Aller au contenu

Classiques Garnier

Petite bibliographie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Barbe bleue suivie des Sept Femmes de Barbe-Bleue
  • Pages : 265 à 266
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 642
  • Série : Textes du monde
  • Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
  • EAN : 9782812436444
  • ISBN : 978-2-8124-3644-4
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3644-4.p.0265
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/12/2014
  • Langue : Français
58

Deuxième acte

Première scène

Le château Friedheim

agnès, anne

agnès [avec un luth]

Écoute-moi, chère sœur, si je suis en état de bien jouer ce chant.

anne

Tu nas aucun talent pour la musique, tu ny arriveras jamais

agnès

Et pourquoi pas aussi bien que les autres ? – Écoute :

Comme bruissent déjà

les arbres en hiver ;

Les rêves damour

senfuient !

Et sur les champs

passent les nuages,

Les montagnes sont nues

la pluie cingle

Face au promeneur

la lune regarde la vallée,

Un chant plaintif résonne

de lobscurité et de la forêt.

Les vents dispersent

le serment infidèle

Comme frappé par léclair

la trace dorée se comble de bonheur.

Ô sombre vie humaine

tout rêve doit-il retomber ?

Roses et œillets

couronnent la tête,

59

Mais hélas, ils se fanent.

larbre est dénudé,

Le printemps fout le camp

donne raison à lhiver

Lamour sesquive

et fuit au loin –

Vie cafouilleuse

quas-tu reçu ?

Souvenir et espoir

pour souffrir et jouir

Ah ! la poitrine tremblante

reste offerte.

anne

Mieux que je ne croyais.

agnès

Mais dis moi donc pourquoi dans tous ces chants il est toujours question damour ? Ces auteurs de chansons ne connaissent-ils pas dautre sujet ?

anne

Ils croient que chacun y participe.

agnès

Certainement pas. Rien ne me contrarie plus que ces plaintes éternelles. Je souhaiterais quil y ait des chants pour toutes les dispositions desprit, et toujours gais et joyeux. Raconte moi ce quil en est de ton amour, je nen sais pas un mot.

anne

Oh laisse moi, chère sœur.

agnès

Depuis combien de temps est-il déjà parti ? – Trois ans ?

anne

Ah !

60

agnès

Tu vois, tu soupires toujours encore, mais tu devrais plutôt men parler raisonnablement.

anne

Je suis une mauvais conteuse.

agnès

Mais sérieusement, ce doit être une chose éminemment merveilleuse que lamour.

anne

Tu es bienheureuse de ne pas le comprendre.

agnès

Moi je suis toujours légère et gaie, mais toi tu es la lourdeur même, sans vie, sans participation au monde et à ses événements. Tu ne vis quen apparence, une vie extérieure minimale, mais intérieurement tu es déjà depuis longtemps morte.

anne

Chacun a sa manière, laisse-moi la mienne.

agnès

Que lon puisse se gâter ainsi toutes les joies ! Le monde est beau et amical, tout est si mêlé, si divers que lon ne peut assez voir, assez vivre. Je voudrais être toujours en voyage, traverser des villes étrangères, grimper sur des montagnes inconnues, apprendre à connaître dautres modes, dautres coutumes. Puis me retrouver toute seule enfermée dans un palais et avoir en mains toutes les clefs de chaque chambre, de chaque armoire ; alors lune après lautre serait ouverte, les armoires sentrebâilleraient et je retirerais détranges et beaux bijoux lun après lautre, jirais ainsi à la fenêtre, les considérerais comme mappartenant jusquà ce que jen sois fatigué et que jaille ailleurs, et ainsi de suite, toujours plus loin, sans jamais finir.

anne

Et tu veux vieillir ainsi ? en menant une vie trouble et désordonnée ?

61

agnès

Je ne te comprends pas. Jai souvent pensé que si jarrivais soudainement dans un château étranger, où tout serait nouveau, où tout serait remarquable, je me précipiterais dune chambre dans une autre, toujours impatiente, toujours curieuse pour me familiariser avec les choses et les meubles. Ici je connais tout par cœur jusquà la moindre épingle.

anne

Donne moi le luth. [elle chante]

Ravi, celui qui repose avec amour

Sur la poitrine fidèle

Aucun souci ne vient déranger le plaisir

et plus clair brûle le feu.

Aucun changement, aucune secousse

à ce bonheur paisible

Toutes les pensées senvolent au lointain.

