du Sacre du Printemps, le ballet de Stravinsky auquel Lowry rend hommage dans la vie errante et « faunétique » de sa prose. Et comme l’indique l’étymologie 12qui conjoint l’homo sacer au sacré et au sacrifice, l’élévation du sacre exige un passage par la souillure et le déchet (Annick Drösdal-Levillain). La vie peut surgir d’un lieu aussi inattendu que la raffinerie Shell au large d’Eridanus. Là se recycle la matière brute, le pétrole issu de la décomposition de matières végétales et mis au service de l’industrie de la guerre. Mais tout dépend de l’usage de vie que l’on pourra faire du déchet. Par la contingence d’une lettre tombée de l’enseigne lumineuse, « Hellvue » devient « Hellvue », écho lointain de l’hôpital psychiatrique Bellevue de Lunar Caustic où une autre renaissance sera possible.
La langue et l’image du corps
Appareiller la langue au corps, c’est aussi trouver une manière de faire avec le grouillement qui gît tout contre la vie organisée. Les armées de crabes des profondeurs dans « The Forest Path », les requins qui infestent les eaux du port dans Ultramarine, l’activité des chaudières dans la salle des machines de « Through the Panama » incarnent la proximité de l’indomptable. Ce qui remonte encore et toujours, c’est la terreur des signes désarrimés, leur flottement et leur tournoiement infini que la tâche première de l’écriture sera de contenir : il s’agit moins de produire du sens que de « désinterpréter », de calmer le signe, d’aménager du vide là où ce sera possible, afin qu’un sujet puisse émerger du magma langagier. Comme chez Joyce, l’écriture en chantier permanent renvoie plutôt à l’usage de vie qu’on peut faire de tous ces tourments qui font symptôme. Et à ce titre, l’hôpital psychiatrique de « Lunar Caustic » où Sigbjørn renaît à lui-même n’est pas la maison de redressement mental qu’on pourrait attendre, mais le sanctuaire de l’angoisse universelle, l’affect même de notre modernité.
La passion du réel qui anime le travail du poète peut aussi s’enraciner dans la machine, emblématique de l’idiotie d’une force qui marche toute seule. La lecture deleuzienne de Christine Texier-Vandamme s’attache au « fonctionnement machinique » de « Through the Panama » à partir de la métaphore inédite du « meccano céleste » qui surplombe le canal et anime la machinerie d’écluses. Le lecteur en vient souvent à 13se demander où est le texte, voire s’il y a un texte : seuls les rouages et les montages apparaissent comme à ciel ouvert. Une nouvelle image du corps et du texte se dessine, comme « devenir meccano » et « devenir canal » : un corps non pas construit par des identifications aux modèles culturels des devanciers mais plutôt en devenir perpétuel, s’animant à partir de pièces mécaniques hétéroclites empruntées de ci de là. Par un appareillage singulier au flux parlant du monde, toutes ces mécaniques parviennent canaliser la fuite du sens, à contenir la sauvagerie de la langue à laquelle Lowry avait affaire. Cette sauvagerie, il ne faut pas la faire taire mais la dompter. Dans « Ghostkeeper », nouvelle fondée sur la métaphore de la danse, le texte parvient à désarticuler l’affolante « machinerie du sens » qui accable le protagoniste, à n’en garder que l’énergie pour en faire une singulière chorégraphie (Pascale Tollance). Là où le tourbillon du maëlstrom engendrait une terrifiante entropie, il s’agit de « faire swinguer ou danser » la matière en suspension, que l’écriture animera d’un rythme fait non pas de coupures, mais d’un incessant jeu de bascule d’un espace-temps à l’autre.
Ainsi se dégage un portrait de l’artiste. David Large voit l’étape décisive de la formation de l’imago du poète dans le moment épiphanique de Ultramarine. La vérité qui se révèle comme par effraction ne vient pas des cieux ni des prédécesseurs littéraires, mais des profondeurs du bateau lorsque Dana perçoit dans le bruit venu de la salle des machines une musique fondée sur les lois invisibles d’un ordre mécanique, répétitif, celui-là même qui anime la vie de l’équipage à bord. C’est là que Dana trouve la raison de son voyage. Il se séparera des modèles tout en les pillant avec allégresse, jouant entre « fusion » et « fission ». De même l’écriture s’emploiera à transformer les bruits et les voix qui assaillent le protagoniste lowryien. Le chant létal des sirènes se transforme en une création vivante orchestrée à partir de bribes, de scories langagières qui du statut de reste passent à celui de miettes de jouissance pour l’oreille du lecteur, selon le modèle de la fugue en canon cher à Lowry. C’est là que la vie de l’artiste pourra se réinventer.
On l’a compris, Lowry est moins un constructeur qu’un « écrivain fouisseur » (Pierre Schaeffer), à l’image de l’un des animaux fétiches du Volcan, l’armadillo (le tatou), petite machine de guerre qui creuse des galeries dans la terre. Ce type d’écrivain évide le trop-plein de voix, aménage des vacuoles dans la matière signifiante. Au milieu des 14déchets, cendres et poussières tombés de l’édifice de la littérature, il ne s’arrêtera pas pour contempler la ruine. Il va s’en faire comme un squelette externe, à l’image de la carapace de l’armadillo. Reste à savoir comment l’écrivain toujours menacé par sa diarrhea scribendi arrive à prendre corps à l’intérieur de la carapace.
