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Classiques Garnier

Postface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Œuvre de Balzac en préfaces des romans de jeunesse au théâtre
  • Auteur : Diethelm (Marie-Bénédicte)
  • Pages : 503 à 514
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 47
  • Série : Balzac, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812431364
  • ISBN : 978-2-8124-3136-4
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3136-4.p.0503
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/10/2014
  • Langue : Français
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POSTFACE

Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes, et dont on sait encore moins ce quelles deviennent après avoir disparu, ils nont ni aïeuls, ni descendants : ils composent seuls toute leur race.

La Bruyère, Les Caractères, « Du mérite personnel », § 22.

Le nom de Roland Chollet est déjà mythologique dans le monde universitaire et intellectuel. Quelques privilégiés ont croisé le chemin de cet être insaisissable et poétique, qui fait songer à un Nerval ayant emprunté à Rimbaud le goût des départs. Promeneur érudit, rêveur en quête dabsolu, il foule peu notre terre, habitant de préférence le monde de la littérature, car il sait, de naissance, que la littérature cest la vie. Au premier plan dune érudition qui effare par son ampleur, est lœuvre de Balzac dont il a entièrement redessiné les contours. Il nest pas exagéré daffirmer que Balzac, tel que nous le connaissons en ce début du xxie siècle, est en grande partie lœuvre de Roland Chollet.

Par un de ces hasards dont le destin a le secret, Roland Chollet serait Vaudois. Il est né à Lausanne au sein même des paysages habités par le souvenir de Rousseau, Germaine de Staël, Byron. Si par son père il se rattache à une lignée dartisans suisses, il est Piémontais par sa mère. Sa connaissance du « doux parler » de Dante, dont il possède lœuvre en profondeur, en fait un Toscan délection. À ce titre, il a puissamment contribué au renouveau des études balzaciennes au-delà des Alpes où sa réputation atteint – nous dit Francesco Fiorentino – à la légende.

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La Suisse a joué, dès le début des années 1930, un rôle important dans le renouveau des études littéraires, grâce aux précurseurs, toujours sur notre route, que furent Albert Béguin et Marcel Raymond. À Lausanne, plusieurs universitaires, dont la réputation est européenne, enseignent à la Faculté des Lettres. Déjà, au Gymnase de la Cité, cest Jacques Mercanton, qui a initié Roland Chollet à lallemand en sixième, puis lui a enseigné le français – entendons la littérature – pendant lannée qui précède le baccalauréat. Ce maître hors du commun, dont Chessex a souligné la « prodigieuse intelligence de la musique et des formes, et tout cela pour rien et pour presque personne », est familier de Joyce, ami de Thomas Mann, proche de Malraux. Roland Chollet le retrouve à luniversité de Lausanne où Mercanton professe désormais. Il assiste aux cours de grec dAndré Bonnard, helléniste fameux, et traduit Le Banquet dans son intégralité, tout en nouant avec son maître, comme précédemment avec J. Mercanton, des liens amicaux. Cest ensuite sous la direction de René Bray (est-il besoin dajouter que la qualité du tout jeune étudiant néchappe pas plus à ce grand dix-septiémiste, quelle na échappé à André Bonnard et à Jacques Mercanton ?) quil rédige un mémoire de licence sur La Cousine Bette. Ce travail nexclut ni létude du sanscrit, ni dimmenses lectures où la poésie italienne occupe une place prépondérante, car Roland Chollet peut dire comme Dante : « nous dont la patrie est le monde… » (« Nos autem cui mundus est patria, velut piscibus aequor »). Le monde, cest aussi Rilke dont il connaît par cœur Les Cahiers de Malte Laurids Brigge et les Élégies de Duino. Cest Claudel et Le Partage de midi. Ce sont toutes les œuvres de Federico Garcia Lorca autour de celle qui lui est la plus chère : « Llanto por Ignacio Sánchez Meijías ».

