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Classiques Garnier

[Conclusion de la deuxième partie]

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Lécriture doit se faire lécho dune inquiétude existentielle qui est tout à la fois structurelle – due à une présence scindée – et déterminée historiquement comme résurgence toujours possible de loublié, cest-à-dire dAuschwitz, de lanéantissement de lhumain. Les œuvres littéraires que nous étudions se font lieu de la trace, voix du spectre, et répondent ainsi à une sommation éthique de « réserver » loublié. Cette nécessité éthique va de pair avec une écriture de linquiétude qui ne laisse pas la mémoire en paix (Lyotard, 1988, p. 25), qui se dessine au plus près de lapparition pelliculaire, scindée, du réel. La représentation de cette inquiétude spectrale nest pas du même ordre chez les trois auteurs de notre corpus. Si elle est explicite dans le roman de Péju, elle se fait plus discrète dans les récits de Handke et Tabucchi. Cependant, la question de la guerre est évoquée plusieurs fois de façon elliptique dans LAbsence et la présence de la croix gammée est un élément central de lintrigue du Chinois de la douleur : la comparaison de ces deux récits dévoile la présence-absence dun « écœurement » (« Unmut ») historique qui ne peut être apaisé. Les récits de Tabucchi quant à eux sont sans doute ceux où cette problématique se fait la plus discrète. Les jeux décho entre les lettres dIl se fait tard de plus en plus tard permettent toutefois de dessiner les contours dune éthique de la représentation qui évoque le malaise sans linscrire de façon trop littérale. Cette tendance va sans doute en saccentuant dans les œuvres plus récentes de lécrivain italien. Lambivalence du personnage de Tristano meurt – héros de la résistance qui tente de lutter contre son propre sentiment de culpabilité – ou celle des protagonistes des nouvelles du Temps vieillit vite, en proie avec les souvenirs dune histoire personnelle et collective douloureuse – des espionnages de la Stasi en ex-RDA à la guerre du Kossovo – témoigne dun retour inlassable des blessures de lhistoire.

Le récit se présente bien, pour citer Emmanuel Bouju, comme une « forme sensible de responsabilité » (Bouju, 2006, p. 103), cest-à-dire comme un « objet historique » au sens benjaminien, lieu de rencontre des temps, lieu de leur impossible désintrication, mais aussi lieu dune éthique qui est celle de la poursuite dune quête heuristique, le refus du découragement devant limpossibilité de sa finitude. Lœuvre-trace 358cherche « à tâtons » les modalités dune représentation de la présence-absence. Le récit se présente comme une œuvre en suspens qui, pour se loger dans lécart éthique de la responsabilité, contourne toute forme dassertion.