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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Œuvre romanesque de François Guillaume Ducray-Duminil
  • Auteur : Delon (Michel)
  • Pages : 9 à 14
  • Collection : L'Europe des Lumières, n° 42
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812435119
  • ISBN : 978-2-8124-3511-9
  • ISSN : 2258-1464
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3511-9.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/02/2016
  • Langue : Français
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Préface

Le roman français du xviiie siècle na pas toujours eu le succès critique qui est le sien aujourdhui. Jean Fabre, professeur à Varsovie avant dêtre élu à Strasbourg, puis à la Sorbonne, se vantait à juste titre davoir aidé au renouvellement des études sur le genre. Il a été à linitiative, il y a un demi-siècle, des thèses de Jean Sgard, Prévost romancier (1968), Laurent Versini, Laclos et la tradition (1968), Jean-Louis Lecercle, Rousseau et lart du roman (1969), Roger Laufer, Lesage ou le métier de romancier (1971), Henri Coulet, Marivaux romancier (1975), auquel sest ajouté le Rétif de La Bretonne et la création littéraire (1977) de Pierre Testud. Ces thèses dÉtat à lancienne constituent autant de mises au point sur les principaux noms du roman au xviiie siècle et sur le milieu littéraire formé par des dizaines et des dizaines dauteurs moins connus aujourdhui, mais parfois aussi lus que les grands. De telles études fondatrices ont été accompagnées par linépuisable Bibliographie du genre romanesque français 1751-1800 dAngus Martin, Vivienne Mylne et Richard Frautschi. (1977), qui complète le travail de Silas Paul Jones pour la première moitié du siècle, et par une éclosion déditions qui mettaient les textes à la disposition des lecteurs, avant le début de la grande numérisation. La SATOR, Société danalyse de la topique romanesque, a profité de ce matériel pour lancer des études transversales, thématiques ou formelles. On a pu parler dun nouveau triomphe du roman, deux siècles après son épanouissement1. Le tournant des Lumières a pourtant continué à souffrir dune désaffection, avant que paraissent plus récemment des travaux synthétiques sur le roman de la Révolution et de lémigration, sur le genre gothique ou noir. Les monographies doivent désormais suivre et il faut saluer linitiative de Łukasz Szkopiński dembrasser

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la production romanesque de Ducray-Duminil, tout comme celle de Stéphanie Genand de réunir les Romans de lémigration (1797-1803) (2008) ou dHuguette Krief de rééditer Annquin Bredouille, ou le Petit cousin de Tristram Shandy de Jean-Claude Gorgy (2012).

Le corpus de Ł. Szkopiński qui a travaillé entre la Pologne et la France est consistant : quinze titres de plusieurs tomes chacun, de Lolotte et Fanfan ou les aventures de deux enfants abandonnés sur une île déserte (1787) à Jean et Jeannette, ou les petits aventuriers parisiens (1816). Ils constituent le noyau dune œuvre diverse qui comporte aussi des recueils de nouvelles et de contes pédagogiques, des pièces de théâtre, des chansons, des articles de journaux. La lecture des quinze romans suffit à remarquer le pouvoir répétitif de lauteur qui exploite les titres formés de noms masculin et féminin sur le modèle de Paul et Virginie ou dAline et Valcour (Lolotte et Fanfan, Petit-Jacques et Georgette, Jean et Jeannette), les titres formés dun nom et dun lieu (Alexis et la maisonnette, Victor et la forêt, Paul et la ferme, Jules et le toit paternel) et qui usent et abusent des diminutifs (maisonnette, Petit-Jacques, Georgette, petits montagnards, petits orphelins, petits aventuriers, Jeannette). Ł. Szkopiński décrit avec probité les intrigues, le personnel romanesque et les techniques narratives mais il a la sémiotique discrète et la narratologie légère. Il montre le fonctionnement dun monde répétitif et providentiel où des enfants, plus ou moins âgés, sont livrés aux illusions et aux mensonges de la société avant de découvrir lidentité de chacun. Il esquisse une sociologie dun nouveau lectorat pour lequel les romanciers produisent à la chaîne et fournissent de linformation géographique (lexotisme de lîle déserte, les Alpes dAlexis et de Cœlina, le Massif central de Petit-Jacques et Georgette, la Bohème de Victor, etc.). Il suit les échanges entre le roman et la scène, à travers les adaptations mélodramatiques de Pixerécourt, mais aussi entre les originaux français et les multiples adaptations dans la plupart des langues européennes. La traduction saccompagne parfois dun programme iconographique différent, comme on a pu le remarquer plus généralement dans lEurope des transferts culturels2. Ducray-Duminil a connu un fulgurant succès, réédité, traduit, adapté, imité et pillé avant dêtre dévalué et de tomber dans un oubli non moins étonnant. Son succès est sensible dans le choix dun nom pour lenfant

