Aller au contenu

Classiques Garnier

[Introduction de la première partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Occupation des oisifs. Précis de littérature et textes critiques
  • Pages : 11 à 13
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 654
  • Série : Essais, n° 6
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406058670
  • ISBN : 978-2-406-05867-0
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05867-0.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/05/2018
  • Langue : Français
11 Écrire est une activité étrange et je n'imagine pas qu'on puùse l'exercer sérieu- sement sans s'interroger, à un moment ou à un autre, sur son statut. Pourtant, après avoir connu une grande vogue dans les années 70, il semble que la réflexion théorique ne fasse plus recette. Dans son livre de souvenirs sur Roland Barthes, Éric Marty évoque avec nostalgie cette époque qu'il appelle «modernité ». Celui qui ne l'a pas connue, dit-il, « ne sait pas ce qu'est le bonheur de penser et le bonheur d'écrirel ». Et Antoine Compagnon, autre ami de Barthes, confirme
En ce temps-là, l'image de l'étude littéraire, soutenue par la théorie, était séduùante, persuasive, triomphanteZ. » La «theoria» (qui était aussi, il faut bien l'avouer, une forme de «terreur ») régnait alors sans partage sur les lettres, et l'on ne pouvait espérer être entendu des spécialistes sans avoir inventé quelques concepts savants et de nouveaux mots pour les désigner. Barthes, précisément, était très fort dans cet exercice et même si certaines de ses inventions ne lui ont pas survécu, la lecture des textes qu'il a consacrés à la littérature reste toujours stimulante. D'autres, qui n'avaient pas son génie de la formule, ont été moins heureux. Quand on relit aujourd'hui certains programmes de la période 1968- 1971, il est parfoù difficile de résister au rire, et je pense que leurs auteurs eux- mêmes doivent avoir du mal à s'y reconnaître. Cette époque était aussi celle des séminaires. C'est là qu'on essayait des concepts, qu'on lançait des modes, qu'on prononçait des oukases. Leur fréquentation était donc obligatoire pour quiconque souhaitait se faire une place au soleil de la théorie. Je n'ai pas eu cette chance parce que je n'étais pas assez persévérant, sans doute, maù surtout parce que je ne l'ai pas vraiment cherché. Je préférais réfléchir sur la littérature en franc- tireur, àpartir de mon travail d'écrivain et de lectures occasionnelles. J'aimais piquer ici ou là une idée, un mot pour en tirer des conséquences personnelles et je me plaisaù plus à bricoler des hypothèses qu'à bâtir des systèmer3.
À la longue, pourtant, il m'est apparu que ces petits cailloux pouvaient former une chaise et j'ai conçu, avec retard, le projet de les rassembler en un tout cohérent. C'est ce qu'on appelle l'esprit de l'escalier : j'arrive après
1 Roland Bartber, le métier âécrire, Le Seuil, 2006. «Rien, dans le champ culturel français n'a semblé résister à la tadicalité d'un discours dont la violence, la force et la séduction tenaient à sa puissance théorétique et à la domination de la tbearia» (p. 142).
2 Le Démon de la tbéarie, Le Seuil, 199$, p• 11.
3 Ler Anneaux du manège, écriture et littérature, Gallimard, Folio-essais, 1992•
12 tout le monde dans la fête quand les lampions sont éteints. Déjà, il y a une dizaine d'années, s'attaquant au «démon de la théorie », Antoine Compagnon montrait, combien, il était devenu vain de vouloir formuler sur le sujet des décrets qui ne seraient pas immédiatement frappés d'exception ou contredits par un sens commun décidément inusable. Aujourd'hui, c'est Vincent Kaufmann qui, avec subtilité et humour, mais avec une évidente nostalgie lui aussi, nous raconte la genèse et les aboutùsements d'une aventure qui se prérentait comme le comble de la modernité dans les années 60-SO et qui apparaît complètement obsolète'. On peut donc se demander si vouloir reprendre la partie présente un intérêt quelconque. J'ai la faiblesse de le cwoire, pour plusieurs raisons.
D'abord parce qu'à y regarder de près, ce jeu passionnant n'a pas vraiment cessé depuis que le structuralisme n'est plus à la mode. II suffit d'ouvrir Internet et de se rendre sur quelques sites spécialisés pour s'apercevoir que de nombreux universitaires continuent à défendre des thèses pointues et contradictoires sur les rôles de l'auteur, du texte et du lecteur dans l'élaboration de ce mystérieux produit qu'on appelle la littérature et sur la meilleure faîon de l'aborder. Ce qui a changé c'est l'attitude des écrivains eux-mêmes. Autrefois, ils ne se contentaient pas de participer au débat; souvent c'étaient eux qui le lanîaient, et les universitaires suivaient. Aujourd'hui, du côté des auteurs, il semble que la littérature ait cessé de poser un problème ou, si elle en pose un, qu' il ne soit pas nécessaire de s'attarder sur lui, on le résoudra en écrivant.
Eruuite, parce que la dévalorisation brutale d'une théorie fondée essentiellement sur l'autonomie du texte, qui semblait, il n'y a pas si longtemps encore, justifiée dans sa prétention à l'objectivité, mérite elle-même une explication théorique. Faut-il renoncer purement et simplement à cette autonomie ? Revenir à la vieille idéologie du « réalùme » ? Ou peut-on imaginer une synthèse qui parviendrait à réconcilier autonomie et référence, texte et hors texte ?
Enfin et surtout, il me semble que laùser à des observateurs extérieurs le soin de définir les termes du débat n'est peut-être pas la meilleure manière d'y voir clair. Les hasards de la biographie (autrement dit l'âge) font qu'avant de connaître l'époque de la «théorie », j'ai connu de près celle de «l'engagement et que, tiraillé entre deux visions opposées de l'écriture, la réflexion sur mon propre travail m'a conduit à tenter, très solitairement il faut bien l'avouer, une conciliation. D'où les «petits cailloux » dont je parlaù.
1 La Faute à Mallarmé, Le Seuil, 2011.
13 En reprenant ici des choses que j'ai déjà dites ailleursl et en essayant de les dire mieux, mais toujours du point de vue d'un praticien, j'ai conscience de m'aventurer sur une voie périlleuse. Que vont penser de moi ces chercheurs bien plus savants que j'utilise ici cavalièrement ? Ma seule excuse, au bout du compte, est que je tiens à mes hypothèses. La théorie, pour un écrivain, est un peu comme la drogue :quand on a cédé une fois à ce «démon », il n'est pas facile de lui échapper.
1 Quelques passages de cet essai reprennent et développent des réflexions déjà formulées
dans Ler Anneaux du manège (Gallimard, Folio, 1992) et dans La Banne aventure (Le Seuil, 2007).