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Classiques Garnier

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  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : La Barbe bleue suivie des Sept Femmes de Barbe-Bleue
  • Pages : 267 à 268
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 642
  • Série : Textes du monde
  • Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
  • EAN : 9782812436444
  • ISBN : 978-2-8124-3644-4
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3644-4.p.0267
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/12/2014
  • Langue : Français
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Troisième acte

Première scène

Un champ

le conseiller, claus

claus

Reposons-nous un instant ici. Nous arriverons toujours assez tôt. Asseyez-vous, ici à lombre. Faire le commissionnaire me convient fort peu à moi et à mes béquilles. Oui, cest le destin humain, il arrive que lon doive changer de service.

conseiller

Que parles-tu de service ? – Je nai jamais servi.

claus

Alors appelez cela comme vous voulez. – Nos maîtres sont morts et cest encore bien que Barbe-Bleue nous accepte, ainsi nous naurons pas à mendier nos talents. Là, bois à la santé de Barbe-Bleue.

conseiller

Mais je métais habitué à loger au château –

claus

Les temps ont changé. Mais je suis curieux, dites moi – depuis que je vous connais, je vous ai toujours entendu appeler le conseiller. Comment vous appelez-vous ? Ou navez-vous pas dautre nom ?

conseiller

Sot, moi aucun autre nom ? Javais autrefois un nom admirable, mais je dois avouer que je lai presque oublié avec le temps – je ne peux men souvenir encore que dobscure façon – Ainsi en va-t-il de lesprit humain. Je me suis habitué à toujours entendre le titre de conseiller et my conformer. – Ferdinand von Eckstein était mon nom autrefois. Oui ! Mais les temps sont passés. Lhabitude, dit-on avec raison, est une 87seconde nature. Lorsque maintenant jentends parler de conseil ou dun proverbe : Les diamants ont leur prix,Un bon conseil na point de prix ; La nuit porte conseil ; conseil est bon, aide est meilleure – je pense toujours à moi.

claus

Exactement comme pour moi. Il suffit quon parle dun fou en Afrique pour quil me semble quon parle nécessairement de moi. Du coup on na pas de vrai repos dans la vie. Dis-moi, à quoi sert le baptême, si lon ne doit pas utiliser le nom de baptême ?

conseiller

Cest injuste.

claus

Prenez garde, je crois que Barbe-Bleue va se livrer à un examen profond avec vous.

conseiller

Mon Dieu ! que peut-il demander où je ne sache donner comme bon conseil ?

claus

Alors vous devez être très calé dans votre profession.

conseiller

Un fou comme toi ne peut bien sûr pas comprendre. Cela mirrite de devoir voyager avec toi comme compagnie, une opportunité misérable. Que vont penser les gens de moi ?

claus

Ils vont vous tenir pour un passe-volant qui na pas assez de sagesse pour trouver une meilleure solution.

conseiller

Nous devrions au moins éviter la grand route.

claus

La folie ne va jamais ailleurs. La folie avec la sagesse est la meilleure société.

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conseiller

Oui, pour les fous, mais lhomme sage ny trouve pas son compte.

claus

Vous navez quà prendre mon exemple, pour être encore plus dégoûté de la folie. De cette manière, voyez-vous, je puis vous être utile. Je suis une sorte dépouvantail moral, un gars fait de vieilles guenilles.

ulrich [aux précédents]

Cest une mission maudite que ma donné mon maître, épier, être aux aguets, écouter les rumeurs, en un mot espionner, ce que je navais jamais fait. Il veut mattendre dans la montagne pour que je lui apporte linformation, si son père vit encore à Marloff, quen est-il à Friedheim et pourtant il ne faut pas que je mapproche trop pour ne pas être remarqué. Et Satan sait bien que, au lieu que je questionne les gens, ce sont eux qui vont me questionner et remarquer que je viens de loin et avant même que je me retourne, je suis là à raconter tant et plus, au lieu découter moi-même. Voilà la société. Bonjour les gens du pays !

claus

Merci bien. Où est le chemin ?

ulrich

Bien loin, gentil petit homme.

claus

On voit que vous avez été brûlé par le soleil, vous venez peut-être dOrient.

ulrich

Juste, de terre sainte. Nous y avons chassé un peu les païens, de sorte quils lont senti passer ! et mon maître – [pour lui-même] Regarde, vieux bavard, tu es en train de tout raconter.

claus

Qui est votre maître ?

