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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE

Avant de devenir un livre, cest-à-dire un titre, un texte homogène, lu, relu, corrigé, pensé dans ses moindres recoins et dans ses lignes directrices, ce livre est une idée, un sujet, quelques points de repères, des références bien sûr, mais cest, tout dabord, un « objet ». Un objet de désir, de préoccupations, de soucis, dangoisses parfois, damour, de curiosité, dinterrogations. Il a lapparence étrange et familière de ces énigmes quon porte en soi depuis longtemps et dont on accouche après une longue et aventureuse gestation. Nul doute que la figure de « lintellectuel juif » existait dans la tête de Nurit Levy avant de prendre corps dans le corpus quelle a choisi pour lincarner, Doubrovsky, Roth, Yehoshua. Et il est vrai quelle nest pas la seule à avoir porté, en pensée ou en imagination, une telle figure puisquelle est devenue pendant toute une longue période, et encore bien sûr aujourdhui, un universel local de lEurope et de lOccident. Une sorte de mythologie très profonde, ambiguë et retorse, tout à la fois « inventée » par les juifs eux-mêmes, ou par leur histoire, mais simultanément constituée en artefact par le regard des autres, regard plus complexe quon limagine, regard qui nest pas, loin de là, exclusivement celui de lantisémite.

Comment sapproprier un objet aussi plein, aussi compliqué, aussi opaque, aussi paradoxal ? En écrivant tout simplement, en avançant un peu masqué dans la jungle des livres, des documents, des biographies, de sa propre pensée, de son imaginaire. Cest ce qua fait Nurit Levy avec beaucoup daudace et de désir de comprendre ce qui, ainsi, depuis linvention de « lintellectuel » à la fin du xixe siècle, associait dans une empathie ambiguë ces deux effigies, le « juif » et « lintellectuel ».

La première difficulté se trouve sans doute déjà là, dans lévidence de lexpression et dans la solidarité spontanée avec laquelle la langue a associé ces deux mots dans un topos qui nest pas quun topos, ou un archétype qui, loin dêtre figé dans des formes éternelles, nest pas

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quarchétype. Ces topos et archétypes ont été habités par des êtres de chair ou des êtres de papier identifiés à cette image tour à tour flatteuse et ingrate. Il y a eu tant dintellectuels juifs que lon sait à peu près tous à quoi il ressemble… À Walter Benjamin ? Benjamin Fondane ? Bernard Lazare ? Leo Strauss ? Raymond Aron ? Mais quon pense à « lintellectuel juif » de la Recherche, Bloch, snob, avare, plagiaire, mythomane, honteux de ses origines, personnage il est vrai plus comique quantipathique, et jouant sur des ressorts si vulgaires quil faut tout le génie de Proust pour faire passer ces poncifs auprès de ses lecteurs…

Le choix opéré par Nurit Levy est juste. Il ne sagit pas, dans son travail, de figures stéréotypées mais pas davantage de personnages idéalisés ou sublimés, cest le moins quon puisse dire. Les auteurs des trois livres de son corpus jouent avec leurs personnages dintellectuels juifs dune négativité critique extrêmement subtile, souvent drôle, déployant cette dimension critique en une dialectique précise, ajustée, qui prédispose les personnages à être des figures problématiques au sens où leur situation objective « dintellectuels juifs » les dépasse et ne coïncide pas avec leur situation ou leur destin subjectifs. Tel est en effet tout lintérêt de la fiction et plus encore du roman. Les effets de distance, les distorsions du point de vue, les ellipses, sont sans doute les meilleurs outils pour faire apparaître « lintellectuel juif » autrement que sous la forme du « déjà vu » que, sous couvert de réalité, le monde distribue à lencan.

Être un intellectuel juif ny est jamais vécu comme une évidence, que ce soit au travers de lusurpation avec le personnage fascinant inventé par Roth, avec la mauvaise conscience du héros de La Mariée libérée (ou libératrice puisque Nurit Levy corrige la traduction française du titre), ou enfin avec lhystérie carnavalesque dans laquelle se situe lunivers romanesque, autofictionnel de Doubrovsky. Cest aussi ce jeu de différences – propre à tout vrai travail de littérature comparée – qui est une des caractéristiques de la réflexion de Nurit Levy. Lintellectuel juif est sans aucun doute un objet structurellement « différentiel », et il peut se retrouver même et autre jusquà échapper à toute prise et nous faire douter même de son existence. Ces éléments de « différence » sont multiples et bien exploités en ce sens par les lectures parallèles qui sont proposées de Doubrovsky, Roth et Yehoshua. Le plus évident étant la nationalité de lintellectuel juif qui, comme juif et comme intellectuel, jouit dun certain type didentité ou dun rapport particulier à lidentité, mais qui