Et la bouche presse la bouche

avec plus damour et de crainte

Si intimement, si longuement :

le lien aimable se resserre dheure en heure

toujours plus étroitement.

agnès

Cest un des chants qui se chantent plus facilement quon ne les comprend.

anton [arrivant]

Cest ici une admirable économie domestique : du chant dans toutes les pièces. Simon se promène et regarde les murs, Leopold veut partir à laventure – vraiment, si je ne tenais le tout ensemble, tout partirait à vau-leau.

agnès

Cest pour cela que tu es le plus âgé de nous tous, tu as la raison pour toute la famille.

62

anton

Savez-vous ce que Leopold veut réellement ?

agnès

Que veut-il donc ?

anne

Sans doute un truc inconsidéré

agnès

Vous appelez souvent inconsidéré, ce qui nest pas du ressort de ce que vous faites chaque jour.

leopold [arrivant]

Alors adieu pour un temps, je dois vous quitter pour quelques jour.

anton

Mais où veux-tu aller ?

leopold

Je ne le sais pas moi-même au juste. Cher frère, jai toujours trouvé que lhomme se rend dans la vie chaque pas plus difficile quand il y réfléchit précisément. Finalement tout est pourtant simple, nous voulons entreprendre comme nous le voulons, et bonheur et hasard rendent nos plans avisés ou inconsidérés.

anton

Frère, de tels discours ne sont pas convenables pour un homme.

leopold

Oui, ce que vous pensez toujours sous le nom dhomme : un vieil animal caduc, qui a passé sa jeunesse comme sur un pont qui menace de sécrouler et qui se réjouit de tout cœur de pouvoir faire une triste mine et donner des conseils, sasseoir et écouter quand dautres parlent et tout trouver faux et mauvais. Un homme comme vous vous le représentez peut même désapprouver le chat, qui nattrape pas les souris de la bonne façon et suivant votre avis. Je suis toujours étrangement bouleversé quand jentends ces manières de parler : il agit comme un 63homme, cest un modèle dhomme. La plupart du temps ce ne sont que des garçons pervers qui ont grandi, qui rampent dans le monde à quatre pattes au lieu daller droit et qui y trouvent plus dun sujet de scandale, et les badauds de sécrier : pour lamour de Dieu ! regardez lhomme dexpérience !

anton

Daprès toi, ce serait aussi limage que tu as de moi ?

leopold

Mais non, tu es au fond plus avisé, mais tu ne veux pas te lavouer toi-même. Cest ainsi que la plupart des gens tiennent la lenteur naïve pour plus raisonnable que la distraction calme et pourtant la différence tient dans la manière.

anton

Mais tu admettras que le distrait ne réussit pas toujours.

leopold

Oh oui, naturellement parce quil entreprend beaucoup. Votre homme prudent ne peut échouer parce quil calcule toujours et quil sent avec toutes ses pensées et tout son savoir comme avec des antennes. Ah, frère, si nous pouvions voir comment tout est déjà peut-être établi davance avec justesse, comme nos plans sérieusement dressés nous paraîtraient ridicules !

anton

Belle philosophie !

leopold

Mais arrêtons, je veux prendre congé de vous. Cela mest si facile que je crois certainement que je serai heureux.

simon [entre]

Tu veux partir, frère ?

leopold

Oui.

64

simon

Les circonstances ne me semblent pas favorables

leopold

Pourquoi ?

simon

Il y a dans lair comme une chose, une plainte, un tremblement.

agnès

Que veux-tu dire, mon frère ?

anton

Comme il pense dhabitude, – il ne sait pas pourquoi, il le pense seulement.

simon

Regarde, on ne peut vraiment dire pourquoi on pressent un malheur, mais cest parfois pourtant quelque chose dans le cœur – le –

leopold

Alors ?

simon

Ah ! qui pourrait te le faire voir clairement ?

anton

Avec de telles folles créatures on deviendrait fou soi-même !

leopold

Alors, parce que tu ne peux le décrire précisément, adieu. lorsque je reviendrai, je te demanderai conseil. [il sen va]

anton

Sa sauvagerie le rendra malheureux

simon

À coup sûr

65

anne

Comment vas-tu frère ?

simon

Bien – jai pensé à plusieurs choses ce matin – il se pourrait quil y ait bientôt du changement.

anne

Comment ?

anton

Ne le lui demande pas, cest peine perdue, il ne le sait pas plus que toi et en lui prêtant attention sa folie ne fait que grandir, alors que sans cette nourriture il y a longtemps quelle aurait dépéri.

agnès

Mais laisse-le parler, frère.

anton

Comme vous voulez alors, mais vous ne me forcerez pas à entendre son bavardage. [il sort]

simon

Je préfère parler quand frère Anton nest pas là. Il hausse les épaules sur tout quand ce nest pas dans son sens et il a un sens très étroit, comme la plupart des hommes ; ils ne savent pas pourquoi ils blâment quelque chose. Cela leur semble seulement condamnable parce quils ne lont pas encore pensé.

anne

Oui.

simon

Et pourtant ce devrait être la raison pour prêter une plus grande attention à une telle chose. Car ne rien vouloir apprendre de neuf fait à la fin moisir les anciennes connaissances.

agnès

Frère Simon parle aujourdhui avec une sagesse extraordinaire.