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ulrich

Cest dabord un secret. Mais dites-moi, savez-vous où se trouve Marloff ou Friedheim ?

claus

Nous sommes ici aussi étranger. Asseyez-vous donc près de nous et partagez notre repas champêtre.

ulrich

Bien volontiers. Voilà que jarrive à limproviste dans une compagnie particulière. Qui êtes-vous donc ?

claus

Nous sommes des voyageurs qui cherchons à avancer sur la grand route jusquà ce quils atteignent le but de leur voyage.

ulrich

Ah bon !

[Winfred aux précédents, en habit de couleurs]

winfred

Cest une vie joyeuse. Il sest costumé en maître chant et je suis son jongleur et ainsi nous visitons les kermesses et les foires et faisons commerce. Mais nous navons pas encore trouvé les vraies aventures, les grandes aventures, les dangereuses aventures qui rendent célèbres. Ici est le lieu où je dois lattendre. Justement près de ce chêne sur cette colline. Quy a-t-il comme noble société là-bas ? Je naime rien dautre que de berner les gens. On ne sait pas combien le trait desprit est rare en ce monde et combien peu le remarque.

ulrich

Voilà. Je vous ai tout dit, car vous êtes des gens honorables qui ne veulent pas tirer les vers du nez dun étranger, car celui qui voudrait le faire, aurait affaire à moi.

winfred.

Bonjour ! je vous souhaite bon appétit.

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claus

Merci !

winfred

Ha ha ha ! Une figure grotesque, ce nain bossu ! et le vieux est vieux comme le monde avec son honorable barbe, comme Saturne, qui a mangé quelques enfants, ou auquel on a substitué des pierres, quil digère difficilement.

claus

Qui êtes-vous, joyeux camarade ?

winfred

Je ne suis pas ton camarade, même si je porte un habit bariolé. Je sers le plus grand chanteur de lempire allemand comme jongleur.

ulrich

Quel est ton office ?

winfred

Cest celui qui chante son poème et déclame, travaillant pour cela avec les mains, tantôt amenant les gens à sémouvoir et à pleurer, tantôt à rire, qui sait toutes sortes de sauts et de danses et qui tire sa subsistance de son art et grâce à son maître.

ulrich

Alors un polichinelle ? Je lai tout de suite pensé.

winfred

Rustre, je vais tapprendre à faire les différences.

ulrich

Ne sois pas si grossier, polichinelle ! Tu as déjà ri et tu tes moqué du petit homme, garde-toi de ne pas avoir affaire à moi.

winfred

Qui es-tu, alors, beau parleur ? Un de ces paladins, Roland ou Reinald de Montalban1, pour ouvrir une telle grande gueule ?

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ulrich

Gredin ! Qui suis-je ? Tu veux le savoir ? Tu connais déjà mon maître Reinhold et tu linjuries de noms grossiers ? Pars tout de suite !

winfred

Voilà une épée qui se moque de toi, paysan, va !

claus [rassemblant ses bagages]

Viens, compère conseiller, il ne fait pas bon séjourner ici.

conseiller

La paix nourrit, la discorde dévore. [les deux partent vite]

ulrich

Je nai pas peur de toi. [Ils combattent, Winfred tombe] Tu vois ? Je te lavais prédis, impertinent vaurien. [il sen va]

winfred [seul]

Ô malheur ! Ô malheur ! mon précieux sang coule ! Ce fut un coup semblable à une décapitation. Ô maudite recherche daventures ! Ô maudite soit lheure où je suis parti ! Ô malheur, il en est fait de ma vie. Je suis mort.

leopold [qui arrive]

Cela doit être ici. Je perds mon temps avec des idiots et apprends seulement maintenant que la vieille nest pas à la maison et quil y a une grande fête nuptiale chez nous. – Qui gémit là-bas ? Est-ce vous, junker ? Quest-ce ?

winfred

Vous me rencontrez mourant, à votre service jai perdu la vie. Prenons un tendre congé.

leopold [lui entourant la tête dun tissu]

La blessure ne semble pas dangereuse, ressaisissez vous, Marloff nest pas loin, il est grand temps que nous y arrivions. Cest justement maintenant que jaurais besoin de vos services.

