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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Occident au regret de Jérusalem (1187-fin du xive siècle)
  • Pages : 9 à 14
  • Collection : Histoire culturelle, n° 15
  • Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
  • EAN : 9782406106685
  • ISBN : 978-2-406-10668-5
  • ISSN : 2430-8250
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10668-5.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/04/2021
  • Langue : Français
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Préface

En 1033, si lon en croit le moine Raoul Glaber,

une foule innombrable se mit à converger du monde entier vers le Sépulcre du Sauveur à Jérusalem ; personne auparavant naurait pu prévoir une telle affluence. Ce furent dabord les gens des classes inférieures, puis ceux du moyen peuple, puis tous les plus grands, rois, comtes, marquis, prélats ; enfin, ce qui nétait jamais arrivé, beaucoup de femmes, les plus nobles avec les plus pauvres, se rendirent là-bas1.

Moins dun siècle plus tard, en 1099, lappel au « pèlerinage en armes » lancé par le pape Urbain II quatre ans auparavant lors du concile de Clermont aboutissait à la prise de Jérusalem par les Latins. Puis, en 1187, Saladin conquiert à son tour la ville et confronte lOccident au « choc de la perte », suivi dun long travail de deuil. Le chroniqueur du xie siècle amplifie sans doute le propos, porté par lenthousiasme ; mais sa voix nest pas isolée. Comment la société occidentale a-t-elle réagi à la perte de Jérusalem, alors quelle sétait trouvé entraînée dans un tel mouvement ? Comment un fait, qui nest pas anodin mais pouvait être considéré comme accidentel, devint un événement de portée considérable ? Il est sans doute moins attrayant de sinterroger sur un repli que sur une dynamique. Pourtant force est de constater que ce repli fut paradoxal. Lesprit de croisade, cher à Paul Alphandéry et Alphonse Dupront demeure présent en Occident pour des siècles encore après 11872 ; le nom de Jérusalem continua dy retentir et les images, voire les imitations de la Cité sainte, dy fleurir. Complexe alchimie, sur laquelle ce livre se penche avec brio, pour une période bien circonscrite mais ouvrant à la réflexion dans une très longue durée.

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Laffaire nétait pas simple à mener : rien de moins que de saisir, en historien, la force dune émotion, ses variations, son cheminement ; prendre le pouls dune société dans toutes ses composantes, du sommet – papauté et princes – aux plus humbles, dans ses genres auxquels le chroniqueur se montre attentif mais aussi dans ses générations successives, une fois passé le choc. Pour ce faire, il convenait dausculter aussi bien les initiatives militaires que leur absence, les discours politiques que les œuvres spirituelles et les témoignages iconographiques ou monumentaux. Enfin, le plus complexe, den dégager lalchimie, les dissonances ou les harmonies et leurs fluctuations au fil de deux siècles et demi. Le lecteur a sous les yeux le livre qui résulte de la thèse entreprise par Matthieu Rajohnson sur cet ambitieux sujet, poursuivie avec une grande détermination jusquà sa soutenance en 2017 devant luniversité Paris Nanterre. Il fallut le talent, le courage et linventivité de ce jeune chercheur pour accepter de donner à la thématique toute son ampleur et, in fine, faire suivre à son lecteur, en trois actes, le lent cheminement qui conduisit du « temps du désir et du regret » à celui du « deuil », en passant par celui de la « nostalgie ».

Dans un style élégant qui instille dans la rigueur de lécriture scientifique de belles touches poétiques, lauteur entraîne dans les replis de la conscience occidentale, pour le meilleur dune histoire des émotions, cultivée dans toute sa profondeur, scrutant les réactions officielles aussi bien que les « mouvements paniques », le discours des gens dÉglise aussi bien que celui des laïcs. Les témoignages mobilisés associent, comme il est rare de le lire, des objets de nature variée, ce qui permet de multiplier les angles dapproche : les chroniques côtoient lexégèse biblique ou la liturgie (on composa des messes afin de prier pour la reprise de Jérusalem) ; aux actes pontificaux répondent les chansons, épopées et poèmes de croisade ; les traités de reconquête rejoignent les sermons, anecdotes édifiantes (exempla) ou œuvres hagiographiques ; aux plans et schémas de Jérusalem, qui sapproprient lespace de la cité dans un propos dont les évolutions sont restituées, font écho les enluminures des Bibles, livres liturgiques, récits de pèlerinage et autres textes dévots ou profanes. Chaque dossier de sources a fait lobjet dun examen de première main, appuyé sur la bibliographie afférente dont le nombre de titres dit, mieux que tout, la richesse de linformation. Matthieu Rajohnson nest, en effet, pas le premier historien à se pencher sur Jérusalem ni le 11premier médiéviste à aborder le vaste champ de lhistoire des croisades. Mais aucune recherche navait jusqualors uni à ce point lOrient, la ville de David et du Christ, et lOccident, dans son rapport à ce centre des origines chrétiennes. Aucune recherche navait tenté de saisir ce qui apparaît avec le recul comme un tournant : plus jamais, après 1187, lOccident ne domina pleinement Jérusalem. Passé le choc, il fallut accepter lentrée dans la durée dun fait qui perdit progressivement sa dimension conjoncturelle et provoqua la redéfinition des relations entre ce haut lieu et ceux qui sen réclamaient en Occident : la ville allait-elle devenir avant tout un nom, un mythe ?