Lorsque le TNP, en tournée, joue à Lausanne Le Faiseur, chef-dœuvre du théâtre de Balzac, génialement mis en scène et joué par Jean Vilar, il est accompagné par Roland Barthes qui donne, ce soir-là, une conférence dont on retrouvera la substance dans les deux articles consacrés par lui à cette œuvre majeure (Écrits sur le théâtre). Barthes sentretient longuement avec Roland Chollet, venu lécouter, et le presse de se rendre à Paris : « Venez, lui dit-il, je vous présenterai aux amis… » Ceux qui connaissent Roland Chollet savent déjà que sa modestie, sa délicatesse et ses scrupules infinis, lont empêché de jamais frapper à la porte de la rue Servandoni. Il nen suit pas moins le conseil du grand homme, sinstallant au Pavillon suisse de la Cité universitaire de Gentilly, et

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prenant le chemin de la Bibliothèque Nationale dont il devient lun des lecteurs les plus assidus. Il y accumule des milliers de notes. Celles-ci sont consacrées à la comédie humaine de celui que Cioran appelle « ce fou de Saint-Simon ». Jacques Mercanton avait en effet encouragé, chez son étudiant, les prémisses dune thèse sur « Saint-Simon romancier ». Par le biais dAndré Guex, son initiateur à Montaigne et à Balzac, Roland Chollet, devenu Parisien, est introduit auprès de deux éditeurs lausannois. Le premier lui demande une édition complète des œuvres dramatiques de Musset qui demeure une référence. Elle lest à un tel point que les universitaires responsables du site de préparation à lagrégation de lettres en 2013 lui ont demandé lautorisation de mettre en ligne lintroduction qui ouvrait ce volume : il ny a pas eu un mot à changer. Lassistante dAlbert Mermod, le directeur de La Guilde du Livre, admire ce « jeune homme vêtu de noir », au beau visage tragique qui lui rappelle – dit-elle – Cœlio (dont il partage le goût pour Leopardi) et Octave. Au même moment, le Club Rencontre lui propose de préfacer « en solitaire » (lexpression est de R. Chollet) lensemble de lœuvre de Balzac. Ce quil accepte. Désormais, tous les mois une « introduction » part de Paris pour Lausanne. Chacun de ces textes est écrit de la main gauche, car lauteur qui est droitier a souffert de perfusions dantibiotiques destinés à lutter contre une rechute de tuberculose. Cest lensemble des préfaces de ces trente-sept tomes, ici réunies (LŒuvre de Balzac en préfaces. Des romans de jeunesse au théâtre), qui forme le contenu de notre hommage à Roland Chollet.

Le présent volume est le premier dun ensemble de trois qui sordonneront de la manière suivante : LŒuvre de Balzac en préfaces. Des romans de jeunesse au théâtre (I), puis la réédition de la thèse fondatrice de Roland Chollet, Balzac journaliste, le tournant de 1830, augmentée dune bibliographie mise à jour (II), enfin la réunion de nombreux articles peu accessibles (III). Quoffrir de plus illuminant au lecteur de 2013 que ces textes dont aucun na pris une ride.

Notre volume est donc constitué des préfaces données aux éditions Rencontre (plus tard diffusées par le Cercle du Bibliophile de Genève). Cette entreprise – en tous points unique – de lœuvre de Balzac possède, en effet, la particularité dêtre la seule édition à suivre lordre chronologique de la création balzacienne. Elle inclut les romans de jeunesse, les romans et nouvelles appartenant à La Comédie humaine ainsi que le

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théâtre. La réunion des préfaces de cette édition chronologique forme donc, tout naturellement, lun des textes les plus complets, les plus achevés, qui aient jamais été écrits sur le déroulement de la création balzacienne.