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winfred

Aidez-moi à me lever. Voilà, voilà. À mon cher Leopold, jai perdu tout courage. Cétait un géant qui ma ainsi arrangé. Doucement, doucement !

leopold

Appuyez-vous sur moi. Viens que nous puissions trouver un endroit pour vous revigorer. Quavez-vous eu au juste.

winfred

Ô malheur ! Ô doucement, doucement ! Les bouffonneries et limpertinence ne mont pas réussi. Je veux tout vous raconter, quand nous serons à labri. [les deux sen vont]

Deuxième scène

Une auberge sur la route

hans von marloff, anton, simon,
peter berner, agnès, anne

hans

Nous vous avons accompagnés jusquici avec laide de Dieu et maintenant nous devons retourner sous sa protection.

peter

Je vous remercie de lhonneur que vous mavez fait.

hans

Que votre frère Leopold nait pas été à la maison, quil ait manqué le mariage de sa sœur, me peine profondément. Ma fille est seule à la maison. Chevalier, jai de mauvais pressentiments.

peter

On ne doit pas se fier aux pressentiments, ils nous dupent presque toujours.

simon

Es-tu contente, ma sœur ?

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agnès

Tout à fait, si je ne devais pas vous quitter.

anton

Oui, il nen va pas autrement dans cette vie, le temps apporte les changements.

hans

Oui.

simon

Non, pas le temps, car à considérer précisément, cest la suite des changements qui fait ce que nous appelons le temps.

anton

Cest trop subtil pour moi.

hans

Mais encore de la musique ! [par la fenêtre] Écoutez, les musiciens ! Encore un morceau pour honorer la jeune dame ! Bien joyeux avec trompettes et timbales – le chant du chasseur.

[musique et chant derrière la scène]

Un chasseur sen va chasser

Trara !trarara !

Le gibier saute la barrière

Hopsa ! hopsa !

Le cor résonne dans les bois

Trara !trarara !

Le chasseur aperçoit un cerf dans le champ

Eiah ! eiah !

Lanimal le plus svelte de toute la forêt

Trara !trarara !

Il saute hardiment vers lui,

Voilà ! voilà !

Je suis sorti sur mon cheval à la bonne heure

Trara !trarara !

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Et ramenai une jeune femme avec moi à la maison,

Hopsa ! hopsa !

Cest sans conteste la meilleure chasse

Sa sa ! sa sa !

Viens chérie, la nuit tombe déjà

Ha ha ! ha ha2 !

hans

Alors adieu, mes chers amis. Je vous ai fait autant dhonneur que mes vieux jours me lont permis. Si mon fils avait été ici, tout aurait été mieux arrangé. Mais il est peut-être mort depuis longtemps et enterré. Alors, adieu, jai encore un long chemin devant moi. [il part]

simon

Adieu, chère sœur, écris de temps en temps et reste en bonne santé.

anton

Bonne route !

anne

Adieu, chers frères

[les frères sen vont, Anne les suit]

peter

Tu nas pas dit un mot, Agnès

agnès

Je dois vous avouer que les larmes me vinrent tellement aux yeux quil métait impossible de dire un mot.

peter

Pourquoi pleures-tu ?

agnès

Mes frères – ils sen vont et qui sait quand je les reverrai.

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peter

Ah ! lorsquon aime vraiment son mari, on doit oublier frères et sœurs. Maintenant nous sommes tous les deux seuls. Donne-moi un baiser, Agnès. [il lembrasse]

agnès

Mais je vous prie, quand vous chevauchez, ne pressez pas tant votre cheval, la pauvre bête se serait presque effondrée sous vous.

peter

Elle nen appréciera que plus lécurie. Ce nest que lorsque lon a surmonté de nombreuses fatigues que le repos est vraiment le repos. Laisse, mon enfant.

agnès

Vous pourriez tomber.

peter

Je suis déjà tombé très souvent, cela ne fait rien.

agnès

Mais vous me faites une telle peur.

peter

Cest bien, cest une preuve de ton amour.

agnès

Vraiment, maintenant que je suis seule avec vous, je pourrais vous craindre.

peter

Réellement ? Alors, cela me fait plaisir, jaime cela. Mais tu thabitueras entièrement à moi, mon enfant.

agnès

La région tout alentour est bien déserte. Les moulins là-bas en bas font un bruit effroyable dans la solitude. Voyez, mes frères montent déjà les rochers à cheval.