66

simon

Vous me comprenez rarement. Cela te semble sage, parce que tu as pensé une chose semblable.

agnès

Mais quest-ce donc à la fin que la raison humaine,

simon

Oui, nous ne pouvons pas facilement la comprendre avec notre propre entendement. Mais elle a certainement comme loignon une foule de pelures. Chacune de ces pelures est appelée raison et la dernière, le cœur intérieur, est à proprement parler la raison la meilleure. Maintenant les hommes qui ont ajusté leur entendement en forme doignon par un long exercice pour que chaque pensée ne soit pas pensée avec les pelures extérieures, mais aussi avec le noyau interne, ceux-là sont fort judicieux. Chez la plupart des hommes, même sils tiennent leur tête entre leurs mains, ce nest que la pelure extérieure quils agitent et ils ignorent totalement quils ont plusieurs sortes dentendement et frère Anton est ainsi.

agnès

Ah ! Ah ! Ah ! cest drôle ! Oignon et raison, cest une jolie représentation. – Et que pense frère Léopold ?

simon

Rien du tout ! il ne pense quavec la langue. Il parle, comme dautres hommes mangent pour vivre, il parle de manière ininterrompue, pour avoir quelque chose à penser et ce quil a dit, il la oublié à nouveau dans linstant même où cela est sorti de sa langue. Ses pensées sont comme lasperge, qui est coupée lorsquon remarque la pointe verte sortir de terre. Elle pousse encore en été et fait ensuite des graines. À cette époque frère Léopold ne parle ni ne pense plus beaucoup et les gens diront de lui : quel maître de maison admirable !

agnès

Mais comment penses-tu ?

67

simon

Moi ? cest justement là la difficulté et mon inquiétude. Il est difficile de penser la manière dont on pense, ce qui est pensé doit penser : un cas qui pourrait rendre fou un homme raisonnable normalement.

agnès

Comment donc ?

simon

Tu vois, tu ne me comprends pas du tout, parce que tu nes jamais venu à cette idée. Cherche à comprendre : je pense, et avec la chose avec quoi je pense, je dois penser comment cette chose est faite. Cest une pure impossibilité. Car ce qui pense, ne peut être pensé par soi-même1.

agnès

Cest vrai, il y a de quoi devenir fou.

simon

Alors vous voyez, et vous continuez à vous demander pourquoi je suis mélancolique ?

un médecin [qui entre]

Excusez, Mademoiselle, je passais à cheval. Comment allez-vous, junker ?

simon

Bien en un sens, jai utilisé vos choses, cest une aide pour lestomac, mais pas pour lentendement.

médecin

Comment en venez-vous à penser que la médecine serait pour lentendement ?

68

simon

Mais cest que plus mon estomac va mieux, et plus ma raison saffaiblit.

médecin

Il nen va pas autrement.

simon

Ainsi je serai malade dun côté tandis que lautre sera guéri.

médecin

Sans doute

simon

Alors on est finalement dans la fleur de la guérison quand on en est au dernier stade.

médecin

Cela pourrait bien être.

simon [à ses sœurs]

Vous voyez, et lon ne devrait pas être mélancolique ?

médecin

Lestomac nest rien quun modèle pour la tête, je voudrais dire, le père de la tête. Quand lestomac pense bravement et sexerce aux aliments et en exige toujours de nouveaux, et nest jamais fatigué de cette étude renouvelée, la tête est sous sa tutelle et est en même temps le serviteur de son maître paternel. Si elle est déclarée majeure et quelle devienne le maître, elle devient avide de la nourriture qui lui plaît, elle pense infatigablement et cherche toujours de nouvelles idées, tandis que son pauvre vieux père se rabougrit sous elle et à la fin se trouve mal quand on lui présente un quelconque plat.

agnès [riant aux éclats]

Jamais je nai entendu une aussi amusante philosophie – lestomac le père – la raison un oignon.

médecin [tâtant le pouls de Simon]

Vous navez pas bien dormi.