Une pareille activité de la part dun si jeune homme ne pouvait manquer dattirer lattention des balzaciens du monde institutionnel de lUniversité et de la recherche. Le maître des études balzaciennes, Pierre-Georges Castex, ayant accepté de soutenir cet inconnu dont le travail lui apparaît demblée remarquable, lédition des œuvres de Balzac chez Rencontre se prolonge par une entrée au CNRS. Cest à peu près à la même époque que Roland Chollet inscrit le sujet dune thèse, naturellement consacrée à Balzac, auprès de Robert Ricatte, professeur à la Sorbonne. Celui-ci ayant dû pour des raisons de santé se démettre de ses directions de travaux, cest Pierre-Georges Castex qui le remplace. Cédons la parole à Roland Chollet commentant lui-même cet épisode :

Il ny a pas une étape de ma carrière de chercheur à laquelle le nom de M. Pierre-Georges Castex ne soit pas associée. Il y a près de vingt ans, je neus quà madresser à lui : il mouvrit sa porte comme à un ancien étudiant, puis accueillit mes premiers articles dans LAnnée balzacienne [à partir de 1965]. Cest encore lui qui fut mon parrain au CNRS, invariablement prodigue de savoir, de conseils et damitié.

Cette thèse, dans lintroduction de laquelle nous avons puisé les lignes qui précèdent, est la somme nommée Balzac journaliste. Le tournant de 1830 (Klincksieck, 1983). Si elle signale un « tournant » dans la vie et lœuvre de Balzac, elle constitue également un « tournant » majeur dans la réception de lœuvre balzacienne et marque le début dune ère nouvelle pour la recherche. Déployant une érudition sans failles, le doctorant quétait alors Roland Chollet a rassemblé, dans un premier temps, une documentation considérable sur la réception des œuvres de jeunesse (« Codes », brochures, romans…), destinée à former le soubassement du futur Balzac journaliste. Ce sont ces très nombreux comptes rendus, patiemment collationnés pendant plusieurs années, qui forment la matière de À lécoute du jeune Balzac, ouvrage réalisé bien plus tard avec Stéphane Vachon (PUPV, 2012). Roland Chollet a donc décidé de mettre en attente ces textes, si nombreux quils constituaient un ouvrage dans louvrage, afin de concentrer son grand œuvre sur le « tournant de 1830 ». Dépouillant tous les périodiques de cette époque, il a réussi le

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tour de force didentifier les textes qui sont authentiquement dHonoré de Balzac, et de rejeter les écrits médiocres que, faute dinformations ou denquêtes suffisantes, lon avait longtemps attribués à lécrivain. Cest pourquoi nous affirmions, en entamant ce propos, que le Balzac que nous connaissons actuellement est en grande partie lœuvre de Roland Chollet. La seule réserve – mais vivement exprimée – qui ait été adressée au candidat pendant sa soutenance (1980) émanait de René Guise : le grand balzacien, qui enseignait alors à Nancy, lui reprochant de ne pas avoir une conscience suffisante de la valeur exemplaire de louvrage que son travail acharné, sa puissance danalyse et de synthèse, son tact infaillible, sa sensibilité littéraire, avaient mis sur pied.

La progression de Balzac journaliste se poursuit parallèlement à létude approfondie dIllusions perdues, « lœuvre capitale dans lœuvre ». Car la mise en chantier dune nouvelle édition de La Comédie humaine, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », est en cours sous la direction de Pierre-Georges Castex (1976-1981). Celui-ci propose à Roland Chollet de choisir louvrage qui lui est le plus cher. Ce sera Illusions perdues dont lédition (1977) demeure la référence ultime pour tous ceux qui aiment et étudient Balzac. Quil sagisse de la magistrale introduction, des notes aussi précises que suggestives, du relevé de variantes si attentif quil constitue une œuvre à part entière, cette présentation dIllusions perdues fait date. Elle est suivie par laventure des Œuvres diverses. À la suite de La Comédie humaine, Pierre-Georges Castex a, en effet, obtenu de la maison Gallimard quelle accepte de publier ces textes tenus pour secondaires : Contes drolatiques, premiers essais non publiés (romanesques, dramatiques, philosophiques, poétiques), brochures, « Codes », articles de journaux… Cet « autre Balzac », voilà le domaine de Roland Chollet, en qui léminente balzacienne quest Nicole Mozet discerne amicalement, et à juste titre, une passion encyclopédique comparable à celle qui animait le bienfaiteur des lettres balzaciennes : le vicomte de Lovenjoul. Lauteur de Balzac journaliste est donc tout naturellement chargé, avec René Guise, Christiane Guise et Nicole Mozet, de la préparation des volumes qui paraissent en 1996 et 1999 (Œuvres diverses, t. I et II).

