Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Conversation des genres. Mélanges et circonvolutions
- Auteurs : Buffaria (Pérette-Cécile), Mougeolle (Pascale)
- Pages : 9 à 14
- Collection : Rencontres, n° 173
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406060703
- ISBN : 978-2-406-06070-3
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06070-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/09/2017
- Langue : Français
AVANT-PROPOS
Bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation.
La Rochefoucauld, Maximes, 139.
Et comme le Dante a dit : Il n’y a point de science si l’on ne retient ce qu’on a entendu, j’ai noté tout ce qui dans leurs conversations, m’a paru de quelque importance.
Machiavel, « Lettre à Francesco Vettori » (1513).
Associer la transgénéricité à la conversation des genres c’est s’intéresser à la nature de la sourde relation qui s’établit entre un hypertexte et sa source qui amène celui-ci à une transgression normative. C’est prendre en compte les frontières entre les genres non pas tant comme limites d’extension du genre ou si l’on préfère, comme outil distinctif générique, que comme principe d’écart contribuant à l’évolution générique. Si Roland Barthes dans la présentation préliminaire de la Revue Communication1 met en avant « la mollesse formelle » de la conversation et l’obligation, pour la définir, d’user de la littérature comme « médiation », il semble cette fois que la conversation serve inversement l’analyse des textes dans la compréhension de leur « régénération générique2 ».
10La conversation se distingue de l’entretien, selon le Littré par sa liberté de ton, sa spontanéité. En effet, tout le charme des textes littéraires européens que ce volume nous permet de (re) parcourir tient à une volonté d’affranchissement du patron fondé sur un échange plus naturel et plus immédiat. Cette résistance aux codes que l’on observe chez leurs auteurs s’enracine paradoxalement dans le discours de l’autre mais tend vers un plaisir du jeu intellectuel et esthétique. Il s’agit, comme du reste l’étymologie de conversation suffirait à le rappeler, de faire en sorte que le texte existe par lui-même en parallèle d’une référence générique avec laquelle il maintient des liens de bonne compagnie. Ces nouveaux textes en effet ne doivent rien à une intention ludique ou au travestissement. La marginalisation est liée à l’orientation que la conversation a prise, ni orageuse, ni railleuse mais simplement aléatoire. Elle choisit de reprendre tantôt une structure, tantôt un thème, abrège au besoin, imite ou met à distance, trouvant dans le terreau fertile d’une tradition les nutriments de son propre développement. La transgénéricité partage alors avec la conversation, la familiarité de ton. Le lecteur entre chez Tassoni comme Machiavel entrait dans sa bibliothèque3, avec le sentiment d’assister à un dialogue de haute élévation intellectuelle qui l’a obligé à une lente imprégnation du discours générique pour saisir toutes les subtiles particularités de sa poésie. On y visite les Cours épiques de l’Arioste et du Tasse dans des coloris nouveaux. Cette « étrange familiarité » pour reprendre l’expression des ethnologues4, repose sur un ancrage générique ferme alors que tout pousse le public à lire aussi tout ce qui l’en écarte.
11L’image de la Sacra conversazione5 est en quelque sorte allégorique de la posture de ces auteurs de l’écart. Ce genre pictural du quattrocento présente la Vierge à l’enfant entourée de quelques saints et dominant la représentation de commanditaires ou donateurs. La scène insiste sur la dimension auctoriale du personnage religieux. Il est celui autour duquel on fait cercle. Or, tandis que la grande tradition générique s’assure une postérité en de fidèles parangons, elle intéresse indirectement d’autres concepteurs de l’écriture. Les écrivains qui adoptent le genre de travers6 trouvent un écho dans la figure du familier qui se tient en dessous ou sur le côté, personnage en prière ou femme musicienne. La dissension chez eux reste assez faible et c’est pourquoi s’ils réforment, ils ne révolutionnent pas les usages génériques. Ils restent dans l’ombre portée d’un genre et tendent à une fausse insubordination car s’ils peuvent déconstruire un genre pour le connaître bien, ils lui vouent un respect qu’il leur vaut de tenter de le modifier, de le réinterpréter pour lui donner une carrière nouvelle.