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sauvage, qui a été découvert en 1797 dans le Tarn et qui nourrit les controverses entre idéologues et spiritualistes : il est baptisé Victor de lAveyron. On note aussi une imitation de lan VII-1799 : Zénobie ou la nouvelle Cœlina de François-Thomas Delbare. La relégation de Victor et Cœlina parmi les livres vieillis est illustrée par un brouillon de Madame Bovary : « Pendant six mois à quinze ans, Emma dévora lune après lautre toutes les glorifications emphatiques des passions à manteau noir, depuis Caroline de Lichtfield jusquà Corinne en passant par Numa Pompilius, lEnfant de la forêt, les histoires dAnn Radcliffe et Madame Cottin dun bout à lautre ».

On possède ainsi une base solide pour prolonger létude dune telle production. Grâce à lattention portée par Ł. Szkopiński aux tables des matières, un chantier est ouvert sur la mise en forme du récit romanesque. Ugo Dionne a montré le développement de la division par chapitres au cours des xviiie et xixe siècles. Il sagit dune normalisation de la lecture qui est scandée ainsi comme dans les livres savants, qui retrouve la cadence des récits épistolaires et qui prépare le rythme du feuilleton dans les journaux. Ducray-Duminil présente étonnamment huit de ses quinze romans sous forme de chapitres (une dizaine environ par tomes). Les premiers titres, Lolotte et Fanfan et Alexis, sont « chapitrés ». Le troisième, Petit-Jacques et Georgette, reste traditionnellement divisé en livres, mais chaque livre, relativement court (dune cinquantaine de pages) est précédé dun sommaire détaillé qui constitue les titres possibles de chapitres. Les deux principaux succès du romancier sont Victor ou lenfant de la forêt et Cœlina ou lenfant du mystère. Victor est présenté par chapitres, dont certains titres rappellent lironie du récit libertin (« Très court, mais qui promet », « Quil ne faut pas lire si lon est sensible »). Cœlina na au contraire aucune subdivision à lintérieur de ses six tomes, mais la narration est coupée, de loin en loin, de doubles filets (remplacés par une ligne ondulée dans certaines rééditions) qui assurent le même rythme que des chapitres. Une telle disparate pose la question de linstance de décision pour cette présentation typographique dans une littérature qui tend à devenir industrielle. On sait lattention que Jean-Jacques Rousseau porte à la mise en forme de ses livres3, mais un romancier qui produit à la chaîne comme Ducray-Duminil garde-t-il la même maîtrise ?

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On peut le comparer à un romancier qui moralement semble son contraire, mais qui économiquement est sans doute soumis à la même urgence. En 1799, Sade fait paraître en quatre volumes La Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu. Le récit est divisé en vingt chapitres dont les titres fournissent un résumé du contenu. Par exemple : « Chapitre i. Introduction. Justine lancée ». « Chapitre ii. Nouveaux outrages dirigés contre la vertu de Justine. Comment la main du Ciel la récompense de son inviolable attachement à ses devoirs. » Deux ans plus tard paraît la suite de La Nouvelle Justine, en six volumes, Histoire de Juliette, sa sœur, dont le faux titre est Juliette ou les prospérités du vice. Imprimé en deux moments, lensemble se présente comme un diptyque, illustré dun programme de cent gravures, dix par volume, mais le premier volet est « chapitré », tandis que le second ne lest pas. Les aventures luxurieuses de Juliette et les dissertations philosophiques se succèdent sans scansion particulière. Peut-on extrapoler sur une différence de présentation entre les malheurs de la vertu, enfermée dans la pure répétition, et les prospérités du vice, organisés selon les progrès dune carrière ? Ne faut-il pas plutôt mettre cette divergence au compte dateliers ou de protes différents ? Il faudrait comparer plus systématiquement les titres de chapitre, chargés daccompagner la lecture et de relancer lattention. Dans Victor, on trouve : « Nouveaux troubles, nouveaux voyages », « Un nouvel acteur vient enrichir la scène ». Dans le roman de Sade : « Nouveaux outrages [] », « Une nouvelle place », « Nouvel acte de bienfaisance », « Nouveau protecteur ».