Ces volumes, dont on ne dira jamais assez de bien, reprennent, renouvellent et approfondissent un travail déjà réalisé, en commun, dans lédition dite des « Bibliophiles de lOriginale » (1965-1976) dirigée par Jean A. Ducourneau. On sait que cette entreprise éditoriale des Œuvres

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complètes illustrées de Balzac se compose non seulement de dix-sept volumes reproduisant en fac-similé lexemplaire personnel de Balzac de La Comédie humaine, mais comprend également les lettres de Balzac à Mme Hanska (éd. Roger Pierrot), le théâtre (éd. René Guise), les Contes drolatiques (éd. Roland Chollet) et les « œuvres diverses » de Balzac (éd. Roland Chollet et René Guise). La disparition de René Guise, en 1994, constitue un de ces traumatismes de lamitié dont on ne se remet pas. Roland Chollet a souvent évoqué, avec une vive émotion, la puissance de travail, la générosité, le désintéressement de cet ami disparu dont les intérêts étaient si variés, la science si grande et lesprit si élevé. Larticle que Roland Chollet lui consacre dans LAnnée balzacienne en 1994 rend un hommage éclatant à ces qualités rares.

Il est impossible de ne pas évoquer le travail accompli à LAnnée balzacienne auprès de Michel Lichtlé, à qui Roland Chollet est lié dune amitié silencieuse faite de confiance, destime et dadmiration réciproques. Pendant plus de trente ans, Roland Chollet a corrigé les épreuves de la grande revue balzacienne avec le dévouement et le perfectionnisme quon lui connaît. Plusieurs années durant, il a agi de même au sein de Romantisme, sous légide amicale de Claude Duchet. On signalera également la trace durable quil a laissée à luniversité de Tours et à la Sorbonne, sintéressant tour à tour (jamais esprit ne fut moins enfermé) à Nerval, Beckett, Michaux, Claudel, Henri Pichette, André Baillon…, éveillant comme personne la curiosité de ses étudiants. Comme eût dit Léon-Paul Fargue, en tout lieu, « il apparaissait, il se taillait une place, non quil leût désirée (car cétait le plus royalement modeste des hommes), mais par son propre rayonnement, par le poids de sa propre personne pensante ».

Il nous faut enfin dire plus quun mot des articles que ce grand critique a semés sur son chemin, les oubliant parfois, alors que ceux qui avaient la chance de les lire ne les oubliaient jamais. Il nous a été dit des séminaires de Marcel Mauss que les étudiants en sortaient bouillonnants didées de thèse. Les articles de Roland Chollet sont semblables à ces séminaires, lieux où souffle lesprit, dont on mesure le rayonnement à la vie intellectuelle quelles projettent. De même, ses interventions sont dun orateur « di poche parole », comme lon dit en Italie : il sexprime avec une autorité involontaire, celle qui émane dun propos dont lintégrité intellectuelle est totale. Sa voix demeure. Si juste

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en est le ton, si plein est le sens quelle porte, quon peut dire quelle sadresse directement à la conscience intime de chacun. Nous avons vu des salles se remplir à lannonce de ses apparitions, sans quil sen soit jamais aperçu. Personne nest plus inattentif à sa propre statue, et cest avec raison, car les œuvres de ce grand critique, dont la qualité littéraire est inaccoutumée, témoignent delles-mêmes. Roland Chollet, pour parler comme Barthes, nest pas un « écrivant », cest un « écrivain ». De ce fait, ses textes ont une résonance et une puissance dactualisation inhabituelles. Nous voudrions donner, aux lecteurs de cet hommage, une première idée du travail accompli presque sans y penser par un être qui est la pensée même.