Le livre invite à suivre la lente mutation des réactions à travers des témoins méconnus ou inattendus. Se révèle ainsi au lecteur lengouement pour le petit Livre des lamentations encore attribué à lépoque au prophète Jérémie. Sorti de lombre dans un tel contexte, celui-ci fait lobjet de commentaires textuels ou imagés comme jamais auparavant, en une exégèse dont la tonalité permet de suivre, au cours des deux siècles envisagés, lexpression du regret puis celle de son apaisement. On ne lira pas non plus sans un certain étonnement que la réaction de la papauté nest pas allée sans « ambiguïtés » (je cite Matthieu Rajohnson) : il est curieux – suggestif ? – dobserver que les sources pontificales peinent à nomme Jérusalem. Lombre de la ville du martyre de Pierre plane sur celle de David, à lheure où lÉglise dOccident connaît la réforme que lon appelait autrefois grégorienne, dans laquelle on saccorde à voir lapplication au monde latin dune ecclésiologie centralisée autour du siège romain. Comment résoudre la tension qui sinstalla ainsi entre deux têtes du christianisme ? On constate également que les revendications occidentales sur Jérusalem ne furent pas emportées par les armées de Saladin. Le titre de « roi de Jérusalem » resta longtemps convoité par les puissants, faisant de la cité de David un « espace de compétition » : Frédéric II lui-même na-t-il pas souhaité lajouter à son titre impérial ? De même, lespoir dune reconquête demeura vivace. Aux yeux de lOccident, Jérusalem est bien « la plus sainte des villes », celle où sest déployée laction de ce Jésus dont la vie terrestre retient de plus en plus lattention dans la dévotion, à partir des xie et xiie siècles. Le temps fit cependant son œuvre, là comme ailleurs ; la ténacité des faits aussi : quelles que soient les voies employées, les armes ou la négociation, elles ne parvinrent pas à endiguer labandon qui simposa, abandon dune 12domination sublimée dans la force du nom, retrouvant en cela des accents proprement bibliques.

On découvre enfin que, contrairement aux apparences, le temps du deuil nouvrit pas la porte à celui de loubli ; bien au contraire, il fit éclore une véritable transmutation de la relation. Louvrage montre en effet que, loin de renoncer à Jérusalem, les Latins ont continué den vivre, en se lappropriant autrement. En dépit de la fin des royaumes latins dOrient, la cité sainte ne quitta pas les esprits en Occident. Les récits de pèlerins et les descriptions de la Terre sainte témoignent dun intérêt renouvelé pour ce voyage, liter hierosolomytanum, auquel ne sattache aucune obligation en christianisme, rappelons-le, pas plus que pour toute autre destination pèlerine. Au moment où cette étude sachève, les Franciscains viennent dentrer en charge de laccueil des pèlerins dans le cadre de la Custodie de Terre sainte. Comme Maurice Halbwachs la montré en son temps3, sélabore alors un vaste réseau de lieux de mémoire entre lesquels les pieux visiteurs sont invités à cheminer. Mais pour qui ne peut ou ne veut partir, pour qui entend dépasser le rêve oriental, pour qui veut surmonter les lamentations, cest Jérusalem qui vient à eux sur le mode dune « réappropriation symbolique » où sentendent les affirmations de certains Pères de lÉglise : « le vrai temple, cest lassemblée des chrétiens », écrivait déjà Clément dAlexandrie († v. 215)4. Sur cette voie, Rome tenta de saffirmer comme la « nouvelle Jérusalem », en devenant le réceptacle des plus éminentes reliques de la cité de David et en faisant de sa cathédrale, léglise Saint-Jean du Latran, un sanctuaire « typologique » du Temple de Jérusalem5. Mais le phénomène prit un tour plus complexe, plus diffus, par la multiplication de lieux de dévotion érigés ad instar Hierosolymæ. Reconnaissons que pour cette voie originale du deuil le terrain était préparé. Avant même la conquête de la ville par les Latins, puis sa reprise par les musulmans, lOccident avait vu sériger des églises qui se voulaient des reproductions du Saint-Sépulcre par leur forme imitant la rotonde 13de lAnastasis, par leurs dimensions calculées en relation avec celles de lédifice originel, par leur titulature, il va de soi, restée pour certains cas dans la toponymie : ainsi Neuvy-Saint-Sépulcre6. Lenracinement de la perte de Jérusalem dans le temps long accéléra sans nul doute le mouvement, comme on peut le constater dans le chapitre final de louvrage ; elle lamplifia aussi au-delà de la seule référence au tombeau et louvrit aux dimensions de tout lespace parcouru par Jésus, tel que le décrivent les Écritures chrétiennes : pensons aux Monti Sacri dItalie du Nord où le fidèle-visiteur est invité à suivre pas à pas les étapes de la vie terrestre du Christ. Au moment où se clôt louvrage de Matthieu Rajohnson, le temps nest pas encore venu de lire au-dessus dun simple groupe sculpté figurant le tombeau du Christ, cette inscription rapportée dans un manuscrit des débuts du xvie siècle, qui invite à une prière indulgenciée :