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peter

Mes yeux ne peuvent voir si loin.

agnès

Lorsque je suis venue à cheval, je ne pensais pas que le lieu, où nous devions nous séparer était si proche.

peter

Ôte-te toi cela de lesprit.

agnès

Alors que je navais jamais encore voyagé, je ne souhaitais rien dautre quun bon grand voyage. Je mimaginais de belles régions, des châteaux et des tours avec des créneaux magnifiques, des toits recouverts dor, brillant au soleil du matin, des montagnes escarpées et de beaux panoramas, des visages toujours nouveaux, des forêts profondes, et des sentiers solitaires qui sengloutissent dans le labyrinthe vert sombre au chant des rossignols. Et maintenant tout est autrement et je suis de plus en plus oppressée au fur et à mesure que je méloigne de là où jhabitais.

peter

Nous rencontrerons encore en chemin des régions remarquables.

agnès

Regardez comme les champs sont désolés là-bas et les collines sableuses dénudées sur lesquelles passent de sombres nuages de pluie.

peter

Mon château est plus agréable.

agnès

Il pleut déjà et le ciel devient de plus en plus sombre.

peter

Nous devons nous mettre en route, car il sera sinon trop tard. Où est donc ta sœur ? Appelle-la et arrête de te lamenter. [ils sen vont]

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Troisième scène

Une salle avec des portes, à larrière plan un escalier
qui conduit aux chambres supérieures

brigitte, caspar

caspar

Rien ! Chambre et jardin sont assez pour vous, Mademoiselle. Quavez-vous besoin de courir sur le rempart et de badauder ? Quy a-t-il à lorgner ? Votre père ne ma pas sans raison confié votre garde, je veux pouvoir en rendre raison dans le compte rendu que je dois faire.

brigitte

Mais en quoi cela peut-il nuire, Monsieur le grincheux ?

caspar

Et à quoi cela peut-il être utile ? [on frappe] Voilà quon frappe à la porte. Vite, vite, allez dans votre chambre, quaucun étranger ne vous trouve ici.

valet

Cest un jeune homme qui voudrait vous parler.

caspar

Fais-le entrer. [Le valet sen va]. Qui cela peut-il bien être ? Nous navons pourtant pas beaucoup de relations et de fréquentations que des gens puissent venir nous rendre visite à limproviste.

leopold [en entrant]

Pardonnez à un pauvre homme qui a perdu son chemin et qui vous demande lhospitalité, car il ny a aucun cloître ou château ami à proximité.

caspar

Qui êtes-vous donc ?

leopold

Comme vous le voyez un chanteur errant, qui a déjà réjoui le cœur de nombreuses personnes et qui a gagné les faveurs de maints princes et nobles chevaliers

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caspar

Mon maître nest pas ici, – je ne sais pas –

leopold

Cest surtout un malheur qui ma poussé à rechercher votre aide généreuse, car mon pauvre serviteur, qui aime à chanter mes chansons et qui est dhabitude un gars vif et joyeux, qui sait faire de nombreux tours, souffre dune blessure qui lui serait mortelle sil ne pouvait jouir de quelques soins.

caspar

Ah bon ? Ah bon ? Vous êtes accompagné dun jongleur et bouffon ? Vous nêtes pas de très banals musiciens. Jai toujours aimé ces sortes de gens, tout particulièrement dans ma jeunesse. Je nen ai pas vu de mes propres yeux depuis longtemps. Mais aussi il faut être chrétien. Faites-le entrer, votre amuseur, et soyez aussi bien quil est possible, vous nous donnerez en échange vos farces les meilleures.

leopold

Volontiers, dès que le pauvre fou aura retrouver ses forces. [il ouvre la porte] Entre, Winfred, le bon et cher vieux, avec sa gentillesse ne veut pas nous fermer sa porte.

[Winfred entre avec la tête bandée]

caspar

Celui-là est votre bouffon ? Il a lair pitoyable

leopold

Laissez-le se requinquer et il fera des merveilles.

winfred

Ô un lit – un peu de vin – une aide chrétienne et des soins apitoyés.

caspar

Allez, montez, bouffon et vous aussi, ami maître chanteur. Je vous indiquerai en haut une chambre, la mienne. Venez.

[ils montent dans la chambre du haut]

1 Fidèle paladin de Charlemagne. Rinaldo ou Reinald était un des quatre enfants dHaimon dont Tieck a repris la légende populaire, la chanson de geste de 70 000 vers, Renaud de Montauban (13e siècle).

2 Manfred Frank dans son édition du Phantasus note que Tieck persifle les chansons niaises de ce genre en en adoptant avec coquetterie le ton populaire (op. cit., p. 1362).