Lowry fait la part belle aux symptômes – mélancolie, schizophrénie, paranoïa – qui sont avant tout des maladies de la langue pouvant mener à la dissolution subjective. Ce qui se répète, fait souffrir, voire paralyse, peut se rebrousser en source de création pour peu que l’artiste parvienne à retourner le subi en créé, à inventer de nouveaux cadrages pour un nouvel imaginaire. Plusieurs essais dans ce volume rendent compte de tout un travail sur la voix et le regard souvent persécuteurs, par le biais d’une écriture-montage qui mérite le nom de « cinématographique » : c’est là tout l’intérêt des scénarios que Lowry a rédigés pour le roman de F.S. Fitzgerald Tender is the Night (Catherine Delesalle-Nancey) ou pour l’une de ses nouvelles préférées, « The Bravest Boat » (Claude Maisonnat).
Les voix, la voix
L’identité et l’autorité font partout question dans les récits où abondent les avatars de l’auteur, chez qui le lecteur serait en mal de trouver une intentionnalité claire et une « personnalité » cohérente. Ainsi Sigbjørn Wilderness et Tom Goodheart se trouvent pris dans l’histoire qu’un autre est en train d’écrire pour eux (fiction Lowryienne s’il en est), impuissants face au déchaînement des signes. La création ne se fait pas ici ex nihilo d’où émergerait l’auteur démiurge, mais à partir d’un trop plein de sens. L’identité de l’auteur/artiste se trouve déchirée entre d’une part l’aliénation aux stéréotypes culturels, la dette impossible aux pères symboliques (Keats, Coleridge, Poe, Melville, Rimbaud et bien d’autres), et d’autre part la passion où l’écriture trouve sa source véritable. En quête d’une voix singulière, Lowry recueillera et recyclera les décombres laissés par les devanciers pour composer sa propre voix.
Dans le chantier à ciel ouvert de l’écriture, les opérations de sauvetage sont toujours à refaire face à l’aliénation signifiante. Deux références 15majeures ici : la « Nuit de l’Enfer » de Rimbaud et le « Dit du Vieux Marin » de Coleridge, qui pèsent de tout leur poids sur le poète. Il s’agit à la fois de convoquer les voix des devanciers littéraires, de les faire à la fois siennes et autres, et cela donne une modalité très nouvelle de ce qu’il est convenu d’appeler l’intertextualité. Dans « Through the Panama » le diktat de la culpabilité qui plane dans le « Dit du Vieux Marin » perd sa connotation religieuse pour s’insérer dans une forme musicale, un jeu d’échos et de réponses associé au chant des moteurs du bateau (Christine Vandamme). Et cet allègement du sens a deux effets : il scande la déferlante menaçante des voix, il libère la signifiance.
Nous assistons alors à la métamorphose de ces voix en voix-de-l’écrit dont Claude Maisonnat, reprenant l’expression de Christian Prigent, cerne le travail dans la plus méta-textuelle des nouvelles, « Strange Comfort Afforded by the Profession ». Une voix aphone émerge, qui vient métamorphoser l’affect paralysant des voix trop réelles, en « jouissance pour le lecteur ». Cet appareillage ouvre la voie d’une énonciation singulière indexée au silence de la lettre, perceptible dans les manifestations rythmiques, les écarts entre les niveaux énonciatifs, les métalepses et paralepses qui parasitent le texte lowryen, faisant trace d’un nouage apaisé entre le corps et la langue qui cesse dès lors d’être menaçante : l’inter-textualité ainsi travaillée est bien la condition d’émergence de la voix de l’auteur, indissociable du texte où elle prend vie, dissociée de toute « personnalité » sans pour autant être dépersonnalisée.
Il faut aussi que la main qui écrit trouve un destinataire. Le premier titre de « Lunar Caustic » fut « The Last Address » avant de devenir « Swinging the Maëlstrom ». Cette longue nouvelle met précisément en scène le nouage du corps à la langue à travers la question de l’adresse qui concerne tout à la fois l’habileté manuelle, la destination de l’écrit, et l’adresse postale de l’écrivain auquel Sigbjørn est venu rendre hommage, Herman Melville – l’asile psychiatrique étant situé en face de sa dernière adresse présumée, où fut écrit « Billy Budd ». Lunar Caustic est une histoire de mains : celle, funeste, du chirurgien qui lobotomise ou sonde le cœur du suicidé sans trouver le moindre indice quant à ce qui lui a brisé ce cœur ; celle de l’artiste que Sigbjørn découvre en lui après avoir mis la mal-adresse de ses mains trop courtes à l’épreuve du piano. Et le caustique lunaire (autre nom du nitrate d’argent) utilisé en crayons cautérisateurs pour soigner les maladies dites mentales se 16fait formule poétique pour tirer la vie de la matière même de la folie (Josiane Paccaud-Huguet).
Ainsi le vacarme des voix tonitruantes de notre modernité est devenu danse muette des signes qui vient consacrer l’avènement d’une écriture vivante – pour peu que le lecteur lui prête sa voix, et par là lui donne corps. Il faut lire Malcolm Lowry, encore. En témoignent les écrivains que le fantôme de Lowry continuera d’accompagner, comme Timothy Findley dans les années soixante dix : Sherrill Grace, figure tutélaire des études lowryiennes et biographe de Findley, fait ressortir les affinités entre Under the Volcano et Famous Last Words (1981) : il s’en dégage une parole qui soulève les questions éthiques liées à la Seconde Guerre Mondiale : l’hubris et l’échec d’un homme hanté par la culpabilité, taraudé par l’insistance du trauma, mais aussi par la nécessité de ne pas céder au désespoir et d’ouvrir les yeux sur le jardin terrestre. Deux entretiens avec des écrivains de notre temps viennent enfin ponctuer ce volume : le premier avec David Markson, l’auteur de Going Down (1970) et de Wittgenstein’s Mistress (1989). Et enfin avec Patrick Deville, qui vient de donner à Lowry une place de choix dans son récit mexicain Viva ! (2015).
Josiane Paccaud-Huguet
Université Lumière Lyon 2