Lon jugera de la richesse et de la diversité de ses intérêts par la seule liste de titres que nous joignons à cette Postface (p. 292-294), énumération imposante qui témoigne de plusieurs trajectoires de pensée, indépendantes de toute idée de carrière, et qui ne cessent de sapprofondir. Lune delles est celle qui relie, dès lorigine, le critique à Balzac hors-les-murs. Esprit systématique, Roland Chollet, lorsquil est entré en Balzacie, a cherché à atteindre les sources de la pensée de Balzac, sattachant à reconstituer un cheminement intellectuel et humain qui commence dès avant la naissance dHonoré. De là son intérêt pour les écrits de jeunesse dont Pierre-Georges Castex avait, lun des premiers, signalé lintérêt dans une belle Introduction (LŒuvre de Balzac, éd. Albert Béguin, Club français du livre, t. XV) à laquelle Roland Chollet aime à rendre justice et quil appelle, en son particulier, un « lucide et vigoureux plaidoyer ». Il a également tenté de saisir un Balzac multiple et largement divers, retraçant les contours mouvants dune œuvre qui ne cesse de dépasser les frontières de La Comédie humaine jusquà mener une existence autonome en dehors delle. Cest ainsi quil a manifesté un goût immédiat pour les Contes drolatiques, quil a édité à trois reprises (éditions Rencontre, Bibliophiles de lOriginale, Pléiade – cette dernière avec Nicole Mozet). Cet intérêt pour des textes, longtemps considérés comme annexes, mineurs ou secondaires, a entraîné une recherche sur les milieux littéraires de la jeunesse de Balzac, les pratiques et techniques dune écriture souvent collective et généralement anonyme (romans, nouvelles, « Codes », brochures, articles de journaux), ainsi que sur les métiers du livre (imprimeur, éditeur, libraire, et leurs variables combinaisons) pratiqués ou connus du grand romancier. Nous avons dit lintérêt ancien de Roland Chollet

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pour la réception dun jeune Balzac anonyme ou pseudonyme. Il nous faut également souligner sa compréhension intuitive et scientifique des lois internes régissant lédifice de La Comédie humaine, que des articles comme « Ci-gît Balzac » ou le joyau trop peu connu intitulé « La Comédie humaine a-t-elle un début et une fin ? » manifestent si bien. Cette compréhension se double dune approche non égalée du mystère de la création balzacienne. Le lecteur des deux magistrales études que sont « À travers les premiers manuscrits de Balzac [] » et « Lhomme qui dispose de la pensée » sen convaincra sans peine, surtout sil a en tête le commentaire savant et inspiré que R. Chollet consacre à larticle de Balzac, « Des artistes », paru dans La Silhouette les 25 février, 11 mars et 22 avril 1830 (OD, t. II, p. 1516-1526). Rien de tel, en effet, quun artiste pour percer les secrets de lart. Patient artisan des mots, quil choisit selon l« esprit de perfection » défini par Georges Roditi, Roland Chollet est aussi un artiste.

Quon nous permette un retour sur son passé. Son attirance pour la beauté picturale et architecturale, sa sensibilité aux variations de la lumière, lont conduit à peine âgé de quatorze ans en Toscane. La gare de Florence en marbre blanc ouvre presque sur le parvis de Santa Maria Novella et les fresques de Masaccio bouleversent ladolescent, qui va ensuite loger, musette à lépaule, à la pension du Duomo, doù il sillonnera la ville pendant dix jours déblouissement. Quiconque a eu le privilège daccompagner Roland Chollet à une exposition ou à un concert, sait quen sa compagnie on perçoit le retentissement de cette illumination de jeunesse : on voit, on entend autrement.