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comme Français, Américain ou Israélien est traversé par des paroles, des histoires et des mémoires particulières. Mais il y a naturellement plus que des différences massives. Il y a, dans ce livre, lexploitation très habile dautres points de différences, notamment par les jeux autour de linstitution universitaire, par la récurrence des conflits identitaires, culturels, nationaux qui proposent un matériau très riche, susceptible de construire des dispositifs heuristiques féconds. Dès lors, Nurit Levy peut aller au-delà des mythologies – même si lintellectuel juif est aussi une mythologie – car le roman possède une puissance dincarnation qui lui permet de déjouer les tentations de la généralité. On voit par exemple comment elle utilise à cette fin les catégories du diasporique et du juif national, ou plus subtilement encore comment elle repère dans les trois romans du corpus la fonction paradigmatique mais différenciée de la France, avec Delphine Roux et le thème du politiquement correct pour Roth, avec la guerre dAlgérie pour Yehoshua, et bien sûr avec Doubrovsky, la France omni-présente et fuie. Cest loccasion ici de dire le plaisir quon a à lire ce balayage toujours subtil des objets que lacuité du regard de Nurit Levy permet, grâce à son intelligence, sa finesse, sa vigilance et sa compétence, visible par exemple dans la rigueur avec laquelle elle interroge, par delà les analyses textuelles, la langue ou plutôt les langues en jeu. Ce travail, surtout pour lhébreu et langlais, est tout à fait essentiel car, au-delà des informations très importantes quil fournit, il nous permet aussi de comprendre quun intellectuel juif cest aussi une figure humaine prise dans une langue à un point de différence et de subjectivation particulier.

Le point de départ du travail de Nurit Lévy apparaît dès la première phrase, situant immédiatement une forte intelligence de lobjet. Lintellectuel juif nest pas seulement une figure historique – déterminée par un régime dhistoricité pour employer le langage à la mode –, cest peut-être dabord une figure aliénée, et ce qui est troublant dans cette aliénation, cest quelle le contraint à être quelque chose, à sengager à être. Aliénation dans une certaine mesure positive, comme le sont peut-être toutes les aliénations dès lors que le sujet aliéné transforme les déterminations quil semble subir ou dont il semble pâtir en des significations, en un destin, en une aventure qui nappartiennent quà lui et qui dans cette mesure le constitue en héros.

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Nurit Levy nest pas anthropologue. Elle sintéresse dabord au livre, et sintéressant au livre, elle sintéresse aux livres qui sont dans le livre. Ainsi constitue-t-elle le triangle « Doubrovsky, Sartre, Céline », et propose une analyse remarquable des médiations très retorses auxquelles Doubrovsky a recours. Très belles analyses de Sartre sur les figures juives dans une séquence qui associe La NauséeLEnfance dun chef, Les Chemins de la liberté et les Réflexions sur la question juive, séquence dans laquelle sinscrit en amont, Céline, le Céline cité en épigraphe de La Nausée et qui hante de bien des façons les autres maillons décriture, et en aval Doubrovsky, fasciné par Sartre, par le Sartre « vivant » comme par le Sartre autobiographe dans lequel il puise aussi un certain modèle de pensée et décriture. Pour lécriture, lautofiction, pour la pensée, ce rapport à autrui si essentiel à la philosophie sartrienne. Ce travail de « triangulation », on le retrouve tout autant dans la lecture de Roth avec lanalyse du contexte culturel américain, surtout dans la présence dune triple tension propre à lAmérique intellectuelle, le pôle juif, le pôle noir, et le pôle français que la jeune Delphine Roux introduit comme un ingrédient supplémentaire mais essentiel puisquau travers de la « French Theory » quelle incarne, elle apparaît tout autant comme une machine à lire lAmérique que comme un objet lu par Roth et déconstruit par lui. Nurit Levy introduit de manière remarquable le thème très important du post-modernisme. Il y a le postmoderne derridien lié au politiquement correct mais en écho à cela il y a, dans La Mariée libérée, celui du nouvel orientalisme représenté par le personnage de Miller inspiré par les travaux dEdward W. Saïd. Or cette question est fondamentale puisquà partir de sa déconstruction des identités, elle met en danger une certaine représentation de lintellectuel juif tout en étant dune certaine manière une émanation de celui-ci (Derrida, Butler, Sand…). On trouve là un de ces « tourniquets », pour reprendre la formule de Sartre, dont la dialectique circulaire est très éclairante.

Tourniquets qui trouvent, avec la question des représentations sexuelles de lintellectuel juif, une forme de modèle dans la subtilité de lanalyse. Car bien entendu le surcroît de cérébralité attribué à « lintellectuel juif » ne peut ne pas projeter simultanément des mythes complémentaires, symétriques ou asymétriques sur le plan sexuel ou libidinal. Se joue une forme de division subjective entre toute puissance mythique et vulnérabilité, puissance et impuissance liées à la plus-value symbolique de

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la différence. Pensons à lhypersexualité souvent invoquée ou regrettée dans les œuvres de Doubrovsky, pensons au rapport de désir, denvie et dinhibition chez Yehoshua à légard du corps arabe, et surtout, chez linimitable Roth, à ce thème fondamental, celui de la duplicité et du double de la figure du juif et du nègre qui, au travers de la double identité de son héros, reprend en la reconfigurant complètement le thème antisémite du juif négroïde ou du juif prédateur sexuel dont Céline a été, parmi tant dautres, le délirant dénonciateur.

Au terme de cette préface, on a envie tout simplement dinviter le lecteur à pénétrer avec Nurit Levy dans le monde dune littérature juive qui sait se déprendre de tous les mauvais pièges de lidentité, qui sait aussi avoir recours à larme suprême de la littérature, lhumour, humour juif, forme dironie universelle. Cest loccasion alors de saisir une autre différence. Celle qui distingue le juif diasporique, Roth et Doubrovsky, dun Israélien comme Yehoshua, plus prompt à la mélancolie, à la fatigue dexister dans une historicité oppressante. Cest peut-être dans cette ultime différence que Nurit Levy, franco-israélienne, a beaucoup à nous apprendre.

Éric Marty,
Professeur à luniversité Paris-Diderot, membre de lInstitut universitaire de France