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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Il fut un temps où un compte rendu dobservation en science pouvait faire état de sensations directement éprouvées par lobservateur. Testant différents filtres au foyer de son télescope pour observer le Soleil, lastronome William Herschel parle, dans ses carnets dobservation rédigés au court de lannée 1800, de la sensation plus forte de chaleur quil ressent lors de lutilisation de certains filtres. De telles sense data, il nest plus guère question dans limmense majorité des comptes rendus dobservation scientifique aujourdhui. Lorsque le CERN annonce le 4 juillet 2012, lors dune conférence, lidentification du boson de Higgs (une particule élémentaire jouant un rôle clef dans le modèle standard de la physique des particules), il est aussi question dobservation, mais en un sens on ne peut plus éloigné de celui de lobservation du phénomène de chaleur radiante par Herschel. « Nous observons dans nos données des indices clairs dune nouvelle particule, au niveau de 5 sigmas, dans la gamme de masses autour de 126 GeV », déclare la porte-parole dune des expériences engagées dans la quête observationnelle de cette particule1. Lobservation du boson de Higgs est à ce titre exemplaire de la plupart des processus scientifiques dinvestigation observationnelle aujourdhui : lexpérience sensible individuelle ny joue aucun rôle épistémologiquement significatif. Certes, elle intervient encore en science, mais elle le fait en bout de chaine pour ainsi dire du processus observationnel – le scientifique va regarder limage ou la courbe produite par ce processus – plutôt quen début de chaine, en tant que source dinput physique comme dans lexpérience commune.

On peut dès lors regretter que nombre de discussions en philosophie des sciences sur la nature et le rôle de lobservation attribuent traditionnellement à cette dernière des caractéristiques qui se révèlent bien peu

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appropriées lorsque lon prend acte de la transformation des pratiques scientifiques dobservation au courant du xxe siècle. Lidée philosophique dune observation sensible, directe, a-théorique, si elle pouvait avoir encore quelque pertinence au temps de Herschel, semble aujourdhui en effet tout simplement obsolète, étant donné le recours de plus en plus massif à linstrumentation et au traitement des données. Pourtant, des débats majeurs en philosophie des sciences continuent de se construire sur cette idée. Ainsi, lorsque les anti-réalistes sopposent aux réalistes au sujet de raisons de croire, ou non, à lexistence des entités inobservables postulées par nos meilleurs théories, la frontière entre observable et inobservable continue dêtre tracée en référence à ce qui peut être observé directement, sans instrument, par nos sens. Électrons, protons, séquences dADN, et même parfois encore atomes se retrouvent ainsi dans la catégorie des entités inobservables. Que lon puisse alors encore débattre philosophiquement de leur existence, du seul fait que ces entités ne sont pas directement accessibles à nos sens, peut assurément laisser perplexe quiconque est engagé, au laboratoire, dans des processus détude et de manipulation de ces entités.

On ne peut dès lors que souhaiter que cet écart – ou faudrait-il parler de retard ? – entre le discours philosophique et la réalité des pratiques scientifiques soit comblé. Et cest précisément ce que se propose de faire Vincent Israel-Jost dans cet ouvrage aussi nécessaire que novateur. Son projet est en effet de redéfinir la notion dobservation en science en prenant acte des évolutions des moyens dinvestigation empirique qui ont marqué ces dernières décennies. Un tel projet est doublement risqué puisquil sagit de revenir sur une notion centrale en épistémologie, et de ce fait très implantée dans les discours philosophiques, et de le faire avec lambition que cette redéfinition soit pertinente aux yeux des scientifiques. Le pari est brillamment gagné : combinant les deux qualités essentielles quexige un tel projet, à savoir une compréhension épistémologiquement très fine du rôle de lobservation en science, et une connaissance de première main de méthodes actuelles dinvestigation empirique, Vincent Israel-Jost, au fil de pages dun style toujours limpide, réussit à élaborer une nouvelle conception de lobservation scientifique à la fois précise, riche et stimulante sur le plan épistémologique, et ancrée dans la réalité complexe des pratiques observationnelles daujourdhui.