De cette appréhension de la Beauté, qui est pour autrui une formidable et permanente école, témoignent des écrits comme celui quil a consacrés à la Théorie de lart moderne de Paul Klee, publiée par son ami lausannois Pierre-Henri Gonthier, ou le texte consacré à Picasso vu par Brassai (Picasso dans lœil dun photographe). Citons encore le compte rendu de la thèse dOlivier Bonard (La Peinture dans la création balzacienne) que Roland Chollet avait longuement assisté de ses conseils (LAnnée balzacienne, 1971), ainsi que « La deuxième naissance de Balzac » rédigé à loccasion de lexposition consacrée au « Balzac » de Rodin (musée Rodin, 1998) ; et plus récemment son « Entretien avec Serge Kantorowicz » (LAnnée balzacienne, 2004) dont chaque mot est un trait de lumière (« Avant de pénétrer dans latelier de Serge Kantorowicz, un mot de celui du Chef-dœuvre inconnu

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et sur ce qui sy dit. / Pas dautre langage pour le peintre qui pense, qui pense sa peinture, pas dautre langage que lacte même de peindre [] »). Mais ce nest pas tout. Comme Claudel dans LŒil écoute, Roland Chollet est extrêmement attentif à la tonalité des textes. Ses dons musicaux ont été formés et confirmés par le professeur de violon de son enfance lausannoise, un être sensible et bon nommé Rodolf Hegetschweiller, qui lui a donné une oreille attentive aux moindres variations, aux plus petites lignes mélodiques parcourant les écrits soumis à son examen.

On admirera aussi le don de lamitié que possède Roland Chollet. Il est, pour de nombreux chercheurs étrangers, une référence majeure de science et de générosité accueillantes. Au premier plan de ces nations amies, quon nous permette de placer lItalie à laquelle Roland Chollet a consacré un colloque remarquable, non seulement par un catalogue préfacé et entièrement revu de la main du plus italien des balzaciens parisiens, mais par latmosphère particulière, infiniment savante et cependant légère, qui sen dégageait (Balzac et lItalie). Francesco Orlando, élève choisi par Lampedusa, érudit comme on lest dans ce pays béni des dieux, cest-à-dire sans aucune limite, mettait Roland Chollet au-dessus de tout. Raffaele de Cesare le présentait lors du colloque sur le roman historique de la Fondazione Primoli (Romanzo storico e romanticismo, 1994) comme le « Prince des balzaciens ». Mariolina Bertini (université de Parme) et Francesco Fiorentino (université de Bari) qui, selon R. Chollet lui-même, incarnent la grande tradition des études sur Balzac en Italie, en pensent tout autant. Il en est de même pour Mario Lavagetto (à Pise), Silvia Lorusso (à Bari), Patrizia Oppici (à Macerata), Susi Pietri (à Modène), qui tracent autour de la personne et de lœuvre de R. Chollet un réseau affectueux dune fidélité et dune intensité exceptionnelles. Grâces leur soient rendues de nous avoir éclairée sur sa notoriété réelle au-delà des Alpes. Gageons que le prince des balzaciens ignore, de même, sa célébrité au pays du Soleil-Levant, et ce en dépit des liens quil y a noués avec Yoshie Oshita et Takayasu Oya. Au Canada, Roland Le Huenen et Stéphane Vachon peuvent témoigner de son amicale générosité, tout comme Colin Smethurst et Owen Heathcote en Grande-Bretagne. Phénomène peut-être plus rare encore, les amitiés quil a nouées à Lausanne, de son enfance à ses années duniversité, ces liens qui lunissent à Roger Andrey, Jean Guex – fils dAndré Guex précédemment cité –, Bertil Galland ou Philippe Junod, ne se sont jamais rompus.