69

simon

Non, jai toujours quelque chose en tête.

médecin

Quoi donc ?

simon

Lhomme doit développer toutes les dispositions qui sont en lui, éclaircir les sensations obscures – mais sans quil doive aller jusquà la prophétie !

médecin

Oui, cher chevalier –

simon

Mais il y a déjà eu des prophètes et peut-être quil y en a encore et peut-être que lon peut le devenir, si lon tombe sur le bon chemin.

médecin

Ce nest quune chimère.

simon

Et ce qui mangoisse si souvent, cest pourquoi une chose est comme cela et pas autrement.

médecin

Que voulez-vous dire ?

simon

Voyez : cette porte sort vers lextérieur quand on louvre. Pourquoi ne pourrait-elle pas aussi bien rentrer dans la pièce.

médecin

Vous avez raison – mais elle doit être faite dune certaine manière.

simon

Qui le nie ? Et parfois il me semble que je doive faire attention aux pulsations de mon pouls, comme si une maladie douloureuse allait brusquement se déclencher.

70

médecin

Vous devez prendre la poudre.

simon

Parfois je dois compter pendant une demi journée jusquà quinze.

médecin

Et la boisson, –

simon

Parfois, comme si vous nétiez avec tous vos médicaments quun fou.

médecin [il sassoit]

Oui, je dois vos prescrire encore des pilules. [il écrit] Et maintenant, portez-vous bien, je reviendrai vous rendre visite. [il part]

simon

Il ny a rien à faire avec lui. [il sen va]

anton [revenant]

Un messager vient darriver chez nous à cheval, qui nous annonce une visite, celle du chevalier Peter Berner.

agnès

Aïe ! on va voir enfin la barbe bleue !

anton

Comme cest mal élevé ! Allez dans votre chambre et apprêtez-vous aussi bien que vous le pourrez, car nous devons le recevoir poliment et convenablement. Je vais à sa rencontre. [il sort]

agnès

Viens petite sœur, il arrive enfin grâce à Dieu quelque chose de nouveau. Viens, aide-moi à marranger, tu es bien habile et sensée. [elles partent]

71

Deuxième scène

Château Marloff

hans von marloff, brigitte

brigitte

Mais vous reviendrez bientôt, cher père ?

hans

Aussitôt que le permettront le cérémonial, la bienséance et lhonneur, mon enfant. Ce nest pas une petite affaire, ma fille. Agnès est ma filleule et Peter Berner, un chevalier riche et considéré, veut demander sa main et cela, tu le comprends, je dois le préparer. Le chevalier ne sest pas encore déclaré pleinement, mais il ma envoyé une missive dans laquelle il sollicite très poliment mon intercession auprès dAgnès et de ses frères.

brigitte

Jai peur de vous voir me laisser si seule.

hans

Tu ne dois pas avoir peur, ma fille, car je te donne ma bénédiction. Sois seulement bien appliquée dans ta chambre, jai aussi donné mes ordres au vieux Caspar, cest un vieil homme plein de sagesse. Ne sors pas, mon enfant, car on ne sait parfois pas comment un malheur arrive ; il est souvent là avant même quon en soit averti et lorsquon en est averti, il est en général trop tard pour léviter. Tels sont mes principes.

brigitte

Mais puis-je aller cependant dans le jardin du château ?

hans

Cela vous est toujours permis, ma fille, car lendroit est totalement sûr, là personne ne peut te vouloir de mal. Certes je suis déjà vieux et faible, mais jai la prudence dun père et une telle prudence sétend loin. Quand je suis absent, tu dois être toi-même très prudente.

brigitte

Je le veux bien.

72

hans

Leopold von Friedheim ta déjà fait une fois la cour, méfie-toi particulièrement de lui.

brigitte

Pourquoi ? Je penserais navoir pas besoin de me méfier de lui.

hans

Chère naïveté ! justement le plus, enfant. Oui, que dis-je, le plus ! au maximum ! Tu ne laimes pourtant pas ? Tu ne lui as pas donné ton cœur ? Car tu sais que je naccepterais jamais un tel mariage.

brigitte

Ah ! cher père, qui pourrais-je aimer dautre que vous ?

hans

Je veux bien te croire, car tu ne mas jamais menti. Alors, adieu, ma fille. Je ne sais quoi dire de plus. Sois toujours obéissante, soumise à ton père et tu seras toujours heureuse sur terre.

brigitte

Adieu. [ils sembrassent]

hans

Caspar !

caspar

Oui, maître.

hans

Toutes les affaires sont-elles empaquetées ? et que rien ne soit abîmé, sil devait pleuvoir ? Les bas dorés, les rubans de soie ? les poèmes ?

caspar

Je me suis soucié de tout, maître.

hans

Alors cest bien. Tu as les clefs pour tout le château, Caspar ?