Sa proposition peut au final se résumer ainsi : lobservation doit être conçue comme une limite stable dun processus itératif, correctif, consistant

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en une évolution conjointe des énoncés dexpérience et du cadre conceptuel de linvestigateur. Une telle conception est novatrice à plusieurs titres. En proposant une justification de nature cohérentiste des énoncés dobservation, elle permet de saffranchir de leur cadre traditionnel de justification que constitue le fondationnalisme. Dans ce cadre, des énoncés auto-justifiés, en loccurrence des énoncés dobservation élémentaires font office de fondements de la connaissance. Or, comme le rappelle Vincent Israel-Jost, une telle conception fondationnaliste nest plus guère tenable aujourdhui, à la suite notamment des objections devenues classiques que sont la critique de la notion de « donné » développée par Wilfrid Sellars ou encore le problème de la charge théorique mis en avant par Norwood Russell Hanson. Pour autant, faut-il abandonner toute ambition de conserver aux énoncés dobservation lautorité épistémique qui découlait de leur auto-justification ? Un autre apport important de la conception de lobservation proposée dans cet ouvrage est précisément quelle permet de rompre ce couplage traditionnel entre autorité et autonomie. En développant une analyse détaillée des mécanismes dinterdépendance entre les énoncés dexpérience et le cadre conceptuel du sujet, Vincent Israel-Jost montre comment la nature itérative de linvestigation empirique assure la possibilité dune stabilisation de ses résultats. Une telle stabilité est alors ce qui assure le statut privilégié que lon doit accorder aux énoncés dobservation, en cas de conflit avec des énoncés dorigine non observationnelle. L« empirisme itératif » que propose Vincent Israel-Jost parvient ainsi à restituer une réelle autorité épistémique aux énoncés dobservation, hors de tout cadre fondationnaliste de justification. Il sagit là, déjà, dun apport majeur au champ de la philosophie générale des sciences. Mais louvrage va plus loin.

Dans une démarche qui nest pas sans rappeler celle de Pierre Duhem lorsquil invite son lecteur, afin quil puisse bien saisir la nature dune expérience de physique, à entrer dans un laboratoire du début du xxe siècle, avec ses tables encombrées de bobines, fils de cuivre entourés de soie et barres de fer oscillantes, Vincent Israel-Jost nous conduit dans la seconde partie de son ouvrage au cœur de pratiques scientifiques actuelles en matière de recueil, de traitement et dinterprétation des données. Lobservation scientifique cesse alors tout à fait dêtre cette boite noire quelle continue trop souvent dêtre dans les discussions épistémologiques : le lecteur peut saisir dans toute leur complexité et leur diversité les processus effectivement mis en œuvre par les scientifiques,

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mais aussi les difficultés quils rencontrent, pour aboutir à des énoncés dobservation stables. Désormais ancré dans un examen précis des pratiques scientifiques, le cadre épistémologique de lempirisme itératif élaboré dans la première partie sen trouve renforcé.

Limportance dun ouvrage ne se mesure pas seulement à la pertinence et à loriginalité des thèses quil propose, elle se mesure aussi aux nouveaux chantiers ou voies de recherche que ces thèses ouvrent ou renouvellent. De ce deuxième point de vue, le présent ouvrage est tout autant une réussite. Je névoquerai ici que trois domaines de réflexion, parmi bien dautres, qui peuvent à mon sens bénéficier directement de la nouvelle conception de lobservation scientifique élaborée par Vincent Israel-Jost. Avec lessor des capacités informatiques de calcul, les simulations numériques sont devenues, dans de nombreuses disciplines, une composante essentielle de lenquête scientifique. Les philosophes des sciences sintéressent de plus en plus à ce nouveau mode dinvestigation du monde, sinterrogeant en particulier sur sa spécificité et sa nouveauté au regard des deux autres modes, traditionnels, que sont la théorisation mathématique et lexpérimentation / observation. Une question centrale est alors de savoir si les données produites par simulation peuvent remplacer les données observationnelles. Nul doute que les réflexions sur cette question senrichiront de la redéfinition de lobservation opérée dans cet ouvrage. Le débat entre réalistes et anti-réalistes, évoqué plus haut, gagnerait lui aussi assurément en pertinence en abandonnant le critère dobservabilité directe par les sens pour se reconstruire sur la notion dobservabilité qui découle de lempirisme itératif. Enfin, on ne saurait aujourdhui surestimer limportance de la question de lautorité de la science dans nos sociétés. À lheure où nombre de décisions politiques font intervenir des formes dexpertise scientifique, il est essentiel de réfléchir aux raisons daccorder cette autorité épistémique à la science. Et il semble raisonnable dattendre que de telles réflexions se nourrissent de la façon dont, à lintérieur des sciences, certains résultats acquièrent stabilité et autorité.

Stéphanie Ruphy

Professeure de philosophie
à luniversité Grenoble-Alpes

1 Communiqué de presse du CERN du 4 juillet 2012, ayant pour titre : « Les expériences du CERN observent une particule dont les caractéristiques sont compatibles avec celles du boson de Higgs tant attendu ». http://cds.cern.ch/journal/CERNBulletin/2012/28.