À l’origine de ce volume, l’intérêt porté à un sujet qui file l’ensemble de la littérature, et cela qu’on l’observe d’un point de vue comparatiste ou de l’œil du poéticien, la « transgénéricité ». La notion apparue récemment dans la critique universitaire a trouvé dans Les Genres de travers de Dominique Moncond’huy et d’Henri Scépi une déclinaison sensible. Elle traduit la porosité des œuvres, leur éternelle autonomie qui les fait échapper à toute grille pré-interprétative et souligne les co-influences, voire les coalescences internes. Mais le phénomène est complexe et s’y confronter reste un pari intellectuel. En effet, la terminologie employée à l’encontre de la transgénéricité est en elle-même révélatrice de son caractère protéiforme dans les espaces littéraires comme dans son aspect le plus formel. Elle se décline en translation, traduction, transfert, emprunt, hybridation, remaniements, tout autant d’approches qui relisent la 12transgénéricité au prisme des phénomènes, des modalités même de ce qu’on pourrait qualifier de passage générique, des pratiques et des concepts.
La critique prise un peu au dépourvu devant l’étendue et la complexité de cet objet d’étude s’appuie sur des catégories préexistantes et fait reposer ses démarches actuellement sur le récit d’une part, le sublime de l’autre. Ces approches, malgré le mérite qu’on peut leur octroyer, restent souvent insuffisantes pour englober des usages aussi variés que peuvent l’être les pratiques scripturales. Le sublime par exemple est d’abord une révision du concept aristotélicien de la grandeur, qui introduit dans la tradition épique la magnanimité et l’amour sous l’influence de la lyrique romaine du ier siècle. Son emploi étant extrêmement daté et circonstancié puisque relatif au grand genre, a dû mal de subir l’extension que l’on voudrait lui donner.
Le choix qui s’est donc porté sur les deux concepts de contamination et de transposition pour éclairer les postures d’écriture n’est pas le fruit d’un hasard mais d’une réflexion menée d’abord sur l’épopée et qui semble pouvoir s’appliquer à d’autres espaces et d’autres formes littéraires. La contaminatio se définit comme la fusion de deux œuvres à partir d’un même argument théâtral et elle apparaît chez Térence comme une économie de moyens7. Elle vise en effet l’excellence par une reconstruction nécessaire, ce travail d’épure lui permettant de gagner en efficacité. Dans la suite des pratiques littéraires, si elle n’est plus nommée comme telle puisqu’elle s’est affranchie de ce modèle, elle introduit un élément différent qui altère la structure originelle du texte. Cette démarche ne doit rien au hasard, naissant le plus souvent d’une ambition de renouvellement au sein d’une tradition générique ou d’un cercle culturel. La transposition, quant à elle, impliquant originellement une permutation dans le champ de la rhétorique ou de la linguistique où elle fut employée, réalise en littérature le transfert d’un texte dans un nouveau cadre, générique, iconographique ou musical, en se subordonnant aux codes de représentation de ce nouveau support. En 13ce sens, elle ne peut être confondue avec le calque, l’ampliation en général ou la transposition partielle. Elle suppose de considérer comme le fait Benoît Tate, qu’elle est « l’expression par excellence du déplacement ». Ces deux concepts offrent l’avantage d’aborder directement le rapport des œuvres entre elles et mettre au jour leur conversation secrète, non seulement sous l’angle de la continuité et de l’écart mais encore sur le plan de leur identité structurelle. Ainsi, c’est le rapprochement de ces deux concepts qui favorise une nouvelle approche de la transgénéricité.
La Conversation des genres est un ouvrage collectif issu du colloque « Contamination et transposition des modèles génériques » qui s’est tenu à Nancy les 28 et 29 septembre 2015. Ce projet s’inscrivait dans l’axe « La fabrique du texte » du Laboratoire « Littératures, Imaginaire et Sociétés » (LIS) de l’Université de Lorraine et l’appel à communications a permis de regrouper des chercheurs d’horizons différents, de littérature comparée, littérature française, littérature italienne. Le titre a été déterminé par les conclusions des conférences qui montrent des auteurs proposant des interprétations des discours génériques habituels, sans acrimonie ou rejet mais dans un échange nourri qui laisse comprendre qu’ils ont entendu leurs augustes prédécesseurs dans la carrière générique et qu’ils leur répondent à leur manière. Quant au sous-titre, il évoque la position presque concrète de ces auteurs dans la tradition féconde : soit leurs textes se fondent dans leurs sources, soit ils gravitent autour d’elles.