73

caspar

Oui, maître.

hans

Et tu mas promis davoir un œil vigilant sur ma fille ?

caspar

Je lai promis, maître.

hans

Alors je peux partir au nom de Dieu. Le départ mest pourtant amer, Caspar.

caspar

Vous ne serez pas longtemps absent de votre château, maître.

hans

Cela sera-t-il ainsi, Caspar ? Jai la vue qui se trouble.

caspar

Nous avons toujours fait le même chemin de la tour autour du rempart, nous avons une fois guetté le lièvre dans la forêt, Mademoiselle vous a lu lhistoire des empereurs romains et de la guerre de Troie, et ainsi, jour après lautre et cest ainsi que vous vous êtes lentement rouillé, maître.

hans

Et tu crois aux mauvais présages, Caspar ?

caspar

On ne peut pas savoir ce quil en est et cest pourquoi je ny crois pas, seigneur, et cest là mon principe.

hans

Tu as raison, Caspar, lorsquon y réfléchit posément. Alors, adieu ! Adieu ma fille, pense bien à mes préceptes. Viens Caspar, aide moi à monter à cheval. [ils partent tous les deux]

74

brigitte [seule]

Je devrais me garder de Leopold ? Alors il faudrait se garder de tous les hommes, et même du plus cher, car il est lamour et linnocence même. Mais la vieillesse voit les choses avec dautres yeux, et la jeunesse ne sait quoi en penser. [elle sort]

Troisième scène

Jardin

peter berner, agnès

agnès

Vous êtes très pressent, Chevalier.

peter

Comment devrais-je faire pour gagner votre amour ?

agnès

Maimez-vous comme vous le dites ?

peter

De tout cœur, Mademoiselle

agnès

Mais quappelez-vous amour ?

peter

Si vous ne le ressentez pas, alors cela ne peut se décrire.

agnès

Cest ce que jentends de tous ceux qui se disent amoureux.

peter

Parce que cest la vérité, ou bien doutez-vous de ma sincérité ?

agnès

Certes non, mais –

[Anton arrive et va vers eux]

75

peter

Je ne suis guère heureux dans ma demande, chevalier.

anton

Comment cela ?

peter

Votre jolie sœur ne croit pas mes paroles.

agnès

Comme vous les expliquez aussi.

peter

Regardez, je ne suis pas un orateur, mais un homme droit et simple qui a grandi dans les armes et dans la bagarre, cest pourquoi je ne dispose pas de beaux et doux discours. Je ne peux dire que jaime ! et là sarrête toute ma rhétorique. Mais on devrait faire plus attention aux gens qui ne sont guère loquaces quaux discours de ceux qui font quotidiennement des phrases bien tournées pour tromper. Si je ne sais pas mexprimer délicatement, au moins suis-je inexpérimenté dans lart de mentir, et cest déjà à mon avis toujours un mérite. Cest pourquoi vous devez croire mes paroles, quand je vous dis que je vous aime de tout cœur.

agnès

Et si je vous crois ?

peter

Question étrange ! alors vous devez maimer en retour de tout cœur. Ou bien, – comment dois-je mexprimer – ma figure, mon être ne sont-ils pas assez agréables, ou bien plus repoussants ? Cest vrai, jai quelque chose détrange en moi que les gens remarquent avant de mieux me connaître, mais ce ne devrait pas être la raison de repousser un homme qui pense honorablement. Vous devez admettre que la droiture a plus de valeur quune belle apparence. Si jai, comme les gens aiment le dire, une barbe bleuissante ou bleue, cest encore toujours mieux que si jallais vous demander en mariage sans barbe.

