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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Désindustrialisation de la Lorraine du fer
  • Pages : 11 à 15
  • Collection : Histoire des techniques, n° 16
  • Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
  • EAN : 9782406087250
  • ISBN : 978-2-406-08725-0
  • ISSN : 2264-458X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08725-0.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/01/2019
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Pascal Raggi décrit le long dépérissement des mines de fer et de la sidérurgie dans ce territoire lorrain quil connaît bien. Petit-fils de mineurs immigrés, il a vécu de près lépuisante cascade des fermetures détablissements qui ont marqué les quarante ans de cette longue agonie industrielle. Cest de la désindustrialisation dune région quil sagit dans cet ouvrage. Si le nombre de personnes occupées dans lindustrie a diminué de 48,5 % en France entre 1975 et 2012, le nombre de salariés de la sidérurgie en Lorraine est passé de 80 000 en 1960 à 4 000 en 2013, soit une diminution de lemploi de 95 %. À cette échelle, les discussions sur les artefacts statistiques nont plus cours. La « destruction créatrice » devient un fantôme. Le phénomène social est vraiment massif. Cest aussi un pan de nos représentations industrielles qui sest effondré. La Lorraine de la revanche pour nos arrières grands-parents était devenue la promesse dun avenir prométhéen pour la génération de la « grande croissance » (1945-1975). Cette région illustrait le pilotage hardi par les politiques économiques. Laugmentation de la production dacier rassurait les Français dans lidée quils revenaient dans le concert des grandes puissances. Cest tout cela qui sest effacé au rythme des secousses de lopinion publique, de 1966 et le « plan professionnel » à 1978 et la « grande marche des sidérurgistes » jusquà « laffaire de Florange » en 2012. Cette défaisance a fait lobjet de très nombreuses publications, mais le livre de Pascal Raggi nous propose une lecture renouvelée. Labondante littérature qui traite de cette crise industrielle et sociale inouïe décrit par le menu le destin souvent difficile de tous ceux qui sont partis. Toutefois, P. Raggi évoque le quotidien de ceux qui sont restés. Et il faut beaucoup dénergie quand il sagit de se lever le matin en se disant quaprès-demain cest une autre histoire ; et pourtant bien faire les choses. Dailleurs, lauteur convoque la parole de nombreux acteurs, notamment syndicalistes, à partir dun important corpus de sources orales. À linstar du témoignage dÉdouard Martin, le 12plus médiatisé du dernier carré de syndicalistes. Devenu parlementaire européen, il œuvre pour la protection de lacier européen.

P. Raggi évite la douleur et les larmes et il nous propose une lecture offensive. Il refuse en même temps loubli et le mémorial. Il ny a pas de nostalgie dans ce livre mais une série de constats et danalyses qui renouvellent notre perception du vécu des sidérurgistes après celui des mineurs du fer dans la désindustrialisation. Quarante années, cest une génération de travail qui a connu lincertitude dun plan de restructuration à lautre. Louvrage montre la capacité dadaptation des acteurs dans un horizon incertain. Pendant la désindustrialisation, la modernisation des équipements continue et réalise détonnants gains de productivité. P. Raggi nous dit que les hommes ont pu « travailler dans de bien meilleures conditions que leurs prédécesseurs » du fait de la mécanisation et de lamélioration de la sécurité au travail. Il nest pas donné à tout le monde de progresser quand lhorizon est bouché.

Pour les besoins de sa démonstration, P. Raggi alterne les angles de vue en six chapitres. De lhistoire du tissu industriel et entrepreneurial à celle, totalement inédite, de lévolution des effectifs et des qualifications. Dune approche des innovations techniques dont certaines sont prometteuses alors que lédifice tremble, aux mutations sociologiques et culturelles qui transforment les identités anciennes en déformant les solidarités. Le livre sachève sur une analyse serrée des politiques industrielles mises en œuvre avec un point dappui comparatif sur ce qui est réalisé au Luxembourg et les interactions contradictoires pour lemploi en Lorraine (fermeture des établissements de lArbed et essor de lemploi transfrontalier).

Il ny a pas de répit au processus de la désindustrialisation lorraine en dépit des changements politiques. P. Raggi note la césure de la privatisation en 1995 qui « prend moins en compte le devenir des populations concernées ». Mais la continuité est patente entre les décisions du groupe national à dimension européenne (Arcelor 2002-2006) et le groupe global (Arcelor Mittal), après lOPA de 2006. En dépit des engagements des hommes politiques, de N. Sarkozy à F. Hollande, les sidérurgistes qui survivent sont directement confrontés aux choix de la direction dArcelor-Mittal. E. Martin le rappelle : « Nous avons deux ennemis, Mittal et le gouvernement ».

