Aller au contenu

Classiques Garnier

[Conclusion de la première partie]

201

Le double paradigme psychique de la trace mnésique et du retour du refoulé nous permet de constater les modalités dun enchevêtrement des temporalités et de la figuration dune origine-trace, dans la perpétuelle présence-absence, dans les œuvres de notre corpus. Le roman de Pierre Péju est celui qui aborde le plus frontalement la question dun déni historique à lorigine de résurgences symboliques et réelles, que le roman décline sur différents modes, par la description de paysages déchirés entre les traces de la guerre et la tentation de leur effacement, dans lélaboration de structures diégétiques qui polarisent lopposition mnésique entre loubli et la répétition (notamment par la complexe disposition spatiale de la forêt de Kehlstein, de son sentier et de ses clairières) et dans les jeux de déplacements dun « retour du pire » au cœur même de lintrigue. Les récits de Peter Handke donnent davantage lieu à de contemplatives descriptions qui vont de pair avec un désir de solitude et dapaisement sans cesse contredit par les manifestations de signes étrangers, vestiges de temporalités diverses. Ceux-ci se fondent souvent en un spectre dune guerre que les personnages souhaiteraient oublier. La quête dun lieu vide dans LAbsence et celle dun temps antique pour larchéologue amateur du Chinois de la douleur est la tension tout à la fois à un oubli désiré, refuge atemporel, et au dévoilement de la condition même de la résurgence qui est fuie. Les récits de Tabucchi permettent quant à eux une approche en diptyque de la présence-absence de la mémoire : dun point de vue individuel, elle est à lorigine dun sentiment de nostalgie qui peuple le présent dimages – vives, quoique fanées – du passé, mais dun point de vue collectif, elle se trouve être la cause dissimulée dune dangereuse « dérive » aux conséquences politiques considérables, quoique toujours opaques.

La mise en exergue de cette opacité-même du retour est lun des points communs de nos trois auteurs. La tentative de figuration, par le biais du récit, dune origine absente, qui ne peut sappréhender que dans le mouvement de sa disparition et de ses retours déplacés, est en dernier lieu une mise en garde contre toute tentation de représentation linéaire de lHistoire. Si les œuvres de notre corpus ne se font « transcription de lhistoire » que de manière sporadique, elles peuvent être interprétées 202comme une mise en image de limpossible appréhension téléologique dun temps historique qui distinguerait de façon nette passé et présent. Les différentes modalités de représentations dun « espace-temps » de la trace dans les récits (un monde sensible où se rencontrent les temporalités, où se manifestent les retours du passé et de la mémoire) donnent à limage littéraire le pouvoir dun anachronisme fondamental, qui désigne la trace comme un paradigme du temps historique.