76

anton

Alors, ma sœur ?

peter

Vous croyez peut-être – mais cest une superstition misanthrope – je devrais être intérieurement autrement que les autres hommes, et de moindre valeur, parce que la couleur de ma barbe nest pas des meilleures ? Les dames savent améliorer la couleur de leurs cheveux et pour vous plaire je veux suivre de tels artifices. Montrez moi lhomme qui serait disposé à faire plus pour vous.

agnès

Vous interprétez mon hésitation injustement.

peter

Vous ne pouvez dire que oui ou non, le restant nétant quune préparation à ces mots. Jai déjà eu plusieurs femmes et je devrais naturellement être habitué à ce que vous ne donniez votre avis avant le mariage que de manière détournée. Après votre manière de parler se fait plus courte et plus compréhensible. Alors, Mademoiselle ?

agnès

Vous devez me laissez du temps. Je crains aussi un peu la solitude dans votre château.

peter

On peut remédier à cela et si je ne vous suffis pas, nous vous offrirons de la compagnie, des gens de toutes sortes, vous en serez vite fatiguée. Mais le temps ne vous semblera pas long. Si vous aimez les nouveautés ou des bijoux rares, vous en trouverez de toutes sortes dans mon château qui en valent la peine et dont vous ne viendrez pas rapidement à bout. Jai amassé lors de mes voyages et de mes nombreuses attaques beaucoup de choses qui me réjouissent encore moi-même à certaines heures.

agnès

Pourrais-je emmener ma sœur Anne avec moi ?

peter

Si elle veut bien vous suivre, avec joie.

77

anton

Vous êtes aussi bon que juste.

peter

Cela semble presque vrai. Vous avez allégé mon cœur. Il ne faut pas se décourager et à la fin on sort vainqueur. [ils sen vont]

simon, anne

anne

Tu es aujourdhui on ne peut plus mécontent, frère.

simon

Comment pourrait-il en être autrement ? Je ne trouve aucune paix en moi-même ; tout me rebute, et quand parfois il me semble quune énigme va se résoudre, à nouveau tout senvole à linstant.

anne

Pourquoi attaches-tu ton esprit toujours à cette pensée ?

simon

Demande plutôt pourquoi il sattache lui-même ? Je ne peux rien faire. Je voudrais rire, car cet esprit nest personne dautre que moi-même.

anne

On ne peut pas parler avec toi. On doit être maître de soi.

simon

Cest ce que dit toujours le docteur et chez vous autres, qui continuez à vivre dans une indolence incompréhensible, cela peut être vrai, car il ny a rien de sérieux chez vous. Lesprit nest que le serviteur de votre corps, un supplément presque inutile à cette chose qui mange, et qui boit, et par conséquent quand vous parlez de vous-même, vous pensez toujours quelquun dautre, au fond à vos humeurs, à vos appétits. Vous faites tout pour plaire à cet autre. Aussi quand vous parlez de votre Moi, vous pensez seulement à votre estomac, vous ne pouvez penser sérieusement à vous-même, sans quaussitôt un soupir vous échappe : ah ! aujourdhui à midi le repas ne va pas me plaire ! et vous vous éloignez ainsi avec force de vous-même.

78

anne

Ah, mon frère, je te comprends bien et le plus terrible cest que tu as raison.

simon

Quand naurais-je pas raison ? Vous ne vous donnez jamais la peine de me comprendre. Toutes les idées qui ne vous plaisent pas, vous les donnez pour du non-sens, pour que vous puissiez affirmer que la vie vaut quelque chose. Tous les hommes seraient mélancoliques sils se donnaient le temps de penser à leur futilité. Voilà le docteur qui revient à nouveau, qui pense que si je prenais sa poudre, je me sentirai mieux.

[Le médecin aux autres]

médecin

Je me réjouis de vous voir, Mademoiselle. Comment allez-vous ?

simon

Dois-je me plaindre ? Dois-je vous décrire en long et en large mes sensations ? Vous ne me comprenez pas et vous ne pouvez donc y croire. À quoi bon devoir toujours parler en lair !

médecin

Chaque malade croit toujours être le seul au monde à ressentir ce quil ressent !

simon

Alors, pouvez-vous me procurer ce que je souhaite ? Pouvez-vous faire que je scrute le futur, par exemple ? Alors je veux bien tenir pour quelque chose la vie et votre art.

médecin

Vous devez chasser de telles pensées de votre esprit ;

simon

Vous voyez bien ! Ce souhait vous semble tout à fait déplacé, de sorte que vous navez jamais approché de tels sentiments, sinon vous ne me répondriez pas ainsi, en conséquence vous ne me comprenez pas, en conséquence vous ne pouvez pas me soigner.

79

médecin

Si je vous accorde le reste, pourquoi ne pourrais-je vous soigner ?

simon

Ah ! vous êtes – un médecin ! – cest bien que vous ne puissiez me mettre en colère contre moi-même avec de tels discours, car jai toujours à lesprit la manière dont vous considérez mon état. Je vais bientôt entreprendre un voyage, peut-être trouverai-je des gens qui me comprennent mieux.

médecin

Comme vous voulez.