Ce volume a donc pour ambition d’observer les phénomènes contradictoires d’appartenance et d’écart et de voir jusqu’à quel point ils alimentent l’évolution générique. Il serait vain de penser toutefois que le sujet puisse être épuisé ; il a ce mérite de suivre les pistes ouvertes par Les Genres de travers, en mettant au jour les procédés de contamination et de transposition qu’on pourrait appeler plus généralement et en empruntant le vocable aristotélicien, les modes d’interprétation génériques.
Les difficultés du travail résidaient dans la manière de classer des approches qui tiennent pour une part d’examens structurels, pour d’autres linguistiques, pour d’autres encore formels, et qui envisagent des lieux et des temps extrêmement distincts. Ce sont donc les catégories de transgénéricité qui ont prévalu à la programmation des études. À l’intérieur de chacune d’elles, nous avons tenté de faire apparaître une progression des manifestations de contamination et de transposition, au 14détriment de la chronologie ; l’argument historique aurait été d’autant plus contestable que les espaces littéraires étaient fortement distincts.
Sans prétendre à devenir une référence, cet ouvrage modeste contribue à sa façon au travail d’étude des phénomènes inter-génériques.
Pérette-Cécile Buffaria
et Pascale Mougeolle
1 Communications, 30, 1979. La conversation, co-rédigée avec Frédéric Berthet, p. 3 et p. 5.
2 Sur ce terme, voir Richard Crescenzo, Gérard Lahouati, Amancio Tenaguillo y Cortázar, « Présence de la conversation » (Avant-propos), in Op. cit., revue de langue et littérature françaises ; 14, « La Conversation », Textes réunis et présentés par Richard Crescenzo, Gérard Lahouati, Amancio Tenaguillo y Cortázar, Presses Universitaires de Pau, juin 2000, p. 9-12, Marincazaou – Le Jardin Marin.
3 Lettre à Vettori, le 10 décembre 1513 : Le soir venu, je retourne chez moi, et j’entre dans mon cabinet, je me dépouille, sur la porte, de ces habits de paysan, couverts de poussière et de boue, je me revêts d’habits de cour, ou de mon costume, et, habillé décemment, je pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes de l’antiquité ; reçu par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette nourriture qui seule est faite pour moi, et pour laquelle je suis né. Je ne crains pas de m’entretenir avec eux, et de leur demander compte de leurs actions. Ils me répondent avec bonté ; et pendant quatre heures j’échappe à tout ennui, j’oublie tous mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort ne saurait m’épouvanter ; je me transporte en eux tout entier. Traduction française de Jean-Vincent Périès (1825). Paris, Le monde en 10-18, Union Générale d’Éditions, 1962.
4 On pense aux travaux de Fatoumata Ouattara qui montre que cette « étrange familiarité » est due à la position du chercheur qui « fait des enquêtes dans sa société d’origine ». Cahiers d’Études Africaines, vol. 44, Cahier 175 (2004), p. 635-657.
5 Inaugurée par Fra Angelico, la plus célèbre de ces Saintes Conversations reste celle de Piero della Francesca exposée à la Pinacothèque de Brera à Milan (1472-1474) où l’on y voit son commanditaire Frédéric III de Montefeltro, en armure, le genou plié devant la mère et l’enfant.
6 Les Genres de travers. Littérature et transgénéricité, La Licorne, Presses Universitaires de Rennes, 2008, 374 p. L’ouvrage s’intéresse aux différents « phénomènes esthétiques, formels et rhéto-poétiques » qui font de l’œuvre littéraire « une traversée des genres » et « un espace traversé par les genres, p. 8.
7 Certains rivaux de Térence comme Luscius Lanuvinus lui ont reproché ce procédé qu’il venait d’inventer, la contaminatio, l’assimilant à un plagiat. Chez lui, elle prenait deux formes : ou deux pièces de sujet commun étaient fondues en une à l’instar de l’Andrienne et la Périnthienne de Ménandre devenue sa première œuvre, ou des personnages d’une comédie nourrissait la trame d’une autre, comme on l’observait des figures du Flatteur et du Soldat qui apparaissaient dans l’Eunuque et qui appartenaient originellement au Colax de Ménandre.