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Bertil Galland, éditeur suisse de renom – il a publié entre autres Maurice Chappaz, Jacques Chessex, Jacques Mercanton, Gustave Roud, Grisélidis Réal – polyglotte comme Roland Chollet, entretient avec lui depuis leurs communes années de collège une affection semblable à celle du Poète-et-Pythagore : « Tout ce que jai su de solide sur la littérature au temps du collège – écrit-il –, je lai appris de Roland Chollet ». Cest à lui quil a consacré le premier chapitre de son ouvrage portant le beau titre : Princes des marges. La Suisse romande en trente destins dartistes. Il nest pas de meilleur guide pour découvrir une adolescence où le rêve dune société meilleure – rêve qui ne le quittera jamais et qui continue dinspirer sa constante attention aux êtres situés dans les confins de la société – sassocie à léveil à la poésie :

[Roland Chollet] avait un ami typographe qui prélevait sur ses travaux dimprimerie des exemplaires de La Voie royale ou des Jeunes Filles, car, pendant la guerre, Malraux et Montherlant étaient édités, imprimés et brochés en Suisse. Roland en recevait sa part par des canaux discrets. Il admirait les partisans communistes du Piémont, pays de sa mère, et quand après lécole nous regagnions notre quartier, il chantait La Bandiera Rossa. [] Cest aussi Roland Chollet qui me fit découvrir ma ville. Je le suivais à la rue de la Caroline, où nous entrions à la Maison du Peuple. Dans une façade café au lait souvrait la bibliothèque qui méblouissait malgré ses reliures noirâtres et le papier rance ; jy trouvai la contre-école où lire dans une liberté fiévreuse Melville, Hamsun, Gorki, les poètes unanimistes, Rilke, et tout un rayon de livres sur le troisième œil []. / Nous vivions en poésie, nous rêvions sur les rythmes dEluard et dAragon dont les vers nous parvenaient de la France sur le papier friable de la clandestinité.

Cette amitié, toujours vive, sest poursuivie au lycée puis à luniversité :

Le passage de Roland Chollet au Gymnase et à la Faculté des Lettres de Lausanne laissa une trace lumineuse. On na cessé de le dire brillant et mourant. Cest dans la clinique de Sylvana quil commença, fort malade en effet, sa carrière de balzacien, préfaçant mois après mois, au fond de son lit par un effort qui donna à sa figure une grandeur légendaire, une édition populaire de La Comédie humaine1. Cette entreprise audacieuse du Club Rencontre, créé par Pierre-Balthasar de Muralt, fit de Lausanne un des grands centres de distribution des livres en Europe. 

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Nous avons parlé à Bertil Galland de ces lignes consacrées en 1991 à son ami qui, devenu « lun des grands balzaciens de France », se terre désormais, dit-il, « dans le silence savant de [s]es officines ». Il nous a confirmée dans lidée, que nous avions, que Roland Chollet avait toujours été le même : il savait tout, dit ce fidèle Pylade, de naissance. En écoutant les souvenirs de Bertil Galland sur son ami, lon songeait à Chateaubriand parlant de Joubert :

Il avait une prise extraordinaire sur lesprit et sur le cœur, et quand une fois il sétait emparé de vous, son image était comme là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession quon ne pouvait plus chasser.