Le souci du lecteur est également sensible dans le recours aux questions parmi les titres de chapitre de Ducray-Duminil. « Laurait-on prévu ? » (Victor), « Est-ce bien une faute ? » « Lattendant-on ? », « Comment avouer cela ? » « Touchons-nous au dénouement ? » (Les Cinquante francs de Jeannette). « Où vont-ils ? » (Les Petits Orphelins du hameau). « Que fera-t-il ? » « Ces gens-là sont-ils bien francs ? » « Sont-ils amis ou ennemis, ceux-ci ? » (Le Petit Carillonneur). Dans La Fontaine Sainte-Catherine, Ducray-Duminil reprend la même question : « Ces gens-là sont-ils bien francs ? » On connaissait ce type de titre dans les pamphlets politiques (Siéyès, Quest-ce que le tiers-État ?) ou dans une littérature ironique, telle la comédie de scène privée, imaginée par Diderot (Est-il bon, est-il méchant ?). Il contamine la littérature sentimentale. On comparera cette fois Ducray-Duminil à lune de ses imitatrices, la non moins prolifique

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Charlotte de Bournon-Malarme, qui interpelle ses acheteurs : Peut-on sen douter ? ou histoire véritable de deux familles (1802), Qui ne sy serait trompé ? ou lady Armina (1810), Lequel des deux ? ou les frères jumeaux (1827). Le tâtonnement du lecteur, perdu dans le dédale des intrigues, parmi les masques, les mensonges et les fausses identités, correspond à de telles questions, dans les titres généraux, dans ceux des chapitres comme dans la rhétorique elle-même du récit. Lappel au lecteur se manifeste encore dans les compléments de la narration que sont les illustrations et les romances, « produits dérivés » selon notre vocabulaire actuel. Les romans sont généralement publiés en plusieurs tomes, accompagnés dun frontispice avec légende qui privilégie une scène touchante ou frappante. Les moments deffusion sentimentale sont marqués par les romances. Un avis en tête de Petit-Jacques et Georgette informe : « On trouvera les romances de cet ouvrage, mises en musique par Ducray-Duminil, avec accompagnement de harpe, ou piano-forte, par Mme Cléry, ordinaire de la musique du Roi, chez Maradan, rue du Cimetière Saint-André, Koliker, luthier, rue de lancienne Comédie française, et aux adresses ordinaires de musique. » Rétif de La Bretonne insistait sur son rôle dans la définition des illustrations quil avait imaginées avant quelles soient dessinées puis gravées. Ducray-Duminil se pose ici comme poète et musicien, en même temps que romancier.

Un autre champ de recherche concerne lidéologie du romancier. Il faudra pour lexplorer prendre en compte sa production journalistique et pédagogique, observer également de près les réécritures et changements au fil des rééditions. Ł. Szkopiński reste justement prudent dans son interprétation. Ducray-Duminil est-il demeuré tout au long de sa carrière un catholique et un royaliste convaincu mais prudent ? a-t-il été durant la Révolution un républicain modéré, opposé à la Terreur ? ou faut-il parler de lopportunisme dun écrivain qui sest adapté aux régimes successifs et dont laudience dépassait tel ou tel secteur de lopinion politique ? Son succès suppose un imaginaire en résonance avec la sensibilité dune époque. Les enfants perdus quil jette sur les routes dune Europe incertaine sinscrivent dans le sillage dun siècle qui croit à la nature et à léducation, qui développe une utopie pédagogique. Ils correspondent aussi à une société qui a perdu ses repères et qui cherche à renouer avec le passé. Les deux auteurs à succès du temps, Pigault-Lebrun et Ducray-Duminil, composent le premier un Enfant du Carnaval

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et le second Victor ou lenfant de la forêt. Lun est fils dun religieux et dune servante, conçu dans livresse du carnaval, le père de lautre est un brigand et terroriste qui finit sur léchafaud. Au terme de multiples péripéties, lun et lautre conquièrent le droit dexister par eux-mêmes, dêtre jugés sur leurs mérites et non sur leur naissance. Un avenir souvre à eux comme à la France post-révolutionnaire. Lavenir se réconcilie avec le passé. Telle est la leçon de tous ces enfants qui envahissent la fiction romanesque au tournant du xviiie au xixe siècle. Étude formelle, étude idéologique : le travail de Łukasz Szkopiński est une contribution de qualité à ces diverses perspective de recherche.

Michel Delon

1 Sur lensemble de ce renouveau, voir M. Delon et Ph. Stewart (sous la direction de), Le Second Triomphe du roman du xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2009. Jean Fabre a regroupé ses propres études concernant le genre dans Idées sur le roman, de Madame de Lafayette au marquis de Sade, Paris, Klincksieck, 1979.

2 Voir Nathalie Ferrand (sous la direction de), Traduire et illustrer le roman au xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2011.

3 Yannick Séité, Du livre au lire. « La Nouvelle Héloïse », roman des Lumières, Paris, Champion, 2002.