Anyone who will read these little prayers that are written below, with devotion and while in the state of grace, every day for one year, in front of the Holy Sepulchre in any church of his choice –since in every church there is normally a Sepulchre constructed in the praise of God– will be able to earn all of the indulgences and graces that he would earn if he had visited the Holy Sepulchre in Jerusalem, because our Lord is better here with us than in Jerusalem7.

Les derniers mots en disent long sur cet étrange rapport au lieu des origines chrétiennes, puissante force dévocation et référence récurrente, espace susceptible plus que dune transposition, dune démultiplication infinie qui, par nature même, ne saurait se limiter au seul Occident latin.

Si je toublie, Jérusalem

Que ma droite se dessèche !

Que ma langue sattache à mon palais

Si je perds ton souvenir,

Si je ne mets Jérusalem

Au plus haut de ma joie8 !

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Ces versets du psaume 136 ont retenti durant de longs siècles sous les voûtes des plus grands sanctuaires comme dans les plus modestes églises : noublions pas que tout jeune clerc apprenait le latin dans les poèmes de David. Lengagement, celui du peuple dIsraël repris à leur compte par les fidèles du Christ, fut tenu par des voies singulières, on le voit.

Alliant une érudition très sûre à une remarquable finesse danalyse, Matthieu Rajohnson montre dans ces pages denses et lumineuses comment un fait darmes survenu en Terre sainte en 1187 devint un événement majeur dans lhistoire de la sensibilité occidentale, dont la perception est ici déployée à de multiples échelles. Mais après avoir compris par quelles voies lOccident, entraîné dans la dynamique dune phase dengouement pour Jérusalem, en vint à faire son deuil de la cité, dès lors quil fallut prendre acte de linstallation dans la durée de la perte de 1187, on butte sur une nouvelle question, qui renvoie à un événement évoqué allusivement au début de cette préface. Pourquoi, au seuil du second millénaire, et pas avant, après plusieurs siècles de christianisme, lOccident fut-il travaillé par ce grand élan vers Jérusalem ? Scruter la portée de 1187 invite donc à sinterroger sur le surgissement de 1095-1099, alors que la présence musulmane auprès du Saint-Sépulcre était entrée dans les faits depuis la première moitié du viie siècle (638) sans provoquer de réaction comparable. Ce serait lobjet dun autre livre. Il est temps de laisser le lecteur apprécier à sa pleine valeur celui quil a entre les mains.

Catherine Vincent

Université Paris Nanterre

Membre senior honoraire de lIUF

MéMo

1 Cité dans Georges Duby, LAn mil, Paris, Julliard, 1967, p. 177.

2 Paul Alphandéry & Alphonse Dupront, La chrétienté et lidée de croisade, Paris, Albin Michel, 1954-1959 et Alphonse Dupront, Le mythe de croisade, Paris, Gallimard, 1997.

3 Maurice Halbwachs, La topographie légendaire des évangiles en Terre sainte : étude de mémoire collective, Paris, PUF, 1941.

4 Cité par Pierre Maraval, « Comment sest constituée une identité pèlerine chez les chrétiens des premiers siècles ? », Identités pèlerines, actes du colloque de Rouen, 15-16 mai 2002, dir. Catherine Vincent, Rouen, PUR, 2004, p. 21.

5 Umberto Longo, « Dimensione locale e aspirazioni universali a Roma nel XII secolo : San Giovanni in Laterano come santuario nelleredità dell “Antica alleanza“ », Expériences religieuses et chemins de perfection dans lOccident médiéval, éd. Dominique Rigaux, Daniel Russo & Catherine Vincent, Paris, AIBL, 2012, p. 121-138.

6 Geneviève Bresc-Bautier, « Les imitations du Saint-Sépulcre de Jérusalem (ixe-xve siècle), archéologie dune dévotion », Revue dhistoire de la spiritualité, 50/1974, p. 319-342 ; plus récemment : Laura Gaffuri & Ludovic Viallet (dir.), Politique et dévotion autour du souvenir de la Passion en Occident (Moyen Âge-époque moderne), Reti Medievali Rivista, 17-1/2016.

7 Traduction anglaise du texte original en moyen allemand dans Kathryn Rudy, Virtual Pilgrimages in the convent : imagining Jerusalem in the late Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2011, p. 396 (p. 395-398 pour lensemble du texte ; manuscrit daté autour de 1520).

8 Ps 136 (137),5-6.