[Peter Berner aux précédents]

peter

Mademoiselle, votre sœur souhaite vous parler. Elle a une prière à vous adresser.

anne

Je vais la voir [elle sort]

peter

Et vous êtes toujours aussi taciturne, Junker ? Vous devriez vous marier, lamour serait un soleil qui se lève pour vous et vous ne trouveriez pas le monde aussi sombre.

médecin

Il devrait prendre des médicaments, il irait alors beaucoup mieux. Si je pouvais le guérir de son mépris envers ma science, le plus dur serait fait.

peter

Peut-être un amour malheureux est-il responsable de votre état ?

médecin

Ah non ! Il na certainement pas fait depuis des années une diète et la nature se venge.

peter

Cherchez vous une belle fille.

80

médecin

Ce ne sont que des désordres dans le bas-ventre.

peter

Vous semblez un homme raisonnable, soyez mon ami.

médecin

Il ne veut aucun conseil.

peter

Il ira beaucoup mieux quand il sera marié.

simon

Vous êtes un mauvais prophète, chevalier. Voyez docteur, tout le monde se donne des prophéties, on naime rien mieux faire que de prédire lavenir et vous trouvez singulier que je sois tombé dans ce même désir. Vous pensez tous avoir raison et que ma maladie repose dans une trop grande modestie pour que je ne crois pas moi-même à mes prophéties, que je doive avoir plus confiance et je serais guéri comme le reste des hommes. [il sen va]

peter

Quel caractère étrange !

médecin

Il sest livré à lexcès, je dirais, au penchant pour le merveilleux que chaque homme sent en lui. De là sont issues ses indigestions.

peter

Quest-ce qui pourrait laider ?

médecin

Un puissant vomitif moral, une quelconque transformation puissante de sa manière de vivre, beaucoup dactivité, du commerce avec de nombreux hommes raisonnables. Chaque folie nest rien dautre quune marque de rouille sur le fer, il doit être poli. Il manque à tous les gens déraisonnables seulement le bon vouloir, pour redevenir raisonnable.

81

peter

Ny a-t-il pas de médecine, un moyen de resserrer cette volonté devenue molle pour la tendre à nouveau.

médecin

Jusquà aujourdhui on na rien découvert. La philosophie a fait des préparations mais il y a eu peu de résultat.

peter

Dites-moi, votre art est un vaste domaine – Vous connaissez sans doute des secrets – je voulais vous demander conseil pour une chose.

médecin

Je suis à vos ordres

peter

Je ne sais pas – je naime pas en parler – et cela mirrite –

médecin

Chevalier –

peter

Soyez silencieux, soyez tranquille, je ferai en sorte de ne pas me mettre en colère, mais écoutez-moi calmement : les gens disent que jaurais une barbe bleue – je ne sais pas, je me vois mal dans un miroir – regardez moi attentivement et dites moi la vérité.

médecin

Je ne pourrais pas dire – je dois vous concéder que cela tient beaucoup à léclairage – bleue, certainement pas, mais bleuissante – mais cela ne nuit pas à votre figure, au contraire cela vous donne une certaine virilité.

peter

On me dit pourtant que ce serait répugnant.

médecin

Pas le moins du monde, et sûrement, quand vous êtes dans lombre, votre barbe est comme toute autre barbe – et celui qui na pas un œil perçant ne trouve au soleil aucune différence.

82

peter

Cest possible. Connaissez-vous un moyen là contre ?

médecin

Ceux qui travaillent le cuivre voient leurs cheveux verdir. Mais vous avez ce mal de nature ? Nest-ce pas ?

peter

Certes.

médecin

Verte on pourrait lavoir assez vite verte, mais ce ne serait pas pour vous un gain. Une cure de printemps ou un bain ferreux pourrait la rendre bigarrée, moitié rouge, moitié bleue – lart est ici très limité – mai soyez consolé, avec lâge, tout comme les cheveux grisonnent, votre barbe deviendra en peu dannées plus claire, ou bleu clair, puis tombera dans le bleu meunier2 et insensiblement elle prendre la vénérable couleur blanche qui na rien de choquante.

peter [pour lui-même]

Bleu ciel ! bleu meunier ! [à haute voix] Butor de médecin ! [il sen va rapidement]

médecin

Ce sont des hommes singuliers ! [Il part de lautre côté]

anton, simon

anton

Tu ne sais jamais ce que tu veux.

simon

Sois patient, frère, je ny peux rien dêtre comme je suis.

anton

Chaque fou peut dire ça de lui.