La démarche de P. Raggi est non conformiste ou disruptive. Il traite de lhistoire économique de la sidérurgie contemporaine, ce qui nest 13guère à la mode. De ce point de vue, il convient de rendre hommage aux Éditions Classiques Garnier qui accueillent cet ouvrage. Lauteur cherche à comprendre les derniers salariés actifs et non pas ceux qui sont laissés pour compte et ils méritent bien davoir enfin la parole comme ces syndicalistes de la dernière heure, ils font preuve de capacités de proposition qui inspirent le respect. La tâche de défendre est devenue difficile car le groupe salarié sest diversifié et il est bien malcommode de saisir ses identités multiples. Dautant que les externalisations, le recours massif à lintérim et à la sous-traitance diluent le groupe salarié et la centralité du travail. Enfin, dernier défi de P. Raggi, il aborde les mutations techniques les plus récentes et nous fait découvrir, outre les gains de productivité, que les mines de fer et la sidérurgie lorraine participent aux processus dautomatisation et même de digitalisation en cours.

P. Raggi récuse les idées reçues qui ont fait trop tôt une croix sur la fin de la sidérurgie lorraine. Il se démarque de lapproche tautologique : cette industrie a fermé car elle devait fermer, et il inspecte chaque filon à la recherche de signaux positifs.

Lauteur entend « plonger au “cœur du réacteur” de la désindustrialisation », par une étude des conditions de la disparition des métiers des mines et de la sidérurgie. Il analyse le délitement de lespace industriel lorrain et lidéalisation rétrospective du passé récent. Il considère son étude de la Lorraine comme emblématique des désindustrialisations des grands bassins sidérurgiques mono industriels européens voire dAmérique du nord.

Il déconstruit brillamment le discours habituel sur une activité sidérurgique ayant décliné par insuffisance de modernisation et dinnovation. Avec cette recherche sur la désindustrialisation qui affecte le travail ouvrier, il combine lhistoire des techniques, celle des populations ouvrières et des mentalités. P. Raggi montre que si ce monde industriel a disparu, ce nest pas le cas de lindustrie sidérurgique. La désindustrialisation nest pas tant la fin de lindustrie que celle de sa centralité. La désindustrialisation en tant que « période de perturbation dune organisation économique, sociale et culturelle », une rupture historique quil considère, avec dautres chercheurs, aussi forte que les premiers temps de lindustrialisation lors de la remise en question du mode de production artisanal. Dans les deux cas, cest la notion de « monde perdu » qui prévaut.

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Grâce au travail original et précis de P. Raggi, nous comprenons mieux les quarante années de désindustrialisation minière et sidérurgique de la Lorraine. On mesure la résistance du territoire à défaut de sa résilience car on ne peut affirmer aujourdhui que la Lorraine est sortie daffaire. Les espaces réindustrialisés sont trop circonscrits pour équilibrer le déclin.

Ce territoire a subi de plein fouet les mécanismes généraux de la désindustrialisation. Diminution relative des gains de productivité au regard dautres secteurs dactivité, déplacement des centres de gravité de léconomie-monde, de lEurope vers lAmérique, puis de lAmérique vers lAsie. Impuissance des politiques économiques traditionnelles, y compris des protections européennes. Externalisation des fonctions, financiarisation de la gestion. À cette longue liste des causes de la désindustrialisation sajoutent deux maux intrinsèquement liés et spécifiquement lorrains. Cette grande industrie sidérurgique sest développée ici car il y avait le minerai. Mais le minerai est trop pauvre, trop difficile à exploiter au regard des conditions naturelles offertes en dautres horizons comme ceux de lAustralie (teneur en fer, mines à ciel ouvert). Et donc, ces usines sont trop loin des ports où la baisse ininterrompue des coûts du fret maritime trace une route incontournable.

On en vient presque à sétonner quil existe encore une activité sidérurgique en Lorraine. La désindustrialisation de la sidérurgie lorraine est-elle la fin dun territoire ou le prélude au déclin de cette activité industrielle en Europe ? La question est complexe. Dune part, la production dacier brut poursuit son ascension mondiale grâce à la Chine, à la différence de la production dacier en Europe. Dans lespace de lUnion européenne, lAllemagne conserve la première place ; lItalie consolide sa deuxième place alors que lEspagne se rapproche de la production française, et la dépasse certaines années.

Dans le déclin européen, il y a un déclin français plus marqué. Mais la désindustrialisation de la Lorraine et la diminution relative de la production dacier intégré en France masquent limportance de léquipement en aciéries électriques du pays. Elles sont une vingtaine en fonction en 2018 et prolongent des activités parfois très anciennes. Dans les évaluations de lacier produit et consommé, ces aciéries électriques bénéficient du caractère indéfiniment renouvelable de lacier et des stocks de ferrailles qui sont considérables sur le continent. Elles portent aussi 15la promesse dun acier plus propre au regard de lenvironnement et moins coûteux en consommation dénergie. Environnement et énergie sont les deux frontières du futur pour la sidérurgie en général et la sidérurgie française en particulier. Le déclin de la sidérurgie lorraine et française ne signifie pas la fin de la production et de la consommation dacier en France.

Philippe Mioche

Professeur émérite
dhistoire contemporaine