On nen finirait pas dévoquer les rencontres intellectuelles qui jalonnent cette existence si éminemment poétique : la princesse Bibesco à Leyzin, Clara Malraux à Cerisy… Et les amis de Paris. À la Cité universitaire, Jean Métellus2, le grand poète haïtien (dont un beau texte de Roland Chollet a appuyé la candidature au Prix Nobel en 2011), Claude Mouchard et, par son intermédiaire, Pierre Pachet et Pierre Michon ; du côté de Balzac, André Lorant, fidèle parmi les fidèles, Max Milner, Claude Duchet – un des plus chers – et Isabelle Tournier, José-Luis et Brigitte Diaz, Max et Yvonne Andréoli, Alex Lascar, Roger et Arlette Pierrot, Thierry et Pierrette Bodin, Jeannine Guichardet, Adrien Goetz, Paul Métadier à Saché, Hervé Yon, Anne-Marie-Baron, ainsi que lensemble des balzaciens de toutes générations groupés autour de Nicole Mozet, dArlette Michel puis de Nathalie Preiss, dÉric Bordas et dAndrea del Lungo ; à lITEM, Almuth Grésillon ; du côté de Stendhal Philippe Berthier ; du côté de Chateaubriand Jean-Claude Berchet et Colin Smethurst dont nous avons déjà indiqué lamicale et fidèle présence ; du côté de Flaubert, Jacques Neefs, Françoise Gaillard et Pierre-Marc de Biasi ; du côté de Hugo Bernard Leuilliot ; du côté de la revue Genesis, Michel Contat ; et enfin, à la Sorbonne, Étienne-Alain Hubert. Ce grand érudit occupe une place particulière dans lamitié de Roland Chollet, qui aime à souligner sa science à peu près illimitée nayant dégale que sa modestie. Compliment de spécialiste en ces deux domaines.

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Roland Chollet nous a souvent dit que le lieu du monde où il se sentait le mieux était la Maison de Balzac. Grâce à laccueil chaleureux et éclairé de Judith Meyer-Petit puis dYves Gagneux – qui a succédé à Mme Meyer-Petit à la tête de la Maison de Balzac –, Roland Chollet est chez lui rue Raynouard, ou pour mieux dire dans lespace imaginaire – et pourtant combien réel – compris entre la rue Basse (Raynouard) et la rue du Roc (Berton). Si la vraie vie, cest la littérature, le seul lieu spirituel quhabite le plus balzacien des balzaciens est lœuvre du « prodigieux météore » auquel il a voué son existence.

De cet investissement dans lunivers balzacien est né le monument critique dont nous avons tenté de dessiner, en quelques pages nécessairement insuffisantes, les contours. Lexigence qui ordonne lédifice de sa recherche est morale autant quintellectuelle, comme si son auteur avait tout naturellement mis en pratique les paroles de Mme de Mortsauf considérant quon peut « ne se rien permettre ni contre sa conscience, ni contre la conscience publique » et quil ny a rien de supérieur à « la droiture, lhonneur, la loyauté, la politesse ». Limage de cette existence comprise et vaincue par lidée est source de liberté pour autrui. On sait quil y a des œuvres qui, si brillantes quelles soient, enferment, et dont lemprise vous contraint, si lon ose dire, à buter sur le motif. Il y a, au contraire, des ouvrages qui libèrent, qui ouvrent lesprit avec une infinie générosité. Pour reprendre les mots de Jankélévitch, on pourrait dire quil y a des dons qui sont partitifs parce que les donateurs lésinent ou se ravisent. Mais il y aussi ceux (et ce sont les véritables créateurs) qui donnent vraiment, qui ne thésaurisent pas, qui ne « placent » pas. En se dépouillant, ils suscitent une « inépuisable abondance ». Cela a été le cas de Balzac : osons dire que cest aussi celui de Roland Chollet. Cet érudit, grand par lesprit et par lâme, est de la même famille que lauteur de La Comédie humaine, ce merveilleux génie qui passe « emporté par son rêve comme par un tourbillon » (Théophile Gautier). À ce « roi de la pensée » dont il admire la puissante bonté, Roland Chollet a consacré son cœur et son intelligence. Cela fait son éloge et celui de Balzac.

Marie-Bénédicte Diethelm
24 janvier 2014

1 Cette précision ninfirme pas notre propos précédent (p. 505). Roland Chollet nous confirme que, de Paris où il sétait établi, il est revenu en Suisse, afin dy être soigné dune rechute de tuberculose. Lédition Rencontre est une œuvre de « montagne magique » : commencée à Paris, continuée en Suisse, reprise à Paris.

2 Nous avons eu le vif chagrin dapprendre le décès de Jean Métellus (4 janvier 2014) lorsque nous écrivions ces mots qui auraient été – nous le savons – droit au cœur de cet ami fidèle.