83

simon

Quest-ce qui se passerait si jétais aussi ardent que toi ?

anton

Si tu létais tu ne serais pas un tel rêveur.

simon

On ne peut savoir comment je serais en ce cas. Mais comme je lai dit, je nai pas confiance en lui, je crois que notre sœur sera malheureuse avec lui.

anton

Et quelles raisons sont les tiennes ?

simon

Regarde dabord ! Son visage ! tu ne remarques rien ? Tu nas aucune méfiance envers lui ? Est-ce que le cœur ne te soulève pas ?

anton

Fadaises.

simon

Ensuite il a eu plusieurs femmes et elles sont toutes mortes rapidement.

anton

Mais Agnès peut peut-être lui survivre. Il est riche, il a plusieurs châteaux, beaucoup dor et de pierres précieuses, elle sera bien entretenue.

simon

Bien, si elle le veut, que cela soit. Mais jai eu cette nuit un rêve étonnant. Si tu as la patience, je vais te le raconter

anton

Parle donc

simon

Comment cela arriva, je ne le sais pas, mais jétais dans mon sommeil très oppressé et très anxieux. Là-dessus je pris mon épée pour 84me calmer. Je courus en rage et rencontrai le chevalier Peter, il métait encore plus répugnant que dhabitude et sans être conscient de ce qui arriva, je lavais saisi par lépaule et lui enfonçai, tout en ayant grande peur, lépée dans la poitrine. Il tomba sur le sol et je fus calmé. Le plus étrange est que depuis mon réveil, je pense sans arrêt à ce rêve et je dois tavouer, frère, que lorsque je vois le chevalier devant moi, un désir indescriptible monte en moi de lui ficher mon épée. Je peux à peine me retenir, je pense que ce serait le plus grand des plaisirs de lui mettre un poignard dans le corps. Jen ai déjà un frisson dhorreur. Nest-ce pas étrange ?

anton

Cest fou ! cest bête !

[les précédents, Peter Berner avec Hans von Marloff]

peter

Je vous apporte ici, noble chevalier, mon cher agent matrimonial qui parlera pour moi.

hans

Je me réjouis de vous revoir. Je ne suis pas habitué à chevaucher et suis proprement fatigué. Comment allez-vous ?

anton

Parfaitement.

hans

Et ma chère filleule ? Vous savez certainement que jai été le parrain de votre sœur Agnès.

anton

Elle se réjouira de vous voir.

hans

Ah ! cétait déjà une brave enfant.

simon [la main sur le poignard, à voix basse à son frère]

Comme je te lavais prédit.

85

anton

Je te conseille dêtre sage.

hans

Mais venez dans la salle, nous nous y assoirons et je vous y tiendrai mon discours, comme il se doit, car je nose vous faire remarquer que vous avez déjà pris place. Lordre doit régner. [ils sen vont]

anne et agnès

agnès

Tu pourrais presque me rendre mélancolique, chère sœur.

anne

Son père qui vient darriver, va renouveler mon cœur, son image redeviendra tout à fait vivante. – Ô Reinhold, bien aimé, te reverrai-je jamais ? – Oui, chère sœur, je veux aller avec toi, mais dans la solitude nous devons parler beaucoup de lui, de Reinhold.

agnès

Comme tu veux, ma sœur.

anne

Je men réjouis, car notre frère Anton est dur et rude, il ne comprend pas les sentiments du cœur. Sa présence moppresse et je nose pas être naturelle. Mais viens, chère Agnès, nous devons rentrer, car tous nous attendent

agnès

Le vieux chevalier Hans veut nous tenir à tous un discours solennel pour mon engagement. Avec toutes ses choses il faut se forcer toujours pour garder son sérieux !

[elles sen vont]

1 Simon expose de façon comique la théorie de la conscience réfléchie telle que Fichte a pu la développer dans sa Doctrine de la science (Wissenschaftslehre) en 1798. La manière dont Tieck interprète la pensée de Fichte a toujours été discutable, car il en fait le centre dun symptôme pathologique – ainsi quil avait déjà esquissé dans William Lovell lidée dune mélancolie liée à un égocentrisme absolu, mal de siècle (Weltschmerz) dont la subjectivité stérile entraîne un vertige et un effondrement du Moi sur lui-même. Voir A. Montandon, Les Yeux de la nuit. Essai sur le romantisme allemand. Clermont-Fd, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2010, p. 127-134.

2 Le bleu meunier est un bleu très pâle proche du blanc qui était la couleur des vêtements des meuniers en Allemagne à cette époque.