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Classiques Garnier

Préface

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préface

La fréquentation des mémorialistes apprend à qui lignore limportance du point de vue, du lieu doù lon observe les êtres et les choses et doù lon cherche à les comprendre. Aussi voudrais-je évoquer, au seuil de ce livre, la thèse quil fut dabord et qui a éclos sous mes yeux, de même que le rhizome dont elle est souterrainement issue, une étude consacrée à Point de lendemain de Vivant Denon. Luba Markovskaia les confia lune et lautre à ma gouverne ; et tout au long des six années de recherche, de réflexion puis de rédaction qui lont menée des premières intuitions jusquà la soutenance de sa thèse, jai développé pour elle une estime intellectuelle et personnelle à laquelle lattachement sest greffé.

Les qualités de louvrage dont jaccompagne avec plaisir ici limpression, la finesse de son attention au texte, son aisance et sa clarté suffiraient pour en faire léloge, mais il faut encore apprécier un corpus qui convoque, auprès de mémorialistes étudiés, comme Marmontel ou Madame Roland, tels autres qui le sont moins, comme Madame de Staal-Delaunay ou labbé Morellet. À rebours dune vulgate qui fait de Rousseau le point de départ de la forme autobiographique et de la place de choix quelle accorde au for privé dans le récit de vie, Luba Markovskaia en rappelle incidemment lantériorité chez Madame de Staal-Delaunay, qui écrit ses Mémoires à la fin des années 1730, et la présence concurrente chez deux adversaires de Jean-Jacques que sont Marmontel et Morellet ; seule Madame Roland, rousseauiste déclarée, puise explicitement à la source des Confessions. Précisons toutefois que loptique de Luba Markovskaia nest pas historienne et quelle na pas cherché à retracer lévolution dune forme ou dun motif dans la durée du siècle ; elle na pas non plus tenté dextraire des œuvres une poétique – celle du récit de prison – ; elle a voulu dégager des Mémoires une pratique décriture dont la signification excède les limites du genre, bien quelle y prenne une résonance particulière. Dans cette mesure, les limites dun corpus réduit à quelques 8textes par la rareté des occurrences naffaiblissent nullement son analyse, le petit nombre étant ici pourvu dune grande portée.

Les Mémoires ne sont plus aujourdhui, loin sen faut, confinés comme ils létaient jadis à la critique historique des témoignages. Depuis la fin du dernier siècle, et même en ne tenant compte que des études embrassant un ensemble dœuvres, le rythme des publications qui leur sont consacrées dans le domaine littéraire a plus que doublé. Un groupe de spécialistes sest constitué au fil de rencontres annuelles, assurant une durable fécondité de la recherche. Aussi nest-ce pas la première fois que lon se penche sur ce grand enjeu de lhistoire des formes à la fin de lAncien Régime quest lémergence progressive, parallèlement à ce quil est convenu dappeler le sujet moderne, dune veine autobiographique au sein de ce genre à lorigine tourné surtout vers lhistoire nationale. Mais si la distinction entre ces deux mouvances du récit de soi relève à présent du lieu commun, les modalités et les lieux de cette émergence demeurent assez vagues. On a bien sûr – le modèle rousseauiste rendait cela nécessaire – souligné limportance du récit denfance, devenu plus fréquent et plus ample au tournant du xixe siècle ; jai naguère indiqué lintérêt des épisodes de maladie, pendant lesquels le mémorialiste se montre retiré provisoirement de la sphère publique ; on navait cependant jamais porté aux récits de prison lattention qui convenait, du moins pas dans cette perspective : la prison, pour la plupart des spécialistes, restait avant tout lun des lieux à partir desquels avaient été rédigés les Mémoires, une sorte de déclencheur, semblable en cela à la vieillesse ou à la disgrâce. Luba Markovskaia démontre quau xviiie siècle, non seulement le récit du séjour en prison devient en lui-même important et quil vaut la peine dêtre minutieusement relaté – alors même que paradoxalement, comme dans la maladie, il ne sy passe rien –, mais encore elle explique comment il devient lun des espaces de constitution du for privé dans lécriture. En explorant la topique de la prison heureuse, elle jette un jour précis et neuf sur laffleurement de ce for privé, contrepoint dune vie sociale qui sy projette et sy prolonge comme en décalque, et – cette socialité de la prison elle-même sestompant sur un second plan – dans lequel se dégage un espace intérieur laïcisé, où peut enfin se révéler une liberté supérieure à celle du dehors : celle du cœur et de la pensée.

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Figure inattendue du monde renversé, la prison heureuse éclaire ainsi lespace privé alors que celui-ci napparaît plus réduit aux activités indignes de lumière – ce que le duc de Saint-Simon appelait naguère un néant obscur –, mais ouvert en ces lieux forclos que noccupe plus guère la prière, occupé dune vie différente et autonome. Rien néclaire mieux limportance et la profondeur du phénomène que les pages consacrées par le mémorialiste duc et pair à la vie strictement particulière, « éloignée des affaires », néant dinoccupation comme inversement lêtre est lautre nom dune vie en prise sur la chose publique. Un duc de Beauvilliers, ministre dÉtat foudroyé par la mort du Dauphin quil avait élevé, et qui se retire dans une « solitude [qui] la fut moins quune prison », entre ainsi « dans le néant que cet horrible vide laissait1 » ; les images du néant et de la prison sont nouées lune à lautre par la tragédie politique. Cest cette ontologie morale typiquement nobiliaire qui est renversée chez ces nouveaux mémorialistes que sont, sans naissance et sans titre, les prisonniers illuminés de lintérieur sur lesquels sest penchée Luba Markovskaia.

Frédéric Charbonneau

Professeur titulaire
à lUniversité McGill

Lauteure aimerait remercier, en plus de Frédéric Charbonneau, premier et indispensable lecteur, Pascal Bastien, Claudia Bouliane et Julien Perrier-Chartrand pour leurs lectures attentives et précieuses.

1 Duc de Saint-Simon, Mémoires, éd. Coirault, t. IV, p. 862-863.